Le blog des éditions Libertalia

Sorcières et sorciers dans la revue L’Ours

mercredi 22 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Ours, janvier 2025.

Né de l’étonnement de voir la forte résurgence de la figure de la sorcière, et sa popularité auprès des militantes féministes, cet essai de Michelle Zancarini-Fournel interpelle les jeunes féministes, ses cadettes.
L’autrice interroge dans une perspective historique le surgissement, la construction, la circulation et le renouveau de la figure de la sorcière depuis ses origines jusqu’au très contemporain. En s’adressant directement aux jeunes femmes, l’historienne ambitionne de faire une histoire des sorcières non fantasmée pour les petites filles, entrant ainsi en résonance avec le slogan : « Nous sommes les petites filles de toutes les sorcières que vous n’avez pas brûlées ».

L’Église et les sorcières

À sa lecture, les jeunes féministes et les autres découvriront les conditions de naissance de la figure de la sorcière et du sorcier. Au XVe siècle, l’Église catholique, alors en proie aux critiques menaçant son unité, engage l’évangélisation des campagnes et met en place un appareil judiciaire répressif autour de juges spécialisés dans les affaires dites de sorcellerie. Le développement des rituels sabbatiques produit « progressivement un discours misogyne, associant la femme, épouse de Satan, à une figure diabolique ». L’image de la sorcière sur un balai s’élabore au même moment. Cet objet, symbole de la domination masculine, se trouve confisqué et détourné par les femmes, et « tel un homme à cheval, elles le chevauchent en inversant les rôles », créant ainsi le désordre. Le sabbat, en devenant une affaire de femme, contribue à l’effacement de la figure du sorcier. Lorsque deux inquisiteurs, Henry Institutions et Jacques Sprenger publient Le Marteau des sorcières en 1486, « un vrai tournant du point de vue de l’histoire du genre des persécutions » s’opère.
Le mythe de la sorcière connait une nouvelle vie au XIXe siècle et s’incarne selon l’historien Jules Michelet dans la figure de la femme rebelle, puissante et contestataire, quand elle est héroïsée sous la plume des romantiques, ou encore apparaît sous les traits de la Petite Fadette chez George Sand dans le pays berrichon rouge où les superstitions s’effacent dans ces temps de modernisation des campagnes. On retrouve l’image de la sorcière accolée aux pétroleuses de la Commune qui transgressent les normes sociales, ne se conformant pas à leur rôle de mère ou d’épouse, puisqu’elles portent des armes et combattent, parfois représentées dans la presse sous les traits « de mégères échevelées et en sorcières ». À ces caractéristiques, le XIXe siècle convoque aussi la pathologie, l’hystérie faisant ainsi de la sorcière une femme souffrant d’une maladie mentale, incontrôlable et inquiétante.

La sorcière, femme puissante ?

Le retour du mythe de la sorcière dans la seconde moitié du XXe siècle s’inscrit dans l’élaboration d’une histoire féministe transnationale. Michelle Zancarini-Fournel rappelle qu’un groupe étatsunien, Witch, se réclamant des sorcières en puissance dans leur manifeste en 1968, essaime en Europe – en Italie notamment. La femme sorcière apparait comme la victime du patriarcat et l’icône du matérialisme historique. « Les mots féministes et sorcières sont dès lors devenus des synonymes. »
La force de cet essai réside dans la démarche de Michelle Zancarini-Fournel qui réussit, en mobilisant une historiographie foisonnante, à déconstruire le mythe de la femme sorcière, tout en écrivant dans le même temps, une histoire des sorcières et des sorciers. En cela, elle fait œuvre d’historienne, se distinguant ainsi de la littérature récente au succès incontestable. Ainsi, elle démontre de quelle manière les récits de Mona Chollet et de Silvia Federici constituent une « forme d’histoire contrefactuelle », puisqu’ils véhiculent des thèses farfelues autour des estimations chiffrées des exécutions faisant preuve de « négation confirmée » de l’histoire.
Si aujourd’hui la sorcière apparaît sous les traits d’une femme puissante qui incarnerait l’ensemble des problématiques traversées par les femmes, cet essai invite à redonner toute sa place à l’historicité des sorcières.

