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vendredi 27 juin 2025 :: Permalien
Publié dans lundimatin#478, le 3 juin 2025.
« Rappelle-toi ce qu’a dit M. Guizot, qu’un travail incessant tenant l’ouvrier sans relâche à assurer le pain du lendemain était la condition indispensable pour garantir la société… » Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires, cité in Guillaume Sabin, Dévier.
Guillaume Sabin a lu Jacques Rancière et il en fait un profit utile. De même que l’auteur de La Nuit des prolétaires a travaillé à partir d’archives ouvrières pour décrire un quotidien occulté, mais aussi rapporter les aspirations et les capacités réelles d’une société mal représentée, sinon jamais, par les livres d’histoire ou de sociologie, comprendre le monde dans son économie, son possible système d’échanges, ne peut se faire qu’en écoutant les visages, c’est-à-dire les parcours individuels ou intracollectifs. C’est donc en ethnologue qu’il est que Sabin enquête sur des expériences de terrain dont il scrute les protagonistes, les interrogeant sur leur aventure de vie située en dehors des cadres les plus valorisés ordinairement. Il cite Robert Capa pour qui, si une photo n’est pas bonne, c’est qu’elle n’est pas prise d’assez près. À travers cet ouvrage le lecteur doit donc s’approcher des manières de vivre et d’intelligencer de quelques micro-sociétés en phase d’élaboration, et donc en devenir perpétuel.
À l’époque où l’épuisement physique des travailleurs de force s’est vu relégué, sur le plan de la notoriété, par le burn-out de professions moins salissantes, les prolétaires des catégories les plus diverses connaissent un sort évidemment peu enviable. Cependant, si un peu partout des expériences d’un autre ordre que celui de la performance et du rendement sont menées avec enthousiasme et imagination, c’est que leurs protagonistes n’ont que faire des promesses de la vie matérielle.
L’organisation du travail depuis le XVIIIe siècle et l’industrialisation n’a fait qu’instrumentaliser le travailleur en le mettant en concurrence avec la machine à laquelle il est attaché, il ne peut la soumettre qu’à condition de s’y accorder, en quelque sorte d’en parler la langue, non sans perdre de la sienne. Guillaume Sabin rappelle qu’en Angleterre au XIXe siècle des inspecteurs de fabriques « dénonçaient le sort des enfants soumis à des horaires de travail qui ne leur permettaient pas de regagner leur foyer et qui en conséquence dormaient dans des fossés ». Il ajoute : « L’exploitation de la force de travail est poussée jusqu’à l’épuisement : en 1860, dans la ville de Nottingham, un meeting exige la limitation de la journée de travail à… dix-huit heures. »
Outre la soumission à la machine, c’est la division du travail en tâches uniques et répétitives qui fait perdre au travailleur le sens de tout accomplissement. Plus récemment on a vu, sans doute plus visibles et plus nombreux qu’auparavant, se multiplier les emplois à la fois inutiles, sinon nuisibles, et grassement valorisés, comme si une certaine classe d’incapables s’entretenait elle-même à travers des jeux de compromissions et d’intérêts bien compris. Des emplois qui s’ajoutent à des petits emplois tout aussi peu justifiables. On pense bien sûr au livre que David Graeber a consacré à ces bullshit jobs, en écho à des enquêtes effectuées dans différents pays et indiquant que plus d’un tiers des personnes à l’œuvre sentent que leur boulot ne sert à rien.
À partir de ces constats, comment ne pas comprendre celles et ceux qui, parmi bien d’autres, ont choisi « [une] vie qui résiste sans se considérer forcément comme une lutte, qui compose avec l’existant sans s’y laisser enfermer. »
Le corps est ce par quoi passe la vie, y réside le temps de faire son âge et s’en aller. La production a besoin de ce corps, de sa puissance et de sa disponibilité. Aussi faut-il se désintéresser des performances et de la productivité pour elle-même, si l’on veut au moins préserver sa relative liberté. Sinon, c’est le diktat de l’horloge en vue de l’efficacité du travail, travail qui doit être dès lors discipliné, soumis aux cadences et à l’autorité patronale. Le plus souvent, le choix réaliste consiste à combiner les deux, à faire alterner les périodes de travail discipliné avec d’autres qui rendront possible davantage de disponibilité, de créativité, de relations affinitaires. Conserver un pied dans la société majoritaire permet d’appréhender une réalité plus large, de saisir dans quel monde on vit, qui ne ressemblent pas toujours à celui que nous percevons depuis l’intérieur de nos cercles amis. Le modèle qui s’est généralisé, capitaliste et individualiste, n’a que peu à voir avec nos aspirations (mais correspond-il pour autant aux aspirations passives de ceux qui s’y engagent de tout cœur, non sans le subir ?).
Parmi les expérimentations observées par Sabin, une noria singulière dans la campagne du Morbihan et d’Ille-et-Vilaine, celle d’un car aménagé en épicerie solidaire allant à la rencontre des habitants et colportant aussi bien les nouvelles que les produits nourriciers ou d’entretiens. Si le « Car à vrac » circule et remplit son office à merveille, c’est qu’une paire de bipèdes imaginatifs s’en occupe avec joie et courage. Émilie est assistante sociale à temps partiel et par intermittence, elle a refusé un CDI, le temps personnel est trop précieux pour être toujours empiété, d’autant qu’il y a aussi quelques moutons qui réclament de l’attention, et le potager, les plantes aromatiques, etc. Avec son conjoint Mathias, avec qui elle a deux enfants, Samuel et Wilhem, elle mène cette vie indépendante, entre une belle autonomie, voulue et construite, et l’essentielle sociabilité guidée par l’expérience continue du « Car à vrac ». À force d’entraide, de travail bénévole, d’intelligence collective, on s’empêche les uns et les autres de s’endormir ou s’atrophier, au contraire on concourt à un épanouissement que les courbes des habituelles statistiques oublieront de prendre en compte.
