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mercredi 16 février 2022 :: Permalien
Publié dans Dissidences, février 2022.
Jean Vigreux et Dimitri Manessis, deux historiens du communisme (le premier étant directeur de thèse du second) nous livrent ici une biographie de Rino Della Negra, jeune footballeur prodige et résistant des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI), fusillé par les nazis le 21 février 1944 au Mont Valérien avec ses camarades du groupe Manouchian, devenus pour l’histoire ceux de « l’Affiche rouge ». L’ouvrage, articulé autour de quatre chapitres, retrace le parcours de ce fils d’immigré italien, de son enfance à sa mort survenue à l’âge de 20 ans seulement.
Basé sur un important travail d’archives, tant publiques que privées, et sur des entretiens (dont ceux avec la belle-sœur de Rino Della Negra par exemple), cette « biographie renouvelée » (p. 12) met d’abord en lumière l’ancrage local politique et social de la ville communiste (depuis 1935) d’Argenteuil – 70 000 habitants dans les années 1930 – et de sa « petite Italie ». Ce quartier de Mazzagrande, dans lequel Rino Della Negra grandit, regroupe les quelque 3 000 Italiens, majoritairement ouvriers, dont de nombreux antifascistes exilés. Si on ne lui connaît aucun engagement dans quelque organisation politique avant-guerre, il n’en reste pas moins que sa condition d’ouvrier, son amitié avec plusieurs combattants des Brigades internationales partis en Espagne font de Rino un jeune Français (naturalisé en 1938) d’origine italienne, marqué par la culture du Front populaire et une sociabilité antifasciste, forcément très palpable à Mazzagrande, véritable « cadre de politisation » (p. 20). Son premier « engagement », avant celui de la Résistance, réside dans le sport et le football en particulier, où sa maîtrise technique, comme ailier droit, lui permet de se faire remarquer par la presse sportive et par différents clubs populaires/ouvriers adhérents de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), jusqu’à se faire recruter par le Red Star.
C’est presque simultanément que Rino entre dans la clandestinité pour échapper au Service du travail obligatoire (STO), établi par le régime de Vichy par la loi du 16 février 1943. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on apprend que Rino continuait à jouer officiellement sous son vrai nom au football alors qu’il était réfractaire au STO et menait des actions armées avec une fausse carte d’identité. Mais comment passe-t-on « de la clandestinité à la lutte armée ? » (p. 49), comment entrer en contact avec les FTP ? À ces questions essentielles, les auteurs n’apportent, pour le cas de Rino Della Negra, que des hypothèses. À savoir le rôle de « passeur » joué soit par d’anciens joueurs de football devenus eux-mêmes cadres FTP, par l’intermédiaire d’anciens des Brigades internationales ou par ses amis arméniens. Quoiqu’il en soit, une des nouveautés de l’ouvrage réside dans le renouvellement de nos connaissances sur les actions armées auxquelles Rino Della Negra a participé. Jusqu’ici limitées à trois ou quatre, elles se révèlent en fait plus nombreuses que l’on ne le pensait (15) car il a appartenu, sous le pseudonyme de « Gilbert Royer », aux FTP d’Argenteuil, très actifs, avant d’être recruté par le 3e détachement italien des FTP-MOI, où, sous le nom de code « Robin », il devient « un élément moteur » (p. 71). Sa chute, le 12 novembre 1943, est d’autant plus dramatique (il est blessé et arrêté lors d’une attaque de convoyeurs de fonds allemands) qu’à la différence des principaux membres des FTP-MOI de la région parisienne, lui était encore inconnu des policiers des tristement célèbres Brigades spéciales. Celles-ci, qui mobilisaient depuis un mois 200 inspecteurs affectés à la traque du « groupe Manouchian », ne l’avaient (toujours) pas repéré et encore moins « filé ». Cette traque permit d’abord l’arrestation du commissaire politique Joseph Dawidowitz, qui, outre le fait qu’il parla sous la torture, gardait dans sa planque, erreur incroyable et fatale, une liste d’effectifs des différents détachements (p. 77), puis ensuite, de filatures en recoupements, permit d’arrêter presque tous les combattants, dont leurs chefs, Missak Manouchian et Joseph Epstein.