Amandine Tabutaud

Charles Piaget, des Lip aux milliers de collectifs dans Alternative libertaire

mercredi 15 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire, janvier 2025.

Piaget : une vie pour l’autogestion

Plus qu’une simple biographie de Charles Piaget (1928-2023) et une brève histoire de la lutte des Lip, cet ouvrage propose une chronique de ses engagements et des débats qu’ils ont suscités – en particulier sur l’autogestion – dans les milieux syndicaux – notamment de la CFDT dont il était élu – et à la gauche de la gauche d’alors – notamment au PSU.
Dans le contexte du coup d’État au Chili, la grève des Lip fut en effet, en 1973, l’occasion d’une leçon pratique de la position théorique de la voie alternative d’un « socialisme qui doit puiser dans les énergies populaires pour assoir son pouvoir ». Il s’agissait de constituer un socle politique « qui s’assume révolutionnaire, s’affranchissant d’une légalité qui n’est que celle d’un ordre capitaliste voué à disparaître ». Ce n’était pas pour autant « une tendance autogestionnaire dans la gauche non-communiste », puisque la solution « coopérative » a longtemps été rejetée, au prétexte qu’un « îlot autogestionnaire » ne pouvait être que voué à l’échec en régime capitaliste.
Ses engagements ultérieurs sont également évoqués : la tentative de coordination des ouvriers en conflit dans leur entreprise, les « Mini-Lip » – comme ils se désignent, au sein d’Agir ensemble contre le chômage, AC !, pour le collectif Citoyens résistants d’hier et d’aujourd’hui (CRHA), créé pour défendre et promouvoir avec vigueur le programme du Conseil national de la Résistance après sa tentative d’instrumentalisation par Nicolas Sarkozy en 2007.
Le camarade Théo Roumier s’est appuyé sur les archives des organisation syndicales et politiques, les déclarations de Piaget, pour présenter toutes les facettes d’un militant particulièrement charismatique et emblématique d’une époque, et surtout les nombreux débats sur les questions de stratégie et de contrôle ouvrier, que ses prises de position ont suscités. Cette énergie à « construire immédiatement des morceaux du monde que nous voulons » ne peut laisser indifférent.

Ernest London

Un premier exil libertaire sur Contretemps

mardi 14 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Contretemps, le 10 janvier 2025.