Voilà qui constitue une sorte de contre-exemple exemplaire dans un département où l’entreprise multinationale Lactalis, géant de l’agro-alimentaire, a reçu plus de dix millions d’euros d’aides publiques, peut-être en remerciement d’une pollution qu’elle a su occasionner en 2017, tuant plusieurs dizaines de milliers de poissons dans une rivière (La Seiche) !
N’est-ce pas là deux mondes qui s’opposent, celui de l’enrichissement sans frein et celui de la gratuité ? Lequel se rit de l’autre ? Nous savons de quel côté se trouve la viabilité, mais faire les mauvais choix est aussi une affaire humaine, erreur comprise. Et encore faut-il apprivoiser la peur de manquer ou d’être isolé, perdu. C’est un apprentissage de la survie qui passe par la sociabilité, le goût d’apprendre et de partager. Non sans goûter la joie de faire avec la matière vivante, en pétrissant la pâte à pain, ou encore la terre du jardin, et en voisinant avec les autres, des plus évidemment familiers aux plus divers, tous nécessaires à l’intensité de vie que chacun est en droit d’éprouver. Entre les habitudes qu’on s’est choisies et les surprises ménagées, l’ennui oublie de naître, non pas les inquiétudes, mais justement le chemin est à tracer encore, dans un inconnu qui n’a rien de foncièrement hostile.
Un jeune collectif installé à Kergoat, non loin de Brest. Cinq colocataires qui n’ont pas l’intention de se laisser dévorer par le travail ; aussi s’agit-il pour eux, en divisant un loyer, de ne pas être contraint à donner tout son temps pour seulement tenir le nécessaire. Et les voilà qui s’intéressent au Manifeste contre le travail rédigé par le groupe Krisis. À cet endroit on fabrique du pain et dehors une parcelle d’un hectare est investie par des plantations d’arbres fruitiers et par des cultures de pommes de terre, de courges, d’oignons ‒ deux des colocataires étant maraîchers, mais qui tiennent compte de l’avis des autres pour organiser ce champ. Le fournil où est cuit le pain sert aussi de salle des fêtes pour des bals, concerts, répétitions, ateliers de danse ou salle de boxe ; on le voit : toutes sortes de farines y sont ainsi traitées pour le meilleur. Membre de ce mini-groupe, Maelle, interlocutrice privilégiée de l’enquêteur, se confiant sur son parcours, elle semble regretter tant de temps perdu à l’école, concédant tout juste que les études qu’on a faites nous donnent sans doute plus facilement le droit de dire non (près de qui ?).
Ailleurs en Bretagne, nous rencontrons Diane, une artiste nomade qui a inventé d’aller vérifier sur place les plus étranges représentations de Google Map, celles-là même qui ont intrigué les personnes qu’elle s’offre de satisfaire en leur rapportant son témoignage d’une réalité que l’écran d’un ordinateur ou d’un smartphone ne peut rendre en aucun cas. Elle parle d’un « service d’exploration du monde virtuel ». Errante parmi les errant·es, elle s’habitue à vivre un peu quelque part, ne rapporte de ses excursions que des mots notés dans des carnets rigoureusement ordonnés. La voici maintenant à Rennes, participant à la vie sociale qui se tisse dans une friche industrielle, toujours à la rencontre des autres, dans la rue, dans les bus ou en partageant telle ou telle activité. Les liens nés ainsi sont ce qu’il y a de plus précieux, « les amitiés ont cet avantage sur les biens matériels qu’elles se partagent à l’envi sans jamais s’épuiser ».
« À côtoyer Diane, écrit Sabin, on pourrait croire que sa vie est dispersée, émiettée en autant d’activités formant un ensemble hétéroclite, éparpillée en journées qui ne se ressemblent pas, en rencontres aussi variées que l’autorise notre société stratifiée. Or, c’est justement ça qui pourrait servir de fil d’Ariane et de sextant : ce refus viscéral des cases et des frontières. Vivre dans une boîte, se laisser enfermer, voilà l’angoisse qui taraude Diane et dont elle cherche à s’échapper chaque jour… » et que toute fonction s’improvise dans l’instant, elle garde ses nuits pour écrire, consigner les événements, tous sensés, de la journée, même si tout va trop vite et qu’il y a le risque de devenir « consommateurs des expériences » que l’on vit. C’est aussi Diane qui a fait le constat que « c’est le confort qui t’empêche de rencontrer du monde. Il y a besoin d’avoir des manques dans sa vie pour pouvoir aller vers l’autre ».
N’est-ce pas Sénèque qui invitait à pratiquer la pauvreté, « afin de juger par soi-même », précisant que « la pire infortune ne privera pas de l’indispensable » ?
Il est sans doute significatif que Guillaume Sabin ne semble avoir à convoquer, en termes de littérature proprement dite sur la condition ouvrière, que l’inusable L’Établi de Robert Linhart et le plus récent À la ligne de Joseph Ponthus, qui nous parlent en tant que témoignages livresques d’un monde toujours à l’œuvre, celui de l’exploitation (plus guère usité, le terme recouvre pourtant une condition n’ayant pas cessé d’être). On pourrait citer aussi certains livres de Jean Meckert ou le roman de Roger Vaillant, 325 000 francs, comme autant de repères fictionnels hautement plausibles, marqueurs d’un esclavage toujours là, cruel, même s’il est euphémisé. Ou encore, le poète Thierry Metz, auteur notamment du Journal d’un manœuvre. Toujours est-il que la condition ouvrière aujourd’hui encore ne filtre guère des usines et autres enclos pour bipèdes asservis, qu’elle n’est pas ou bien peu partagée à l’extérieur, sauf le plus souvent par des « intermittents » qui ne la découvrent que pour mieux s’en éloigner, car elle est, de fait, insupportable, sauf à risquer de s’y éteindre.