Vient ensuite le procès, du 15 au 18 février 1943, celui des 24 combattants, dont huit du 3e détachement italien, de l’Affiche rouge, à huis-clos, devant une cour martiale allemande de quatre membres, dont le Sturmbannführer SS Eckardt, qui a déjà de très nombreuses condamnations à morts de résistants, et qui reprendra son métier de juge en Allemagne fédérale après deux petites années de « dénazification » (p. 99)… Organisé par les nazis à grand renfort de propagande pour discréditer toute la Résistance, la pièce maîtresse du procès est la fameuse affiche où Rino Della Negra ne figure pas. Les auteurs émettent plusieurs hypothèses sur son absence : soit sa beauté et son physique de sportif ne correspondaient pas aux « attendus » allemands sur les « tueurs judéo-bolcheviques apatrides » (p. 126), soit son passage à l’hôpital (pour soigner ses blessures) le « prive » de l’identification judicaire, à moins qu’à cause de son incarcération au Cherche midi, il n’ait pu figurer sur les photos du groupe, prises elles à Fresnes.
Rino Della Negra n’en est pas moins fusillé comme ses camarades, le 21 février 1944, au Mont-Valérien et ses deux dernières lettres laissent à voir un jeune homme très attaché à sa famille, ses amis et ses coéquipiers de football (ceux d’Argenteuil et du Red Star). Il laisse aussi transparaître sa jeunesse (malgré les circonstances dramatiques) en invitant ses amis à « se prendre une cuite » en pensant à lui. Ce passage est d’ailleurs retiré des publications postérieures du PCF consacrées à l’Affiche rouge et à Rino Della Negra : occultation d’une vision trop « triviale » de personnages héroïsés ?
La perpétuation de son souvenir « se fond en grande partie dans le processus mémoriel des FTP-MOI » (p. 131) et suit les aléas politiques d’après-guerre jusqu’à nos jours – en particulier sous le surplomb des « logiques et enjeux de la guerre froide » (p. 143) – au même titre que tous ceux l’Affiche rouge, aussi bien au niveau local (Argenteuil, Vimy) que national. Et si Manouchian demeure le plus connu des résistants de la MOI, Rino Della Negra bénéficie depuis le début des années 2000 d’une ferveur originale, celle des supporters du Red Star. La tribune principale du stade Bauer (nom d’un médecin communiste et résistant) s’appelle en effet la tribune Rino Della Negra. Le tifo « Bauer Résistance » comprend le portrait de Rino et chaque année, les supporters participent à la commémoration de son exécution. Les auteurs abordent également la question de la représentation de cette histoire, dans le roman (Didier Daeninckx, Missak, 2009), bien que de façon trop succincte, et le cinéma, avec une place conséquente accordée au film de Frank Cassenti, L’Affiche rouge (1976) – ou le personnage de Rino Della Negra est interprété par Bruno La Brasca – mais un silence étonnant dans celui de Robert Guédiguian, L’Armée du crime (2009), à moins que l’absence dans le scénario de Rino Della Negra n’explique cet « oubli ».
