Éditions Libertalia
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jeudi 29 mai 2025 :: Permalien
Publié dans La Vie n° 4160 du 22 mai 2025.
L’histoire est un champ de bataille. Ce n’est pas nouveau, mais notre époque le manifeste à sa manière, dans un déchaînement de récupérations idéologiques largement propagées sur les réseaux sociaux. Or ces récupérations falsifient l’histoire autant qu’elles l’instrumentalisent. Tel est le constat de départ des auteurs de ce livre, comme beaucoup d’historiens soucieux de vulgariser leur discipline pour le plus grand nombre. Pourtant, l’antidote est simple : recontextualiser, nuancer, faire la part entre les faits et ce qu’on en pense… En moins de 200 pages, les auteurs brossent l’état des connaissances historiques sur le sujet en dix questions simples aux réponses moins évidentes qu’on le croit. Qu’est-ce qu’une croisade ? Combien y en a-t-il eu ? Sont-elles une entreprise coloniale ? Qu’ont pensé les chrétiens d’Orient des croisades ? Un travail bienvenu porté par une petite maison d’édition anarchiste et antifasciste dont les options politiques n’ont pas biaisé la réflexion.
Sixtine Chartier
jeudi 29 mai 2025 :: Permalien
Publié dans Le Monde diplomatique, mai 2025.
Il intitulait ses pièces à la manière chinoise ou soviétique : Chant public devant deux chaises électriques, Les Sept Possibilités du train 713 en partance d’Auschwitz, Les Empereurs aux ombrelles trouées… Il fut une légende, tout en restant marginal. Et l’œuvre est immense. Élargir notre connaissance d’Armand Dante Sauveur Gatti (1924-2017) et des enjeux de son travail demeure d’importance. Trois livres récents le permettent.
[…]
En dehors du thème du cercle qui réunit ou emprisonne, son obsession majeure pourrait être le réveil des disparus. Beaucoup de ses grandes pièces font surgir du passé des figures politiques et intellectuelles — Ernesto Che Guevara, les mathématiciens Jean Cavaillès et Évariste Galois, le physicien Werner Heisenberg… — et les confrontent au présent. Olivier Neveux, important théoricien du théâtre politique, lui consacre un très riche essai, qui développe cette idée en la liant à la notion d’utopie : « L’utopie de ce théâtre est de produire un théâtre-utopie… Un monde où les morts bénéficient de quelques instants de plus à vivre… » Neveux précise : « Gatti n’a pas défendu un théâtre engagé, au sens où tant d’autres l’entendent, sous la pression des événements. Le théâtre doit être altéré, affecté par le monde nouveau qu’il escompte, le présent qu’il combat, le passé qu’il a espéré. »
C’est ce que faisait le guérillero du théâtre : il traçait les lignes porteuses d’invention entre un passé fantasmé et un futur à rêver.
Gilles Costaz
mercredi 14 mai 2025 :: Permalien
Publié dans L’Anticapitaliste n°751 du 24 avril 2025.
Répondre à dix questions sur les croisades, c’est l’œuvre de salubrité publique à laquelle se sont livrés Florian Besson, William Blanc et Christophe Naudin pour les éditions Libertalia. Avec en « bonus » dix questions en fin d’ouvrage, sur 200 pages environ. S’il y avait bien un « Que sais-je ? », factuel, il manquait peut-être une synthèse sur « l’objet croisade » dans ses développements historiographiques et politiques.
L’imaginaire de la croisade
Le sujet le méritait tant il est d’actualité : aujourd’hui encore, les courants réactionnaires s’emparent allègrement de l’imaginaire de la croisade. Alors nos auteurs s’y sont attelés. Le résultat est efficace et percutant.
Non seulement le livre fait le point sur des aspects précis : qu’est-ce qu’on peut appeler « une croisade » ? Combien y en a-t-il eu depuis la première, impulsée par le pape Urbain II en 1095 ? Qui est Saladin, le (re)conquérant de Jérusalem ? ; mais il s’attaque également à ce qu’on pourrait appeler sa « récupération civilisationnelle » opposant mondes « chrétiens » et « musulmans ». Ainsi les chrétiens d’Orient sont loin d’avoir toujours vus les croisés d’Occident comme des « libérateurs ». Et certaines croisades ont combattu des armées… chrétiennes.