Jean-Claude Leroy
vendredi 27 juin 2025 :: Permalien
Publié dans Socialter n° 69, mai 2025.
L’écologie politique peut-elle s’apprendre ? Si oui, comment ? L’éducation populaire, monde associatif qui œuvre en dehors des sentiers battus, est un lieu de choix pour aborder les enjeux et les actions à mener dans les luttes écologiques. Encore faut-il qu’elle y soit sensible. Nouvelles pédagogies ou transformation politique au quotidien ? Entretien avec Irène Pereira, philosophe, et Guillaume Sabin, ethnologue, sur les confluences entre écologie politique et éducation populaire.
Vous avez tous les deux travaillé dans le milieu de l’éducation populaire : comment expliquer que l’écologie politique soit encore peu visible au sein de ce mouvement ?
Guillaume Sabin. J’ai d’abord connu ce milieu en tant que jeune éducateur, salarié d’une association à Brest, puis lors d’une longue expérience en Amérique latine, notamment en Argentine. Or, dans le contexte latino-américain, l’éducation populaire est toujours couplée à la notion de mouvement social, et donc aux luttes environnementales.
La première fois que j’ai entendu parler d’Agenda 21 (« plan d’action » pour le XXIe siècle adopté au sommet de la Terre en 1992, NDLR), c’était du côté des mouvements paysans autochtones argentins qui se revendiquaient très clairement de l’éducation populaire. D’ailleurs, certaines personnes avaient été directement formées par le pédagogue brésilien Paulo Freire. Or en France, certaines organisations d’éducation populaire, en se concentrant sur des domaines très spécifiques, la jeunesse ou les loisirs, se sont déconnectées des luttes environnementales.
Irène Pereira. Comme le souligne Guillaume, les mouvements d’éducation populaire dans le contexte latino-américain et étatsunien se sont intéressés de longue date à l’écologisme des pauvres, puis à l’« éco-pédagogie » à la suite de Paulo Freire.
En France, des personnes dans le mouvement associatif ont pu être influencées par des penseurs comme André Gorz ou Françoise d’Eaubonnedès les années 1960, mais l’intersection entre justice sociale, racisme et environnement s’est faite plus tardivement. Par exemple, la notion de racisme environnemental, qu’on retrouve aujourd’hui dans certains dispositifs d’éducation populaire, n’a vraiment émergé que très récemment avec des personnalités comme Fatima Ouassak (lire Socialter n°62).
Plusieurs collectifs qui se revendiquent de l’éducation populaire – qu’il s’agisse de coopératives comme Le Pavé ou les Groupes de pédagogie et d’animation sociale, insistent sur l’importance de sensibiliser les participants aux affects, au soin (care), et à l’attention portée à son « milieu », comme vous l’écrivez Guillaume. Quel lien faites-vous entre ces pratiques et les luttes écologistes ?
G.S. Quand on parle d’environnement, on pense souvent aux « milieux naturels ». Les sorties se font en forêt, en montagne, à la mer… Mais l’approche environnementale telle que j’ai pu la pratiquer avec la pédagogie sociale, c’est celle plus générale du « dehors », qu’il soit rural ou urbain. Cela pousse à une forme d’attention aux choses et aux gens.
Ce type de pratiques pédagogiques – quand les enfants ou les adolescents prennent un bus pour aller au quartier voisin ou découvrent le quotidien d’un ouvrier du BTP, d’un pêcheur ou du boulanger – cela les invite à se soucier de l’environnement immédiat, humain et non humain. Ils se confrontent à l’altérité, à la réalité des injustices, aux modes de consommation, aux normes instituées.
Pourquoi les poubelles sont-elles ramassées plus souvent dans tel quartier en centre-ville et pas chez moi ? Prêter attention aux êtres et aux choses est une façon d’aller à rebours de tout ce qui constitue le monde capitaliste, qui incite à se désintéresser des conditions de vie, des modes de production, etc. Ainsi, sans le savoir, de nombreux mouvements écologistes font de l’éducation populaire et des mouvements d’éduc’ pop font de l’écologie politique.
Guillaume, dans Dévier, c’est plutôt le quotidien, la pratique manuelle et la façon de s’extraire des « normes » que vous mobilisez comme vecteurs d’éducation populaire…
G.S. Mon approche de l’écologie se fait plutôt au « ras de terre ». L’expression m’importe car elle implique la notion d’attention au monde et au non-vivant, créant une nouvelle écologie des relations : observer, écouter, récupérer, nouer des liens… Dans ce livre, j’ai partagé le quotidien de personnes ayant suivi la formation « Éducation populaire et transformation sociale » (cursus qu’il a coordonné entre 2015 et 2019 à l’Université de Rennes, NDLR).
Je montre comment elles agissent, fabriquent du lien et du collectif en adoptant d’autres modes de vie, pas tout à fait assujettis au travail discipliné, plus autonomes et refusant la hiérarchie. Ces individus, trentenaires ou plus âgés parfois, effectuent ce mouvement qui fonde certaines formes d’éducation populaire : une manière de remettre en cause la séparation du travail « manuel » et « intellectuel ». Leurs activités mobilisent sans cesse l’intelligence, la réflexivité, c’est d’ailleurs ce qui définit le bricolage et l’artisanat en général.