L’ouvrage se conclut par une bibliographie fournie, ainsi qu’un recueil de photos et d’archives permettant de mesurer la pratique intensive du sport de Rino Della Negra et les derniers moments de sa vie (archives de police et lettres d’adieu). Regrettons pourtant l’absence d’index. D’une lecture facile, ce récit en format poche se dévore littéralement. Ce format court présente néanmoins une limite, les auteurs passant parfois un peu vite sur certains éléments. Ainsi, on aurait aimé en savoir davantage sur ses amis partis en Espagne, en particulier sur Tonino Simonazzi que l’on retrouve sur plusieurs photos ; ce qui aurait renforcé la thèse des auteurs selon laquelle Rino Della Negra, non encarté, n’en est pas pour autant apolitique. À propos de la défense de Rino à son procès – qui dit être entré aux FTP pour échapper au STO et continuer à jouer au foot – défense reprise à l’envi par la presse collaborationniste, les auteurs auraient sans doute pu/dû expliciter cette « stratégie ». En effet (et cela est vrai pour le procès de l’Affiche rouge comme pour d’autres procès de résistants), si certains accusés assument pleinement leurs actes – à l’instar de Marcel Rayman – d’autres les minimisent espérant échapper à la mort même s’ils savent très bien depuis les Procès du Palais Bourbon et de la Chimie qu’ils ont peu de chance de bénéficier de la clémence d’une cour martiale allemande.
Pour conclure, Rino Della Negra. Footballeur et partisan est un ouvrage passionnant qui propose une nouvelle biographie de ce jeune résistant, mais n’oublie pas de rappeler, au fil de cette enquête au cœur des archives, des souvenirs et de la mémoire, que la pratique historienne doit éviter les écueils d’une « dérive néopositiviste » ou d’une « démarche monolithique », au détriment de la complexité et de questions non (encore) résolues.
Un compte rendu de Christian Beuvain et Morgan Poggioli
mercredi 16 février 2022 :: Permalien
Publié dans Saint-Ouen Magazine, février 2022.
Dimitri Manessis et Jean Vigreux, historiens, publient une biographie de Rino Della Negra, ailier du Red Star et résistant du groupe Manouchian, le mois de la commémoration de son exécution. Récit.
« Rino a eu une vie aussi courte qu’intense. En provenance d’Argenteuil, il signe au Red Star en 1943 ; il est à plusieurs reprises sur la feuille de match. En même temps, réquisitionné par le Service du travail obligatoire (STO), il entre en clandestinité au sein du groupe Manouchian. A partir de février 1943, il participe à une vingtaine d’actions contre l’occupant. Il est arrêté le 12 novembre 1943 et fusillé avec ses camarades au Mont-Valérien, le 21 février 1944. Il avait 20 ans. »
La mémoire du Red Star
« Nous avons pu entrer dans l’intimité de Rino grâce à sa belle-sœur, qui nous a ouvert les archives familiales, et à une amie d’enfance, dans le quartier italien d’Argenteuil. Rino n’est pas qu’une icône, c’est la mémoire du Red Star. Les supporters jouent un rôle essentiel pour perpétuer sa mémoire, transmettre ses valeurs et restituer le rôle des personnes d’origine étrangère dans la défense de la France. Ils veulent qu’il reste vivant, notamment à travers la commémoration annuelle du 21 février. Une tribune devrait conserver son nom. »
lundi 14 février 2022 :: Permalien
Publié dans Middle East Eye, le 10 février 2022.
De son séjour dans une des prisons les plus dangereuses du royaume, où il a purgé une peine de dix mois, le journaliste marocain Hicham Mansouri raconte les trafics dont il a été témoin. MEE l’a rencontré à Paris, où il vit aujourd’hui réfugié.
Arrêté sur la base de fausses accusations en raison d’un projet d’enquête sur la surveillance électronique au Maroc, le journaliste Hicham Mansouri, 41 ans, a passé dix mois dans la prison de Zaki, au nord de Rabat, l’une des plus dangereuses du royaume.
Pendant sa détention, il a consigné son quotidien dans 30 carnets. Ses notes ont été publiées dans un livre en décembre 2021 par les éditions Libertalia et Orient XXI : Au cœur d’une prison marocaine.
Ancien directeur des programmes de l’Association marocaine des journalistes d’investigation (AMJI), une structure fondée par l’historien franco-marocain Maâti Monjib, autre poil à gratter des autorités marocaines, Hicham Mansouri a été arrêté le 17 mars 2015 d’une manière peu commune.