Penser l’exil,
ou la nécessaire histoire de l’anarchisme

Constance Bantman, historienne de l’anarchisme transnational, nous livre une version française de son travail de thèse, soutenu en 2007 et publié en anglais en 2013 (Liverpool University Press). Les éditions Libertalia ont été bien avisées d’ajouter à leur collection d’études historiques ce travail riche et dense sur les anarchistes exilé·es à Londres entre 1880 et 1914. Plus que la biographie collective d’un groupe militant, l’ouvrage propose une analyse de l’exil en tant qu’expérience sociale et politique, qui transforme les individus et la société qui les accueille. Pour cette raison, le livre de Bantman ne nous informe pas seulement sur la communauté anarchiste francophone de Londres, mais nous parle plus largement de l’histoire de l’anarchisme de la période, de ses évolutions, ses tensions et ses bifurcations. Elle nous offre aussi une lecture de l’histoire politique de la Grande-Bretagne : on y trouve le récit du « Socialist Revival » et des difficultés dans la formation d’un courant socialiste et syndicaliste anglais, ou l’analyse des aménagements de la tradition libérale face aux enjeux policiers et diplomatiques de la surveillance des opposant·es. À travers ce qui apparaît d’abord comme une « petite histoire » (celle d’un groupe d’environ 450 anarchistes français vivant en Grande-Bretagne, dont une soixantaine de militant·es actif·ves), Constance Bantman nous montre une nouvelle fois l’importance – toujours sous-estimée – de faire l’histoire de l’anarchisme pour mieux comprendre l’histoire contemporaine.
L’idée centrale de Bantman est d’analyser l’exil, et les sociabilités qu’il rend possible, comme un tournant dans l’histoire de l’anarchisme. Après avoir retracé à grands traits les conditions – notamment répressives – qui vont pousser une partie des anarchistes à quitter la France (chapitre 1) et le contexte militant de leur implantation à Londres (chapitre 2), l’autrice détaille la manière dont l’exil va mettre à l’épreuve leurs principes internationalistes (chapitres 3 et 4). Elle montre que Piotr Kropotkine joue un rôle majeur dans les « échanges anarchistes franco-britanniques » (p. 64), notamment grâce aux liens étroits entre deux journaux, Freedom (publié en langue anglaise par Kropotkine et la Britannique Charlotte Wilson) et Le Révolté (publié à Paris par Jean Grave). On trouve dans ce livre, comme dans celui qu’elle a publié en 2021 sur Jean Grave, l’intérêt de Bantman pour la presse, pensée comme vecteur de formation d’une communauté anarchiste transnationale et outil de diffusion des idées et des pratiques.
Néanmoins, l’autrice montre que les exilé·es peinent à s’insérer dans les réseaux anarchistes britanniques, et le militantisme transnational de l’imprimé n’empêche pas l’isolement local. Bantman donne plusieurs raisons. Il y a d’abord des divergences politiques fortes entre les militant·es britanniques et les exilé·es : on retrouve ici les tensions qui traversent le mouvement anarchiste de la période, et les oppositions entre le courant individualiste, incarné entre autres par Henry Seymour et son journal The Anarchist, et la branche communiste libertaire, dans laquelle se reconnaissent la plupart des exilé·es français·es. Ce sont également des brouilles personnelles qui empêchent les rapprochements, aggravées par la lassitude de l’exil, et la peur des mouchards. On trouve dans l’ouvrage de belles pages consacrées à l’ennui et à la suspicion, mais on manque parfois d’une sociologie plus compréhensive de ce que cela signifie concrètement, pour les individus qui le vivent, le fait d’être un·e anarchiste en exil : comment occuper ses journées ? que lire si l’on ne parle pas (ou mal) anglais ? manifeste-t-on ? quels liens peuvent être maintenus avec les proches en France ? comment est vécu le « mal du pays » par ces militant·es internationalistes ? Par ailleurs, on sait peu de choses sur ce qui a poussé ces anarchistes à choisir la Grande-Bretagne comme territoire d’exil : pourquoi ne pas partir en Suisse, aux États-Unis ou en Argentine, autres espaces de l’anarchisme transnational ?