Cela passe par des gestes : auto-construire son habitat, s’essayer à de nouvelles activités, qui mobilisent le corps et l’esprit (cuisine, boulange, maraîchage, mécanique…). Ces activités nécessitent du temps : pour apprendre, entretenir des amitiés, se mobiliser contre des grands projets inutiles…
Quels sont selon vous les outils d’éducation populaire (on pense à l’arpentage ou les conférences gesticulées) qui vous semblent pertinents dans les luttes écologiques actuelles ?
G.S. Paulo Freire disait aussi qu’aucun système de domination ne supporterait que tous les dominés se mettent à dire « pourquoi ? ». Ainsi, lorsque les individus s’interrogent sur la pollution d’une rivière, d’une plage, d’une forêt et commencent à dérouler des fils, ils entrent dans cette logique d’enquête. Dans les luttes actuelles, on fait appel à des naturalistes, à des chercheurs, à des militants aguerris, on fait réseau, on mène une enquête, on problématise. Or, problématiser, c’est refuser le consensus, c’est poser des questions qui font mal.
L’enquête est à la fois corrosive et subversive, c’est un bon moyen de construire de l’égalité, car les gens parlent de leur situation, ils sont sujets d’une lutte, ce sont les premiers concernés et cela ne les empêche pas d’aller chercher des alliés. Beaucoup de luttes locales aujourd’hui produisent un nombre impressionnant d’enquêtes collectives ! C’est une expérience de mobilisation qui est relativement neuve et qui tient compte finalement du niveau d’instruction élevé de nos sociétés contemporaines.
I.P. Le mouvement féministe et ses pédagogies, avec les groupes de conscience et de parole, ont permis aussi de développer cette approche, de faire le constat que des expériences individuelles étaient aussi des expériences collectives et d’objectiver des situations. En passant par des éléments factuels, on peut les articuler avec d’autres formes de savoirs : artistiques, scientifiques, quotidiens, personnels.
G.S. Il ne faut en effet pas confondre le besoin d’éducation qui est énorme, avec le besoin « d’éducateurs » dont on peut se passer. Se mobiliser pour une lutte réactive une nécessité et un désir d’acquérir des compétences, de prêter attention à qui nous entoure : du savoir-faire du voisin au diagnostic des forces en présence, des alliés possibles… Je pense par exemple à des espaces de formation collective comme l’Atelier Paysan, où l’on construit des machines agricoles en copyleft. Chacune et chacun pourra expérimenter et à son tour devenir passeuse ou passeur de connaissances.
D’ailleurs, sur ce point, les Gilets jaunes sont un autre très bon exemple d’éducation populaire : personne n’est venu les éduquer, ils ont créé des connaissances à partir de leur expérience sur les ronds-points. Les cahiers de doléances nés de ce mouvement sont le témoignage d’une appropriation politique, d’un désir d’égalité… rien d’étonnant à ce que le pouvoir en place ne soit pas pressé de les rendre publics ! (Le 11 mars 2025, l’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité une résolution demandant la diffusion et la restitution de ces cahiers, NDLR.)
Quels sont les défis de l’éducation populaire dans le contexte actuel de restriction des libertés, notamment dans l’espace public ?
G.S. Depuis la crise du Covid, les pédagogues de rue (qui pratiquent la pédagogie sociale, NDLR) doivent montrer patte blanche dans l’espace public qui est leur lieu de travail depuis trente ans et où ils n’avaient, jusqu’à présent, pas à se justifier de leur présence et des activités qu’ils y menaient.
Nous avons besoin de réinvestir l’espace public, car c’est un lieu crucial pour rencontrer des personnes en désaccord ou éloignées de nos cercles, de nos convictions, de nos univers. Ne pas le faire, c’est laisser s’installer les divisions que le modèle dominant affectionne tant. Un autre écueil serait de se dire qu’il suffirait que les gens aient pris conscience des inégalités ou des injustices pour qu’ils agissent. Or, il est nécessaire de passer de la pensée au geste, ça n’a rien de simple, cela nécessite de multiplier les expériences concrètes, de solidarité, d’apprentissages mutuels pour pouvoir réellement commencer à construire ce que pourrait être un monde post-capitaliste.
I.P. Je suis d’accord, il n’y a pas de lien mécanique entre la prise de conscience et l’action ! La conscientisation doit être suivie d’organisation, d’union, de coopération, de travail de la culture des mouvements sociaux. Franck Lepage et Christian Maurel (théoriciens et praticiens de l’éduc’ pop, NDLR), le rappelaient aussi : il faut travailler la dimension culturelle des mouvements. Et pour reprendre Gramsci, « tout rapport d’“hégémonie”est nécessairement un rapport éducatif ». L’enjeu maintenant est d’analyser les pédagogies mythifiantes de l’extrême droite et de produire des contre-pédagogies afin de les démythifier.
Clea Chakraverty
jeudi 26 juin 2025 :: Permalien
Publié dans lundimatin#479, le 13 juin 2025.
Cher David,
Quelle histoire quand même ! Quelle histoire que la tienne et celle de tes ami·e·s, j’allais écrire « ta bande », à laquelle je me sens plutôt fier d’appartenir. Je n’ai guère de mérite à cela, à part avoir pu, grâce à tes sollicitations, contribuer à l’édition de « tes » deux livres. Je mets « tes » entre guillemets non pas pour minimiser le tien, de mérite, mais parce que ces deux ouvrages sont, chacun à sa manière, l’aboutissement de cheminements collectifs. Comment aurait-il pu en aller autrement de Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives ? Vous aviez travaillé en groupe, justement, pour le rédiger, tâchant de tirer les leçons des situations vécues au cours d’années d’engagement.