Alors qu’il se trouvait chez lui, à Rabat, en compagnie d’une amie, il raconte que dix policiers ont cassé sa porte, l’ont déshabillé avant de le forcer, avec son amie, à se mettre sur le lit pour mettre en scène l’arrestation.
Dans Au cœur d’une prison marocaine, il raconte : « On nous conduit ensuite au commissariat de Rabat en voiture. Je suis menotté et recouvert uniquement d’une petite serviette. Une fois au poste de police, les agents chargés de l’interrogatoire me contraignent à la prise de photos nu. Ils prennent même des photos de mon sexe. »
Hicham Mansouri, réfugié en France depuis 2016, a été condamné en 2015 au Maroc à dix mois de prison ferme pour « complicité d’adultère ». Une affaire, affirme-t-il à Middle East Eye, « montée de toutes pièces par le régime chérifien, qui cherche à faire taire toutes les voix qui dérangent ».
En plus de « complicité d’adultère », le journaliste a été accusé de « tenir un local de prostitution ». « Dans les procès-verbaux de la police, on lit qu’elle a interrogé le gardien du bâtiment deux fois […] et que ce dernier affirme que je tiens un local de prostitution. Le gardien, courageux, est venu devant le tribunal démentir tout cela », écrit-il.
Affecté au bloc D de la prison de Zaki, un quartier surpeuplé surnommé « la poubelle » par les détenus où il dort les premiers jours « par terre, à l’entrée des toilettes sur un sol humide et crasseux », Hicham Mansouri note tout ce qu’il observe, en particulier les différents trafics auxquels il assiste.
Téléphones portables, cannabis, cocaïne… ces trafics ont lieu « au vu et au su de tous », raconte le journaliste. « Dans chaque quartier, un à quatre détenus gèrent la distribution des téléphones portables. D’abord, il faut passer commande et attendre quelques jours. En général, il s’agit de téléphones basiques qui coûtent entre 200 et 400 dirhams [entre 20 et 40 euros] en dehors de la prison et sont vendus de cinq à dix fois plus cher selon la période, le quartier et la prison. Leurs prix varient donc de 1 000 à 2 000 dirhams [de 100 à 200 euros] », écrit le journaliste.
Des prix qui s’envolent quand il s’agit de smartphones. « Un smartphone d’une valeur de 1 000 dirhams [près de 100 euros] peut coûter jusqu’à 10 000 dirhams [près de 1 000 euros] en prison. Cher, mais idéal pour regarder des films, faire des économies en utilisant des applications comme WhatsApp ou jouer pour passer le temps. Si l’administration fait semblant de fermer les yeux en gérant le trafic des téléphones portables basiques, elle est très sévère lorsqu’il s’agit de smartphones à cause de sa phobie des caméras. Les vendeurs appliquent la consigne en abîmant les caméras de ces téléphones intelligents avant leur mise sur le marché », détaille-t-il.
Il en est de même du trafic de cannabis, dont le royaume chérifien est le premier producteur mondial. « De jour comme de nuit, les détenus peuvent se procurer du cannabis et en fumer. Plusieurs en font leur gagne-pain et quelques-uns un business très rentable. D’une certaine manière, leurs activités à l’extérieur se prolongent une fois en prison, avec une seule différence : ici cela rapporte beaucoup plus, et ils risquent très rarement de voir leur peine de prison rallonger », témoigne Hicham Mansouri.
Middle East Eye : Vous racontez votre arrestation musclée en mars 2015. Vous attendiez-vous à ce moment-là à être arrêté de la sorte ?
Hicham Mansouri : Je ne m’attendais pas à être arrêté et encore moins de cette manière. Cela dit, il y avait beaucoup d’indices qui montraient que j’étais visé : écoutes téléphoniques, filatures… J’avais remarqué qu’on surveillait mes déplacements et mes activités sur le net. C’est là que j’ai commencé un projet d’enquête pour localiser deux adresses IP. J’avais subi aussi une agression avant cette arrestation. Il y avait donc des indices qui montraient qu’elles [les autorités] cherchaient à m’ennuyer mais quand je disais cela à mes amis, on me répondait que j’étais un peu parano. Ils étaient tellement nombreux à me le dire qu’ils m’avaient convaincu. Ils avaient tort.