Alors même que l’expérience de l’exil est donc avant tout pour les anarchistes français·es l’expérience de l’inertie et de la solitude, leur présence va pourtant participer à déclencher dans la société britannique une véritable « panique morale » (p. 204). Dans une période marquée par la succession des attentats anarchistes en Europe se construit la figure du dynamitard, dont les exilé·es français·es deviennent l’incarnation. L’explosif apparaît comme le symbole des risques sociaux liés aux progrès techniques et « l’anarchisme est perçu comme un des symptômes d’une modernité menaçante » (p. 209). La police britannique est obsédée par la crainte de l’attentat, et cette obsession va avoir des conséquences durables sur la politique migratoire en Grande Bretagne (chapitres 5 et 6). Bantman montre bien que, contrairement à l’image d’une police britannique libérale réticente au contrôle politique, les anarchistes vont faire l’objet d’une surveillance rapprochée. Plus encore, la peur de leur présence, doublée d’un antisémitisme croissant hostile à l’immigration juive d’Europe de l’Est, vont contribuer à remettre en cause la tradition britannique d’asile. L’adoption de l’Aliens Act en 1905 en est une première restriction, et la Grande-Bretagne va devenir le premier pays européen à mettre en place un système de contrôle de l’immigration aux frontières.
Pour finir, l’autrice revient sur la manière dont la doctrine anarchiste s’élabore et se transforme dans et par l’exil, notamment avec le glissement d’une partie des anarchistes vers le syndicalisme révolutionnaire (chapitre 7). Le contact avec les trade unions britanniques, qui apparaissent à la fois comme modèles et repoussoirs, influence certain·es militant·es : c’est notamment le cas d’Émile Pouget qui, à son retour d’exil, va défendre la voie syndicale et la stratégie révolutionnaire au sein de la nouvelle CGT. En écho, le syndicalisme anglais va lui aussi évoluer vers l’action directe, et les appels à imiter le modèle français se multiplient au début du XXe siècle. De là vont naître plusieurs tentatives de construction d’une Internationale syndicaliste révolutionnaire, qui échoueront en raison des différends sur la centralisation organisationnelle, et des conflits idéologiques sur le militarisme qui deviennent indépassables à la veille de la guerre.
Ce dernier chapitre sur les conséquences idéologiques et stratégiques de l’exil est particulièrement convaincant, et on aimerait en savoir davantage sur ces circulations transnationales d’idées et de pratiques. Ainsi, l’importance du courant individualiste britannique ne va-t-elle pas aussi imprégner une partie de la communauté exilée : qu’en est-il des questions sexuelles par exemple ? Les exilé·es vont-ils essayer de mettre en place, notamment dans la période de la Belle Epoque, des milieux libres ? Ne trouve-t-on pas les traces de communautés anarchistes en Grande-Bretagne, qui pourraient rassembler des militant·es de différentes nationalités ? De la même manière, on peut se demander si l’exil britannique ne contribue pas à des rapprochements entre le mouvement féministe et les anarchistes : Constance Bantman évoque ainsi des liens entre Errico Malatesta et la famille Pankhurst, dont on aimerait connaître les effets sur le positionnement des anarchistes français·es à l’égard du suffragisme.
Pour conclure, cet ouvrage riche et foisonnant nous rappelle utilement que l’histoire des anarchistes est encore à écrire, et qu’elle est fondamentale pour comprendre la manière dont les sociétés contemporaines se sont construites.