Vous vous présentiez ainsi en introduction :
[…] Avoir quatorze ans en 1985 et être pris pour x ou y raisons dans une envie de « bouger », cela passait par où ? Par le hasard d’une rencontre dans un bar et une invitation à venir à la prochaine réunion ; par la musique et la scène alternative avec les Bérurier noir ; par un « positionnement » dans ce contexte des « années d’hiver », de Dallas et Dynastie, de Reagan et Thatcher ; par une réponse à la violence de l’institution scolaire et des contrôles policiers incessants ; par des images de révolution plein la tête, révolutions passées, victorieuses ou réprimées, – « Il pleut sur Santiago » –, présentes aussi avec les sandinistes du Nicaragua, « qui ne feront plus comme avant »… L’amorce passe par là mais la question demeure : où aller ? Une chose semble claire en tout cas : les vieilles et grandes organisations issues du mouvement ouvrier (syndicats, partis, coopératives) ne représentent plus grand chose et, si elles représentent encore quelque chose, c’est du point de vue des régulations du pouvoir. Les petites ou grandes ONG n’attirent guère davantage et paraissent segmentées, spécialisées et peu ou prou institutionnalisées. Un peu trop molles, en somme, par rapport à la folie qui traverse la tête. Il nous reste alors deux possibilités : créer par nous-mêmes notre propre organisation ou en rallier une parmi ce que l’on appelle couramment l’extrême gauche. Trop jeunes encore pour créer « notre » organisation, nous choisissons de débarquer chez les trotskistes, même si de Trotski et de la Quatrième Internationale, nous ne connaissons à peu près rien. Ce qui nous plaît, c’est le discours anticapitaliste et révolutionnaire. On ne comprend rien non plus à la « dialectique » qui a cours dans l’organisation à propos de l’Est et de l’Ouest, « où, quand même, in fine, il s’agit de défendre l’URSS face aux USA », ni à cette atmosphère de relatif ennui qui imbibe les locaux et les réunions. Mais on se dit, du haut de notre adolescence, que c’est sans doute normal car « faire de la politique, c’est du sérieux ». Après deux années où nos seules interventions dans la rue se résument à aller coller des affiches pour le parti, on commence vraiment à se dire que la politique c’est du sérieusement emmerdant. Une exclusion collective vient mettre un point final salutaire à cette première rencontre. (Micropolitique des groupes, p. 18)
Votre petite bande de jeunes passera ensuite par diverses étapes – d’abord VeGa, Verts pour une gauche alternative, puis les mobilisations de l’époque, influencées par les zapatistes et leur refus de la prise du pouvoir d’État, jusqu’à la création de groupes autonomes, le Collectif sans nom qui ouvre un Centre social à Bruxelles et le Collectif sans ticket qui va mener une lutte pour la gratuité des transports dans la capitale de l’Europe et ailleurs… Je ne cite ici que quelques étapes marquantes – quelques noms plus connus : qui voudra en savoir plus pourra se procurer Micropolitiques des groupes ou le lire en ligne.
Et puis en 2013, alors que tu étais en train de travailler à la mise en forme d’une longue enquête que tu avais menée dans les milieux populaires en Grande-Bretagne, et que tu t’étais accordé quelques jours de vacances avec Olivia ta compagne, « il » est arrivé. Je te laisse le dire :
Il est arrivé un 13 août. Le 13 août 2013… On est là ma compagne et moi à jouer sous un arbre. On n’est pas loin de Lerida, en Catalogne. Puis soudain au détour d’un mot, ça bugue, une baisse d’intensité : pouleeet…
« Ça va ? T’es tout pâle ! »
Là donc, sous un arbre. Il va nous surprendre et créer une bifurcation dans le temps de nos vies. Il va imposer sa chronologie. Désormais le 13 août marquera une date.
Une date de quoi ? D’anniversaire ? C’est encore trop tôt pour le dire. De naissance ? Sans doute. Accompagnée d’une petite mort intérieure. Il se présente comme une éruption volcanique, un monde indifférencié. Plus proche du chaos que d’Éros. Que s’est-il passé ?
Personne ne sait, même si beaucoup d’interprétations tenteront de le classer ou de l’expliquer. Personnellement, j’en appelle à une certaine ephexis, à une retenue dans l’interprétation. Tantôt on dira que tout a commencé par un mot tremblé, aussitôt suivi d’une baisse d’intensité radicale : « Je crois que je vais aller m’allonger. » Tantôt on qualifiera le phénomène de puissance inconnue qui vous entraîne jusqu’à des limites impensables. Une puissance capable de m’imposer deux ans en institution hospitalière et de me transformer en hémiplégique de gauche. Bien visé : mieux qu’à droite.
Ce sont les premières lignes de ton nouveau livre, qui sort cette semaine (encore un 13… cette fois-ci vendredi 13 juin – parions que celui-ci te, nous portera bonheur !) Ainsi, à peine dépassé le cap de la quarantaine, tu as bien failli y rester. Comme le raconte Olivia, dont les pages du journal intime viennent suppléer à ton « absence » momentanée, tu as d’abord été hospitalisé le lendemain à Lerida, non loin du camping où l’AVB, « accident de vie brutal », comme tu le nommeras plus tard envers et contre la nosographie dominante, t’a mis KO pour le compte. Par malheur, les soignants n’ont pas tout de suite compris la gravité de ton état, et le surlendemain, c’était le 15 août… « Foutu jour férié pendant lequel ils n’ont rien fait », dit Olivia. Ce n’est donc que le 16 que l’on t’a transporté en hélicoptère à Barcelone où tu as subi une très lourde opération.