Ainsi, vous débutez votre première expérience carcérale dans l’une des pires prisons du Maroc, celle de Zaki à Salé. Qu’est-ce qui vous a frappé en premier en arrivant dans ce bloc ?
Avant le bloc D, il y a eu la garde à vue et les deux jours que j’ai passés au premier quartier, surnommé le quartier des bwajda (les blédards), un quartier surpeuplé mais pas véritablement inquiétant.
Dans le quartier D, ce qui m’a frappé en premier, ce sont les mauvaises odeurs dans les couloirs et les détenus entassés. J’étais tellement ébahi que je me suis dit : « Mais où vivaient ces gens-là avant ? » Bien que je sois issu d’un milieu populaire, je n’avais jamais rencontré des types pareils. Là, je me suis dit que ça serait difficile de vivre là.
Les premiers jours, vous dormez à même le sol au milieu de détenus condamnés à de lourdes peines pour des crimes graves…
Le plus dur n’était pas l’absence de lit ou de matelas. J’avais surtout peur de me faire violer. Je vivais avec la crainte de voir des détenus surgir à tout moment. J’étais si angoissé à l’idée de me faire violer que je n’arrivais pas à trouver le sommeil.
Pendant la garde à vue, j’avais commencé à me préparer psychologiquement. Des personnes rassurantes m’avaient dit que, comme j’étais condamné pour la première fois pour des faits qui ne sont pas graves du point de vue de la loi, je devrais aller dans des blocs réputés moins sévères. C’est le contraire qui s’est produit.
Avec le recul, je me suis rendu compte qu’elles [les autorités] voulaient me faire passer un message : « Vous prétendez défendre les gens pauvres, les populaires ? Eh bien les voilà ! Vous prétendez connaître la société mais vous ne la connaissez pas, et ces gens que vous prétendez défendre avec vos activités militantes et journalistiques, voilà ce qu’ils vont vous faire subir. »
Ils voulaient, à travers cette expérience, agir sur mes idées et me faire haïr ces gens. Finalement, c’est l’inverse qui s’est produit car, à quelques rares exceptions, je me suis rapproché d’eux au fur et à mesure du temps qui passait, surtout vers la fin.
C’était une vengeance ciblée. De nature solitaire, je me suis retrouvé dans une situation extrême avec beaucoup de détenus et beaucoup de bruit. Je n’arrivais pas à dormir. C’était, indirectement, de la torture. Si on m’avait placé en isolement, j’aurais mieux supporté la détention. Le plus dur était la privation de sommeil, surtout durant les premières semaines.
Les premiers jours, remarquez-vous les trafics que vous décrivez dans le livre ?
Dès le premier jour, j’ai vu des gens allongés avec de la bave dans la bouche, conséquence de la prise de psychotropes. J’ai vu des détenus fumer partout, au vu et au su de tous.
Comment avez-vous réalisé l’ampleur de ces trafics ?
C’est venu progressivement. Au début, je ne faisais qu’observer, mon objectif étant alors de survivre et d’éviter le viol et les agressions, m’acclimater à ma nouvelle condition, apprendre les comportements à adopter.
Au fur et à mesure, en parlant aux dealers et aux consommateurs, j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un phénomène de grande ampleur. Avec le recul, je trouve que j’ai bien fait de commencer par tout noter avant de chercher à bien comprendre et cerner les trafics.
Je notais tout : qui a acheté, qui a vendu, à quel prix… Un paragraphe par-ci, un paragraphe par-là. Une des parties les plus intéressantes concerne la détérioration des téléphones fixes installés dans la prison.