Sidonie Verhaeghe

Écoutez gronder leur colère dans L’Anticapitaliste

jeudi 9 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Anticapitaliste, le 6 janvier 2025.

Cent ans après la victoire des Penn Sardin, Tiphaine Guéret se penche très opportunément sur la réalité actuelle des sardinières, « les héritières des Penn Sardin de Douarnenez », comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage.
Ainsi, non seulement l’autrice nous permet d’apprendre qu’il y a encore, cent ans après, des usines de conserverie de sardines à Douarnenez, mais qu’en plus leurs ouvrières se sont mises en grève au mois de mars 2024 !
En une centaine de pages, Tiphaine Guéret, journaliste indépendante, fait le point sur la structure de l’entreprise Chancerelle – la plus ancienne sardinerie du monde – qui maintient une usine à Douarnenez mais en a installé une au Maroc, qui d’entreprise familiale a muté en groupe capitaliste financier des plus modernes. Elle évoque les conditions nouvelles de l’exploitation au sein de l’usine de Douarnenez, la structure de l’emploi, qui repose aujourd’hui largement sur de la main-d’œuvre étrangère de femmes exilées, les conditions et les effets de la mécanisation.
Elle aborde aussi la construction de solidarités nouvelles, le renouveau syndical, qui prend en compte les femmes racisées et la difficulté de constituer du commun lorsque les ouvrières parlent plusieurs langues et appartiennent à des communautés différentes pas forcément ancrées sur Douarnenez.
Un petit ouvrage très utile, qui complète parfaitement les livres sur la mémoire des Penn Sardin, permettant de faire le lien avec l’actuelle condition ouvrière, et d’investir les actrices actuelles de la force de la lutte des classes, du patrimoine de leurs aînées, voire de leurs ancêtres ! Car c’est certain, le combat continue !