Plusieurs de nos ami·e·s ont fait le voyage pour être à tes côtés dans ces moments terribles. Je n’en étais pas… Avec J., nous avions des nouvelles. Nous redoutions chaque coup de téléphone. Heureusement, tu as fini par te réveiller. Mal. Tu allais mal – comme tu le racontes (et Olivia aussi). Mais l’essentiel était sauvé : tu étais encore parmi nous, et Maïa l’amie de toujours pouvait chanter :
[…] Dire les machines rythmant le cœur
bien sûr comme une guerre… ça fait peur !
ça résonne, ça tonne dans la tête !
Dire la chronique d’un diagnostic :
ça prend des airs catastrophiques !
[…]
Mais madame la blouse blanche, savez-vous la lune est savante :
on le voit plein de blagues qui éclatent, toujours avec cet air un peu bravache !
Monsieur le docteur, j’ai le plaisir de vous annoncer le devenir :
celui qui est entre vos bras est un philosophe du rire !
Un Django Reinhardt avec des doigts cavalant un nomade, un complice du temps
« l’heure n’est pas aux chants funèbres
criant vers l’autre bout de la terre :
Il va se réveiller l’ami
malgré tous les diagnostics,
vous verrez avec quelle nouvelle musique ! »
Dire comme Frida, s’il n’a pas l’usage de ses pieds…
il aura bien l’élan des ailes pour marcher
Et nous chantons les heures les minutes les secondes
Oyé luna luna luna
ah si pouvaient galoper les chevaux du ciel !
chasser l’hiver des diagnostics redoutés
la tempête des cerveaux retournés
la terreur ne nous empêchera pas de rêver
avec le blues des infirmières et des aides-soignantes
les larmes scintillent et nous sommes riantes
L’ami ça se bat encore
ça s’élève, ça roule, ça titube,
ça se répand, c’est de la mauvaise graine,
ça pousse et ça verdit !
ça pousse partout entre nos jambes !
Aujourd’hui la lune est presque pleine
quelque chose résonne des brigades de Barcelone
et chaque signe est une aubaine
ça nous lacère de lignes de lumières
quand l’hôpital crie « Du fric pour l’hôpital public ! »
Nous on dit : on sait qu’il va s’en sortir !
Comme tu le racontes toi-même au fil des pages qui suivent, ce « nous » qui dit « on sait qu’il va s’en sortir » a joué un rôle extrêmement important dans ce que tu décris, non pas comme une guérison – au sens d’un « retour à la normale », quelque peu « diminué », toutefois, ainsi que les « normaux » considèrent trop souvent (la plupart du temps, il faut bien le reconnaître) les éclopés – mais plutôt comme une métamorphose. Car la bande ne t’a jamais lâché pendant ton hospitalisation dans un « centre de traumatologie et de revalidation » (CTR), puis durant les neuf mois suivants où tu suivais une « rééducation » dans un centre de jour. Ainsi, au CTR, les ami·e·s se relayaient quotidiennement pour t’apporter un bon plat chaud à partager… Je me souviens être venu une fois avec elleux – je ne sais plus précisément, on devait être quatre ou cinq. Notre présence détonnait dans le cadre froid de cette institution dont tu décris avec un humour féroce les manques, les insuffisances, comme aussi, parfois, les moments de joie partagée avec les autres « im-patients » (courses de chaises dans les couloirs et autres espiègleries).
Arrivé à ce point, cher David, je me retrouve un peu – comment dire, coincé ? Parce que ton livre est très difficile à résumer. Il est tissé de plusieurs fils qui s’entrecroisent, formant des motifs à la fois discrets et tous interdépendants. C’est bien sûr un récit, comme l’indique le titre, mais l’amie É. m’a dit, justement, qu’elle trouvait ce terme un peu réducteur. C’est un récit et c’est beaucoup plus qu’un récit : une réflexion lucide et sans concession sur l’institution hospitalière, sur la médecine, ses catégories, son vocabulaire du manque, de la privation, de la réduction – je n’ai guère envie de développer, tu le fais beaucoup mieux que moi –, puis sur l’« extérieur » (de l’institution) auquel il faudrait se (ré)adapter – alors que tout, ou quasiment tout s’y oppose, il faut lire tes descriptions de la vie « en rue », comme vous dites en Belgique, sur les passages piétons par exemple alors que, quelque peu ralenti par une jambe rétive, tu ne les traverses que de justesse avant que le feu des autos repasse au vert… ou dans les bus qui souvent ne marquent pas assez longtemps les arrêts pour te laisser le temps d’y accéder ou d’en sortir… Et cela sont les choses qui se voient (enfin, pour celleux qui veulent bien y prêter attention), mais il y a aussi ces questions de rythme, de fatigue. Et je ne parle pas des « surprises », comme tu dis si joliment. « Surprise : état de quelqu’un frappé par quelque chose d’inattendu […] en grec, épilambanein signifie “attaque surprise”, ce que la langue médicale a traduit par “épilepsie”. » Encore une conséquence de l’AVB – pardon, des conséquences, car si tu en as vécu, dis-tu, « une petite dizaine », elles étaient « très dissemblables, allant de l’agréable au fort déplaisant ». « En bon nosographe, [tu] les a[s] classées, décrites et nommées. » Et tu l’as fait comme toujours consciencieusement, précisément et surtout avec humour, comme lorsque tu nommes l’une d’entre elles Mohamed Ali… (oui, il y a aussi du swing dans ton écriture !) Je laisse tes lectrices et lecteurs, que j’espère nombreuses, les découvrir.