Ce qui pousse les détenus, d’après votre récit, à acheter des portables à des prix exorbitants…
Cette partie est la plus sûre, tant les indices sont nombreux. La combine consiste à laisser se détériorer les téléphones fixes, voire à les abîmer, du moins à ne pas les réparer, ce qui ne laisse pas le choix aux détenus, obligés d’acheter leurs propres téléphones.
Quelques jours après la vente de ces téléphones, des fouilles et des contrôles ont lieu dans les cellules. Les saisies sont réalisées sans procès-verbaux. De cette manière, les téléphones sont revendus dix fois plus chers, une dizaine de fois.
À partir des données du livre, on peut d’ailleurs évaluer le chiffre d’affaires de ce business avec une estimation du nombre de téléphones achetés par mois, le nombre de détenus et le prix moyen.
Comment expliquer que l’achat d’un téléphone soit si facile ?
Les vendeurs sont connus, ce sont les détenus, et les gardiens sont complices. Certains détenus condamnés à de lourdes peines se lancent tôt ou tard dans le trafic pour subvenir à leurs besoins.
Ils arrivent à négocier, selon leur rapport avec l’administration, une part de marché. C’est notamment le cas de détenus condamnés pour terrorisme. J’en ai rencontré un qui m’a dit : « Je suis allé voir le chef de quartier, je lui ai dit que je ne voulais pas de cannabis mais que le marché des téléphones m’intéressait. »
Il y en a qui arrivent à imposer cela. En tout cas, personne ne se cache. Tout le monde ou presque a un téléphone.
Vous racontez aussi que les détenus arrivent facilement à acheter du cannabis et à en fumer sans prendre le soin de se cacher. Qu’est-ce que vous disaient les détenus à ce sujet ?
Il y a un incident qui m’est arrivé en prison et que je ne raconte pas dans le livre. Un détenu venait souvent fumer à ma place, dans la cellule, et comme l’odeur de fumée me dérangeait beaucoup, j’ai tenté, pour l’en dissuader, d’aller le dénoncer au gardien. Je peux vous dire que cela ne l’a pas du tout découragé. Le trafic est visible de tous.
Votre enquête est fondée sur des témoignages de détenus et de gardiens, dont un ancien gradé de l’administration pénitentiaire marocaine. Avez-vous cherché à faire réagir les responsables de l’institution ?
Certes, je me base essentiellement sur ce que j’observais et sur les témoignages de plusieurs détenus. Ces personnes ne se concertaient pas avant de me parler.
Je m’appuie aussi sur les témoignages d’un gradé qui m’avait parlé, par exemple, du trafic de cocaïne en prison en me livrant des chiffres sur ce marché. Un marché qui permet à certains de gagner jusqu’à 1 000 euros par jour.
Avez-vous subi des pressions avant ou après la parution de votre livre ?
Non, aucune. Il n’y a eu aucune réaction de la part des autorités. Du moins pour le moment. Je m’attendais pourtant au moins à une réaction de l’administration pénitentiaire.
Je tiens à préciser que je n’ai pas écrit ce livre dans un esprit de vengeance.
Nicolas Lebrun
mercredi 9 février 2022 :: Permalien
Publié dans Le Canard enchaîné du 9 février 2022.
Hors du terrain, il ne se livre pas, le jeune Rino. Sur la pelouse, il fait des merveilles, dribblant les adversaires avec élégance et menant l’attaque, balle au pied. Mais cet ailier droit du Red Star, le club de foot mythique de Saint-Ouen, est aussi d’une discrétion absolue. Comme le raconta en 1942 son capitaine de l’époque : « Il faisait l’entraînement et il repartait. Il nous serrait la main, mais il ne pouvait pas nous parler. »
Né le 18 août 1923 dans le Pas-de-Calais, de parents italiens arrivés du Frioul, Rino Della Negra a 3 ans lorsque sa famille s’installe à Argenteuil. Père briquetier, mère soudeuse, il rejoint la chaîne à 14 ans comme ajusteur aux usines Chausson. Autour de lui, le monde est miséreux. Mais rouge, aussi. Italiens antifascistes, communistes français, socialistes, syndicats grévistes. Le député de Seine-et-Oise s’appelle Gabriel Péri.