Vincent Gibelin

Journal de bord de Gaza dans Télérama

lundi 6 janvier 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Télérama, le 2 janvier 2025.

« Salut les amis, toujours vivant »

Il est né à Beyrouth et voulait être ingénieur. Il est devenu journaliste en Palestine, une source incontournable pour la presse francophone. Depuis plus d’un an, Rami Abou Jamous raconte le quotidien dans la bande de Gaza, et à quel prix la vie s’y poursuit.

Sa fuite de la ville de Gaza le 10 novembre 2023, filmée avec son téléphone portable, a fait le tour du monde. Les cris, les détonations, les images difficilement soutenables des blessés et des morts dans les rues, la tension permanente… Le document de Rami Abou Jamous, journaliste palestinien de 46 ans, a montré au plus près l’exode des Gazaouis pris sous le feu de l’armée israélienne. Déplacés à Rafah, à la frontière égyptienne, lui et sa famille ont de nouveau dû fuir en mai dernier et sont depuis installés à Deir el-Balah, au milieu de la bande de Gaza. Ils vivent sous une tente, à l’image de dizaines de milliers d’autres réfugiés. « Mais nous sommes des privilégiés, nous avons des matelas et des couvertures à l’heure où l’hiver commence à se faire sentir, assure Rami Abou Jamous, joint au téléphone début décembre. Les conditions de vie deviennent de plus en plus difficiles, on manque de tout. »
C’est aussi grâce à son téléphone, quand il y a du réseau et qu’il n’est pas obligé de fuir les avancées des forces israéliennes, qu’il alimente au quotidien une boucle WhatsApp aujourd’hui composée de cent quatre-vingts journalistes et humanitaires francophones. Baptisée Gaza.Vie, elle s’ouvre chaque matin par ces mêmes mots de Rami Abou Jamous, devenus rituels : « Salut les amis » et « Tjs vivants ». Il y poste des nouvelles souvent terribles, entre bombardements, vidéos et photos d’enfants mutilés. Mais aussi des communiqués du Hamas ou de l’armée israélienne, des commentaires ou de petits articles. Un travail des plus précieux dans un territoire toujours fermé à la presse internationale : depuis les attaques du Hamas du 7 Octobre et la réplique sans fin des Israéliens, plus de cent quarante-cinq journalistes palestiniens sont morts, selon Reporters sans frontières. Plusieurs fois par semaine, il nourrit aussi son « Journal de bord de Gaza », publié sur OrientXXI. « C’est mon épouse, elle aussi journaliste, qui a eu l’idée du journal en voyant tout ce que Rami postait sur WhatsApp, confie Pierre Prier, membre du comité de rédaction de ce site spécialisé sur le monde arabe, qui a connu Rami en 2012 alors qu’il était en reportage à Jérusalem. Il m’envoie des messages vocaux, que je transcris en touchant le moins possible à son style. Rami est un formidable journaliste, qui a le sens de l’humour et de l’humain. » Dans ses chroniques, il parle de tout.
Des horreurs de la guerre, évidemment. Mais aussi du quotidien des Gazaouis, pour qui tout est compliqué. De cette femme qui n’arrive pas à trouver un médecin pour son accouchement. Du paquet de cigarettes passé à 1 000 shekels (250 euros), qui a entraîné un trafic de mégots. Du kilo de tomates ou de concombres à 400 shekels (100 euros) à Gaza-ville. De ces nouveaux « petits boulots », du type rouleurs de cigarettes, réparateurs de billets de banque ou… de tongs (!), vendeurs de sacs plastique, loueurs d’espaces de frigo… Des histoires qui en disent long sur les conditions de vie à Gaza où, pour faire face par exemple à la pénurie de shampoing, beaucoup se rasent la tête (et celles de leurs enfants). Pour tout ce travail, Rami Abou Jamous a décroché trois récompenses en octobre dernier au prix Bayeux des correspondants de guerre, l’un des plus prestigieux de la profession. « C’est une victoire. Ça montre bien qu’on peut être palestinien ET journaliste », insiste-t-il, ému.
Pourtant, c’est bien le dernier métier qu’il voulait exercer. La faute à son père, proche du leader de l’OLP Yasser Arafat, qui avait fondé l’agence de presse palestinienne Wafa dans les années 1970. Pour mieux s’en affranchir, Rami Abou Jamous se serait plutôt vu… ingénieur. Grâce à une bourse du centre culturel français de Gaza, il avait même entamé des études à Aix-en-Provence – d’où son excellent français. Mais il a dû rentrer en 1999 à Gaza après la mort du paternel, qui avait accompagné le retour du leader du Fatah dans le territoire palestinien cinq ans plus tôt. Après quelques années à travailler comme fonctionnaire au sein de l’Autorité palestinienne, Rami Abou Jamous se retrouve sans emploi après la victoire du Hamas aux élections, fin 2006. « Après six mois sans salaire, j’ai donné un coup de main à un ami qui travaillait dans une boîte de production, explique-t-il. Il avait besoin d’un fixeur [traducteur et guide pour les journalistes en reportage, ndlr] pour un reporter de L’effet papillon de Canal+, Thomas Zribi. J’ai vraiment commencé par hasard dans le métier. » Ses compétences feront le reste, on s’échange activement son numéro entre reporters. « Tous les journalistes francophones ont eu un jour affaire à Rami dans la région, confirme Benjamin Barthe, chef adjoint du service international du Monde, correspondant à Ramallah en 2007. À chaque guerre, je l’appelle. Rami est quelqu’un d’étonnant : il n’est pas de Gaza [il est né à Beyrouth, ndlr] mais a développé un amour incroyable pour cette ville, qu’il a le talent de transmettre à ceux avec qui il bosse. » Il se souvient des nombreux repas partagés sur la plage, des soirées bédouines avec four aménagé dans le sable.
Aujourd’hui, Rami Abou Jamous travaille régulièrement pour France 24, TF1, Arte et OrientXXI, et ponctuellement pour (beaucoup) d’autres. « Le vrai but, c’est de parler de Gaza tout le temps, surtout dans les médias français », confie-t-il. « Vu tout ce qu’il a traversé jusqu’ici, c’est un miraculé, souffle Cyril Payen, grand reporter à France 24, qui l’a rencontré en 2014. On a vraiment besoin de lui en vie. » Dans ses posts et ses vidéos, Rami Abou Jamous évoque aussi sa vie de famille, notamment la façon dont son fils Walid, aujourd’hui âgé de 3 ans, traverse la guerre. Souvent avec légèreté, comme lorsqu’il raconte les zigzags en voiture pour s’enfuir de Rafah ou comment il a fait jouer son fils au campeur en arrivant à Deir el-Balah. « C’est dur de faire le clown, de faire croire que tout va bien, lit-on dans son Journal de bord de Gaza, qui regroupe des chroniques parues entre le 21 février et le 29 octobre 2024. Les enfants d’aujourd’hui transmettront à leurs enfants l’angoisse et la violence qu’ils sont en train de vivre. »
Avec sa femme, Sabah, ils attendent un bébé pour mars. « Comme on est en train de nous effacer, c’est aussi notre façon de résister, de montrer que sous la tente, il y a de la vie. » Soixante mille femmes seraient enceintes dans la bande de Gaza. « Un jour, ces enfants-là déclareront l’État palestinien et vivront en paix avec les Israéliens », veut croire Rami Abou Jamous.

Richard Sénéjoux