Ce qui m’impressionne vraiment, cher David, c’est que tu accompagnes chacune de ces péripéties quotidiennes plus ou moins heureuses ou fatigantes de réflexions politiques et/ou philosophiques. Tu donnes de la profondeur à ce qui aurait pu autrement passer pour banal et à cette fin, tu vas piocher tes références chez tes philosophes et penseuses préférées (sans tenter d’être exhaustif, je citerai Deleuze/Guattari, Foucault, Stengers, Nietzsche, William James, Bergson, Canguilhem…), mais aussi chez des écrivains et des poètes (Mahmoud Darwich, Virginia Woolf), des chercheuses en médecine, des anthropologues, des sociologues, des journalistes, etc. Et ce n’est pas pour la frime, hein, ces références sont toujours pertinentes. Une manière d’éclectisme fonctionnel, en somme. C’est bien pourquoi il est compliqué (pour moi, en tout cas), de synthétiser pareil essai. Et c’est aussi pourquoi je vais revenir à une citation de ton introduction, afin de donner une idée de ce que tu as voulu (et réussi à) faire avec ce livre. Tu disais donc, pour reprendre la fin de la citation précédente : « […] une puissance capable de m’imposer deux ans en institution hospitalière et de me transformer en hémiplégique de gauche. Bien visé : mieux qu’à droite. » Voici la suite :
Au fil du parcours, j’ai tenté tout à la fois d’explorer et de me réapproprier cette puissance. Elle portera plusieurs noms. Le « poulet » sera le premier. Il correspond au plus proche de l’événement – puis, j’ai tenté de le cerner de plus près avec des infinitifs, genre « irrupter » ou l’innommable « haiter ». Mais rien n’y a fait. Ces manières de le désigner n’ont pas tenu l’épreuve des versions du texte. À défaut de mieux, j’ai opté pour une solution a minima : l’événement sera donc désigné par « Z ». Cette simple vingt-sixième lettre de l’alphabet – avant de basculer dans autre chose – offre l’avantage de maintenir l’ephexis tout en créant ce bout de territoire qu’il s’agira de déployer. Tel un funambule j’essaierai, avec les voix qui vont m’accompagner, de tenir debout sur un mince fil soutenu par cette question : comment soigner la vie sans l’annuler comme vie ? Questions qui résonnent étrangement alors que j’écris, ce 21 décembre 2020, en plein deuxième confinement.
Depuis ce fil qui est le nôtre, il s’agira d’appréhender l’événement Z comme une expérience d’innovation positive du vivant et non seulement comme un acte d’amoindrissement. Cette perspective minoritaire est celle que je vais tenter peu à peu de construire et d’affirmer. Symétriquement, il s’agira de résister à la culture majoritaire dite « validiste ». Encore un fil délicat à maintenir : on n’entrera donc pas dans le marécage du négatif sans tracer ce que l’on appellera de nouvelles possibilités de vie.
Notre exploration s’articulera autour de trois traits : une figure, un cri, une vision pour demain.
Im-patient.
Fuck validisme !
S’affirmer comme singularité et force créatrice (hommage à Michel Foucault).
Beau programme que tu as développé à la façon qui est la tienne – sérieux, humour et esprit subversif. J’aurais pu en terminer là si l’amie É. ne m’avait pas fait remarquer voici quelques jours certain apparentement de ton texte – de ton expérience – avec Croire aux fauves, de Nastassja Martin. Je m’y suis aussitôt replongé et cela m’a aussi sauté aux yeux. Il y a beaucoup de résonances entre ces deux livres. Pas dans les causes des événements respectifs dont ils traitent, mais dans les effets, à l’évidence. Elle et un ours se sont rencontrés, et battus, quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. Z t’a foudroyé au pied d’un arbre quelque part en Catalogne. Disparité des causes. Par contre, effets communs : un long parcours médical, avec les mêmes regards toujours déjà informés de spécialistes qui ne tardent pas à vous classer dans une de leurs catégories – avec froideur, sans empathie, au risque de vous faire encore plus mal. Puis ce sentiment d’avoir été propulsée quelque part hors du temps, ou plutôt dans un « entre-deux ». Et puis encore la question « qu’est-ce qui va se passer » plutôt que « qu’est-ce qui s’est passé ? » Je pense que ce n’est pas ici le lieu de développer la comparaison – les analogies, les résonances – entre vos deux livres. Je suppose que tu avais lu Croire aux fauves, non ? En tout cas, cela vaut la peine de le relire après ton livre, tu verras.
Pour ma part, je vais conclure cette missive par un bref extrait de Croire aux fauves que je mets en regard avec la conclusion de ton livre. Je pense que je peux me passer de commentaire.
Voici d’abord ce qu’écrit Nastassja Martin – ce passage suit celui de l’opération :
J’ai compris quelque chose d’important aujourd’hui. Guérir de ce combat n’est pas seulement un geste de métamorphose autocentrée. C’est un geste politique. Mon corps est devenu un territoire où des chirurgiennes occidentales dialoguent avec des ours sibériens. Ou plutôt, tentent d’établir un dialogue. Les relations qui se tissent au sein de ce petit pays qu’est devenu mon corps sont fragiles, délicates. C’est un pays volcanique, tout peut basculer à chaque instant. Notre travail, à elle, à moi, et à ce quelque chose d’indéfinissable que l’ours a déposé au fonds de mon corps, consiste désormais à « maintenir la communication ».