Regards d’aujourd’hui sur hier
Le travail de l’historien, des historiens, vient ici utilement déconstruire les idées reçues comme les instrumentalisations. D’une plume alerte, les auteurs enfoncent le clou, y consacrant un chapitre. Même s’il y eu des échos progressistes de la croisade (chez les suffragettes ou les militant·es afro-américain·es), elle inspire les guerres coloniales, « habite » les collaborationnistes français et est réactivée dans les guerres impérialistes post-11 septembre. Le livre interroge aussi les regards d’aujourd’hui jetés sur hier : en se demandant par exemple si l’on peut dire des croisades qu’elles auraient été « une entreprise coloniale ».
Un cahier iconographique solidement légendé, deux cartes commentées et un précieux index des noms de personnes et personnages complètent l’ouvrage. On ne peut au passage que recommander le reste de la collection « Dix questions » de Libertalia qui compte à ce jour dix titres.
Citons pour finir la juste conclusion des auteurs, qui témoigne d’une démarche que nous partageons pleinement : « L’histoire offre une clé pour une vision plurielle du passé. Et donc vers un futur où des alternatives existeront. »
Théo Roumier
mercredi 14 mai 2025 :: Permalien
Publié dans L’Ours 541, mai-juin 2025.
Depuis sa biographie de Fernand Loriot, l’un des fondateurs du Parti communiste, parue en 2012 (L’Harmattan, L’Ours 425), Julien Chuzeville poursuit ses recherches sur les courants socialistes et communistes en France sous la IIIe République, sujet de sa thèse soutenue début 2024 sous la direction de Jean-Numa Ducange. Elles nourrissent le présent ouvrage.
La déjà dense bibliographie de Julien Chuzeville porte sur les courants opposés à la ligne de défense nationale des majoritaires socialistes en 1914, suivant leurs parcours jusqu’à la naissance du PC. Elle se distingue par un retour systématique aux archives et notamment à la presse de ces courants, avec un intérêt toujours marqué pour une approche « vue d’en bas », au plus près de l’engagement des militantes et militants sur le terrain des luttes. Il est aussi l’éditeur de sources et d’écrits de militants tels Pierre Monatte ou Boris Souvarine, et travaille sur l’édition de la correspondance complète de Rosa Luxemburg. Il a publié plusieurs articles dans Recherche socialiste (dont « Les courants révolutionnaires et les débats de l’affaire Dreyfus », repris en annexe dans cet ouvrage).
Cette « brève histoire », personnelle et engagée, est placée sous le signe d’une définition de la société socialiste par Rosa Luxemburg en 1918, ce qui n’étonnera pas les lecteurs de ses travaux précédents. Élégamment mis en page dans un format poche, avec un cahier photos, une bibliographie, un index-glossaire des noms cités, l’ouvrage est de belle facture. Sa couverture en rouge et noir, avec son illustration en forme d’insigne mêlant les trois flèches noires et une forme inconnue l’apparente à un livre de propagande, étant entendue ici dans le sens de formation pour que « la grande masse travailleuse cesse d’être une masse dirigée » (pour reprendre les termes de Rosa L.), mais qu’elle aille vers « son autodétermination toujours plus consciente et plus libre ». Elle est aussi déséquilibrée, puisque plus des deux tiers traitent de la période d’avant 1920, et que la suite est abordée au grand galop. Alors, loin d’une histoire-congrès – à telle enseigne que celui de Toulouse en 1908 sert d’exemple pour montrer qu’il n’en sort pas des choses très claires, et qu’en l’occurrence « le texte adopté n’est guère différent d’esprit que le “pacte” de 1905 » –, l’historien a raison d’insister sur les différences des courants « socialistes », sur la recherche à épisodes de leur unité (selon les injonctions de Moscou pour le PC) : mais restent-ils socialistes quand ils ne s’en revendiquent plus à l’instar du Parti communiste ?