Pour Rino, le sport est une raison de vivre. Il excelle au football, un jeu prolétarien. À l’heure du Front populaire, où les stades étaient un lieu majeur de recrutement, ceux qui ont croisé cet athlète hors pair l’ont qualifié d’exceptionnel. Le jeune Italien, naturalisé français, rêve de devenir professionnel. Il évolue dans divers clubs locaux avant d’être recruté par le Red Star. Mais, quelques mois plus tard, il disparaît des terrains.
Le 12 novembre 1943, un certain Jean-Claude Chatel est blessé par balles et arrêté alors qu’il attaquait des convoyeurs de fonds allemands. C’était Rino. Rino le discret, réfractaire au STO devenu clandestin, qui avait rejoint le 3e détachement italien des FTP-MOI, les Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée de Missak Manouchian, un an plus tôt. Entre deux tirs au but, il ouvrait le feu sur des patrouilles ennemies.
Le footballeur a été fusillé avec 22 autres partisans de la MOI le 21 février 1944, mais son visage ne figure pas sur l’Affiche rouge. Il était hospitalisé à l’heure de la photo.
Cet ouvrage, par sa rigueur historique, est une façon lumineuse de rendre hommage à l’un de ces « morts pour la France » mais ignorés par elle, « parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles », comme l’avait écrit le poète.
Sorj Chalandon
jeudi 3 février 2022 :: Permalien
Publié dans Ouest-France, le 30 janvier 2022.
Plus d’un an avant l’entrée en guerre des États-Unis, Captain America a choisi son camp sur la couverture du premier numéro de Captain America Comics, paru en mars 1941.
Derrière le divertissement, les super-héros ont été pensés par leurs créateurs américains comme un outil politique, dès leurs origines dans les années 1930, explique l’historien William Blanc.
Superman a été créé en 1938 par Jerry Siegel et Joe Shuster, deux auteurs issus de l’immigration juive européenne. Le premier super-héros raconte-t-il leur histoire ?
Comme ses deux auteurs, Superman est un immigré. Il vient d’une autre planète et est recueilli par une famille américaine. C’est une célébration de l’Amérique comme terre d’accueil. Dans les années 1930 marquées par la montée des fascismes et la crise économique, Superman incarne l’espoir d’un futur positif, comme l’indique un de ses premiers surnoms, « l’homme de demain ». Lui-même vient d’une planète plus avancée appelée Krypton. Dès les premiers numéros de cette bande dessinée, Superman défend des salariés face à leur patron et détruit des taudis. Un symbole d’espoir technologique, social et politique.
Quel rôle ont joué les super-héros pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Début 1940, une partie des super-héros partent au combat contre l’Allemagne nazie. Une couverture célèbre de Captain America Comics n° 1 représente Captain America donnant un coup de poing à Hitler. C’est plus d’un an avant que les États-Unis n’entrent officiellement en guerre, alors qu’une partie de la population américaine y est réticente. En réponse, les nazis affirment que Superman est une création de juifs qui attaquent l’Allemagne. Après leur défaite face aux Japonais à Pearl Harbor, les super-héros sont mobilisés pour remonter le moral des soldats américains sur le front, où l’on envoie des milliers d’exemplaires de comics.
L’histoire politique des super-héros est américaine. Quelle influence en Europe ?
En Europe, le genre super-héroïque exerce une influence majeure. Marvel a ouvert des branches au Royaume-Uni et en Espagne, impulsant à chaque fois une production de comics locaux. En France, l’histoire des super-héros est plus mouvementée, car, pendant un temps, la censure bloque une grande partie des traductions de comics. Cela a peu à peu disparu à partir des années 1970, avec le succès de publications comme Strange ou Spidey.