Je dis que rester en vie face à l’ours comme « face à ce qui vient » dans ce monde-ci, c’est accepter la reprise en forme de transformation structurelle. L’unicité qui nous fascine apparaît enfin pour ce qu’elle est, un leurre. La forme se reconstruit selon un schéma qui lui est propre mais avec des éléments qui sont, eux, tous exogènes.
À toi, maintenant (ce sont tes lignes de conclusion, p. 186) :
En un mot : « Les maladies sont à la fois privation et remaniement. »
Enfin, le dernier fil du nœud Z nous amène à ce « cadeau » spécial qu’il m’a fait, à savoir qu’il m’a offert non pas une mais deux perspectives sur mon existence. Celle qui me fait voir les points de vue et éprouver la chair des diverses parties de mon corps et leurs interactions. Et puis, je dispose aussi d’un point de vue m’offrant une plongée « dans les coins » de mon allure de vie précédente. Z m’a offert cette double perspective. Cette mobilité de la santé vers l’accident et retour. C’est en ce sens que je comprends et m’accorde avec la phrase de Nietzsche : les maladies et les accidents graves et douloureux « n’améliorent pas – mais je sais qu’ils approfondissent ».
Cher David, je t’embrasse et à très bientôt
Franz Himmelbauer
lundi 16 juin 2025 :: Permalien
Publié dans Ballast, avril 2025.
Non pas déserter, ni « tout plaquer », mais bel et bien dévier : tel est le dénominateur commun à l’ensemble des personnes, mais aussi et surtout des lieux dont Guillaume Sabin décrit la vie et retrace les parcours. Des fermes partagées aux hangars réinvestis en des lieux de production et de création collectifs, en passant par un skatepark autogéré sur une ancienne friche industrielle, il existe une infinité de manières de dévier de l’ordre capitaliste, du travail discipliné et de la hiérarchie bureaucratique qu’il impose. Mais chaque fois, il s’agit de partir du donné, c’est-à-dire souvent de très peu, pour « bricoler » un monde où les êtres et les objets ne sont plus captifs de la relation de prédation qu’impose l’économie capitaliste. À la ferme de Kerforner, comme à l’association Récup’R de Bordeaux, entre autres exemples, il s’agit toujours de sortir d’un régime de consommation pour adopter un régime de fabrication : « Faire, voilà la grande affaire ! » En effet, tout au long du livre, on voit des gens s’affairer et s’attabler, créer et cuisiner soi-même et avec les autres. Ainsi se forme, au fil des pages, un paysage varié de « milieux » où s’invente ce que l’auteur appelle, en écho à Jacques Rancière, une « économie de l’émancipation ». Mais le militant politique aguerri, plongé dans la bataille des idées et hanté par les questions stratégiques, ne manquera pas de soulever une question agacée : quid, dans tous ces lieux se situant aux lisières du monde capitaliste, de la Politique avec une majuscule ? Est-ce ainsi que l’on « transformera » le monde ? L’auteur l’assume pleinement : en écart vis-à-vis du fantasme de la prise de pouvoir, qui permettrait une transformation totale et immédiate de la société, et contre « le mythe des soudain », il plaide pour « d’autres transformations, aussi profondes et aussi radicales bien qu’insoumises aux soudain ». Autrement dit, c’est en travaillant dès maintenant à rompre avec les façons capitalistes de faire et de penser, fût-ce par de légers écarts pour commencer, que l’on pourra espérer l’avènement, dans un futur indéfini, d’une nouvelle manière d’être de l’humanité, plus juste et plus joyeuse.
A.C.
lundi 16 juin 2025 :: Permalien
Publié dans Ballast, mai 2025.
La société israélienne, l’une des plus militarisées du monde, compte 178 000 soldats de métier et un demi-million de réservistes sur une population totale de près de dix millions d’habitants. L’armée constitue un pilier de l’ordre social israélien. Le service national est obligatoire à partir de 18 ans : trois ans pour les hommes, deux ans pour les femmes, « à l’exception des Palestiniens citoyens d’Israël […] et de la plupart des Juifs haredim qui se consacrent à l’étude religieuse ». C’est dans ce contexte que, depuis 2008, Martin Barzilai va à la rencontre des refuznik, celles et ceux qui refusent de prendre les armes et qui « incarnent un point de rupture, une discontinuité dans une société pensée comme un bloc militariste monolithique où le service est pratiquement constitutif de la citoyenneté », dans la mesure où celui-ci conditionne l’accès au permis de conduire, à la sortie du territoire, etc. Leurs courts témoignages donnent à voir le regard de la société israélienne sur le processus de la colonisation de la Palestine – ou son absence de regard, comme l’explique Einat Gerlitz : « L’occupation ne peut exister que parce que nous vivons séparés des Palestiniens. Si vous vivez comme un Juif israélien normal, vous ne la sentez pas […] tant qu’on ne la voit pas de ses propres yeux, l’occupation semble très lointaine. » Les points de vue des refuznik sont variés : certain·es ne rejettent pas le projet sioniste tout en dénonçant les crimes commis par l’armée israélienne, quand d’autres critiquent ouvertement l’occupation des territoires palestiniens et s’engagent aux côtés des Palestiniens contre les destructions de maisons, les exactions des colons. La plupart alertent toutefois sur les dangers de la dérive du gouvernement et du poids des fondamentalistes en son sein. Refuser le service se paie cher : outre la prison, de quelques mois à deux ans, il faut aussi être prêt à subir le regard de la société et des proches. Et depuis le 7 octobre 2023, refuser le service militaire obligatoire est plus que jamais un affront.
L.