La fin du parti politique de gauche
Peu importe finalement, car la grille d’analyse qui court à travers l’ouvrage, c’est que, depuis l’unité socialiste de 1905 brisée en 1914, ce qui était le « parti » socialiste ou communiste, bref le parti politique de gauche, n’est plus :
« D’un lieu d’autoformation de la conscience de classe et de diffusion d’idées en rupture avec la société divisée en classes sociales, permettant de contribuer à une révolution sociale menée par les travailleurs, on est passé à des partis fortement hiérarchisés qui ont pour simple but de faire élire les “bons” dirigeants, lesquelles ont seuls pour tâche de mettre en place la transformation sociale – sans les militants et sans les travailleurs. »
Certes, progressivement, avec des avancées quand les masses s’en mêlent, en 1936 et 1968 notamment. Mais le virage était pris, terminé dans une professionnalisation conduisant à la mort du parti de gauche par la mise à l’écart des « masses » par les « élus ». L’explication est-elle suffisante ? Un peu brève à notre avis, et elle ne renouvelle pas le débat entre conviction et responsabilité.
Reste que cette focale militante permet aussi à Julien Chuzeville de mettre en lumière des figures souvent négligées, des féministes qui revendiquent des droits pour les femmes – à l’instar d’Eugénie Potonié-Pierre, de Léonie Rouzade, ou de la « citoyenne Lamarre » – face à des partis en retard d’un ou deux trains, des anticolonialistes eux en avance d’un combat, toute une galerie d’acteurs et d’actrices qui ont fait cette histoire.
Frédéric Cépède
vendredi 9 mai 2025 :: Permalien
Publié dans La Croix, le 9 mai 2025.
Ce livre du photographe Martin Barzilai est le fruit d’un travail ambitieux mené pendant plusieurs années pour dépeindre la réalité des refuzniks, ces Israéliens qui refusent de servir dans l’armée.
Le livre contient quinze portraits fouillés d’hommes et de femmes israéliens, qui partagent la même décision : dire non au militarisme de leur pays. Chaque récit apporte une nuance différente de la réalité à laquelle ils sont confrontés. Certains ont refusé de faire leur service militaire, d’autres ont quitté l’armée bien plus tard. Il y en a qui ont réussi à éviter la prison, d’autres y sont passés à plusieurs reprises.
Le photographe Martin Barzilai, qui a tiré le portrait de chacun d’entre eux, a également recueilli leur témoignage, livré à la première personne. Pour un moment, le lecteur est plongé dans l’objection de conscience et le raisonnement de ces individus sur l’État d’Israël, le Hamas et leur activisme.
« J’ai quitté Israël pour des raisons politiques en 2018. J’étais enceinte et je ne voulais pas élever un enfant dans cet environnement », explique Elisha Baskin, une Israélienne ayant grandi à Jérusalem. D’autres, en revanche, ont choisi d’y rester pour continuer leur combat sur place.
Prise de conscience
Au-delà des différentes opinions politiques prononcées, on retrouve le vécu partagé face à l’injustice que subissent les Palestiniens. « Nous entrions (l’armée israélienne, NDLR) dans des maisons à 2 heures du matin pour recenser les personnes qui y vivaient ; en menaçant ces familles avec nos armes. C’étaient des maisons prises au hasard, juste pour montrer que nous étions là […]. », raconte Michael Ofer Ziv, 28 ans, qui a fini par rompre avec l’armée israélienne au terme d’une prise de conscience progressive.
En Israël, le service militaire est obligatoire à 18 ans : trois ans pour les hommes, deux pour les femmes. Il est possible d’être exempté pour des raisons religieuses ou de santé mentale. Il est aussi permis de se présenter devant une commission pour défendre une position pacifiste. Tous ces refus, toutefois, comportent des risques — encore plus importants depuis le 7 octobre 2023.
« Jusqu’à il y a peu, un déserteur ne passait pas plus de trente jours en prison. Maintenant, j’ai rencontré des personnes qui y sont restées pendant six mois », témoigne Sofia Or, 19 ans, qui a elle-même été envoyée en prison après avoir refusé de servir.
Durcissement
Les témoignages recueillis dans ce livre après le 7 octobre 2023 montrent un durcissement contre ceux qui s’opposent à la politique israélienne, mais ils apportent aussi une lueur d’espoir. « Je m’étais fixé des lignes rouges en me disant que si quelque chose comme le 7-octobre se produisait, je quitterais le pays. […] Je me disais que s’ils commençaient à armer les civils, je partirais. Toutes ces lignes ont été franchies. Et je ne pars pas. Je ne pense pas que je partirai. Je veux lutter, je crois en ce que je fais. » Ce témoignage, au cœur même d’Israël, montre que des voix s’élèvent encore pour la paix, quoi qu’il arrive, et quoi qu’il en coûte.