Les super-héros sont-ils critiques vis-à-vis de l’histoire américaine ?
Durant la Seconde Guerre mondiale, le discours est « les États-Unis sont le bien, l’Axe le mal », même si dès les années 1930, Superman dénonce les dérives du capitalisme. Les comics deviennent bien plus critiques à la fin des années 1960 avec la guerre du Vietnam. Armes nucléaires, conflits sociaux… Même l’écologie est évoquée à travers des personnages comme Namor, qui vient des fonds sous-marins et subit les essais nucléaires américains.
Ce sont des années d’affirmation de la communauté afro-américaine avec Martin Luther King. Le premier super-héros noir, Black Panther, apparaît en 1966. Des passages de Captain America se déroulent à Harlem, d’où vient son frère d’armes, Falcon, et évoquent le racisme auquel est confrontée la communauté noire.
Black Panther aurait été pensé par ses créateurs comme un anti-Tarzan ?
Tarzan est un homme blanc, occidental, créé en 1917, qui arrive et domine une Afrique assimilée à un milieu sauvage. C’est une métaphore du colonialisme. Comme dans un miroir inversé, Black Panther vient du Wakanda, un pays africain avec une technologie hyperavancée, que des ennemis tentent de piller.
Et les super-héroïnes, dans tout ça ?
Quand Wonder Woman apparaît en 1941, elle a été pensée par son créateur William Moulton Marston comme un personnage féministe et émancipé. Peu après le décès de Marston en 1947, elle disparaît quelques années avant de réapparaître, mais sans ses pouvoirs. Il faut attendre les années 1970 pour que la presse féministe américaine milite afin que la super-héroïne retrouve toutes ses capacités et son indépendance. C’est un des premiers personnages de comics à être utilisé politiquement par une partie du public.
Batman a lui aussi été une icône, au sein de communautés LGBT.
Après guerre, alors que l’homosexualité est encore illégale, la communauté gay joue sur l’idée de déguisement et de travestissement. Certains super-héros l’inspirent, comme Batman, qui n’est pas le héros sombre et bodybuildé d’aujourd’hui. Il est complètement kitch, aux tenues moulantes très colorées, et danse de manière comique. On affirme çà et là qu’il aurait une relation homosexuelle avec son jeune compagnon d’arme Robin. Joel Schumacher dans son film Batman et Robin (1997), avec George Clooney, multiplie les allusions à ce Batman gay des années 1960. Dès les premières images, il fait un gros plan sur les fesses du super-héros en costume moulant et aux tétons apparents.
Les super-héros semblent très progressistes…
Ils ne l’ont pas toujours été ! Le maccarthysme, la « peur des rouges », était très présent dans les années 1950. De nombreux hommes politiques voient les valeurs familiales chrétiennes comme un rempart à la menace soviétique et athée. Les comics ne sont pas épargnés par cette vague réactionnaire. Wonder Woman est transformée en femme au foyer dépendante. On donne à Batman une petite amie, Batwoman, et un chien, Ace, pour qu’il apparaisse comme un bon père de famille. On retrouve des discours conservateurs, notamment dans les années 1980 de Ronald Reagan, avec des personnages comme le Punisher, qui tue directement les criminels sans procès. Son symbole à tête de mort a été repris par des mouvements pro armes et d’extrême droite.
Les super-héros sont-ils malgré tout un message d’espoir ?
Quand Siegel et Shuster ont créé Superman dans les années 1930, ils avaient devant eux un monde qui menaçait d’imploser, avec la montée des totalitarismes et la crise économique de 1929. Aujourd’hui, on est aussi dans une situation angoissante, avec la crise écologique et sanitaire, et je pense sincèrement qu’on crée des super-héros pour continuer à avoir foi dans le futur. Penser que la société peut toujours progresser dans un sens positif est intrinsèque au genre super-héroïque.
Propos recueillis par Grégoire Cherubini