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vendredi 31 octobre 2025 :: Permalien
Publié dans Le Monde des livres, le 30 octobre 2025.
Claudio Albertani consacre de belles pages du Jeune Victor Serge à cette militante libertaire et féministe qui fut la compagne de ce dernier dans les années 1910. 
L’anarchisme individualiste, ce courant où Victor Serge a fait son éducation politique, s’est notamment distingué par le rôle-clé que les femmes y ont joué. Des femmes « qui ont réfléchi, écrit et participé à des expériences de vie alternative », note Anne Steiner dans son beau livre intitulé Les En-dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Epoque » (L’Échappée, 2008). Parmi celles-ci, la plus éminente et la plus attachante est sans doute Rirette Maîtrejean.
Cette militante libertaire n’est pas une inconnue. Quiconque s’intéresse à l’histoire de l’anarchisme a entendu parler d’elle. Ses souvenirs ont été publiés par les éditions bretonnes La Digitale. On peut même entendre sa voix solide et émue dans un podcast de France Culture (« Rirette Maîtrejean, l’insoumise », 2020). Mais le livre de Claudio Albertani apporte néanmoins un éclairage nouveau sur cette figure importante, qu’on présente trop souvent comme « la femme de Victor Serge », alors qu’elle fut bien plus que cela.
Un vigoureux esprit critique
C’était d’abord une intellectuelle comme le mouvement ouvrier pouvait jadis en former. Née en 1887 dans une famille de Corrèze où l’on travaille la terre de génération en génération, Anna Henriette Estorges est la fille d’un maçon qui tient à ce qu’elle étudie. Quand il meurt, celle qui rêve de devenir institutrice doit renoncer. Plutôt que de se marier, comme sa mère le lui conseille, cette petite brune au regard sagace préfère monter à Paris et vivre sa vie. Elle n’a pas 17 ans, connaît la précarité, gagne quelques sous en faisant de la couture.
Très vite, la jeune provinciale fréquente les universités populaires et divers lieux où les ouvriers politisés organisent des conférences sur les sujets les plus divers. C’est là qu’elle se lie d’amitié avec des anarchistes. Séduite par ce milieu, la jeune révoltée manifeste d’emblée un vigoureux esprit critique, prononçant une « causerie » sur le thème « le préjugé de l’antipréjugé », où elle raille ses nouveaux camarades et leur prétention à être débarrassés des idées reçues… Elle-même rétive aux conventions, elle est enceinte d’un autre quand elle rencontre Louis Maîtrejean, un sellier anar qui devient le père de son deuxième enfant. Son mari, aussi, mais pas pour longtemps : « Nos cerveaux ne se rencontraient pas. Toute conception un peu élevée lui donnait le vertige », constate-t-elle.
Désormais journaliste de combat, engagée pour la justice sociale et l’égalité des sexes, elle croise une première fois la route de Victor Serge. Mais elle le trouve d’abord hautain, guindé, un peu ridicule : « Il me déplut souverainement. Quel poseur !, fis-je. » Pourtant elle revoit bientôt celui qui signe « Le Rétif » dans l’anarchie, publication dont ils vont bientôt assurer la direction. Aussi fauchés l’un que l’autre, ils se baladent au jardin du Luxembourg, se réchauffent dans une mansarde de la rue Tournefort, tombent amoureux en lisant la poésie de Villon.
Claudio Albertani consacre de belles pages du Jeune Victor Serge à cette période où les deux militants forment maintenant un couple. Il les décrit soudés dans l’épreuve, en 1912, au moment où on les accuse d’être les intellectuels de la « bande à Bonnot ». Celle que la presse surnomme « la Claudine anarchiste », à cause de sa mise élégante, de sa coupe au carré et de ses cols Claudine, est acquittée (après de longs mois passés derrière les barreaux). Serge, lui, est condamné à cinq ans de prison, et c’est sous bonne escorte, en 1915, que les amants militants devront célébrer leur mariage. « Profitez du soleil, des fleurs, des beaux livres, de tout ce que nous aimons ensemble… », écrit le détenu.
Anarchiste toujours
Malgré la vaillance de Rirette, présente et solidaire, leur couple ne survit pas à ces années douloureuses. Chacun poursuit la lutte de son côté. Lui à Barcelone puis à Petrograd, où il rallie la cause bolchevique. Elle à Paris, anarchiste toujours. En 1931, quand Victor Serge publie Naissance de notre force, elle considère que ce roman donne une image faussée de ce qui fut leur combat « individualiste » commun. Dans La Revue anarchiste, elle écrit qu’il fait montre « d’une sécheresse de cœur, d’un pouvoir d’oubli invraisemblable ».
Jusqu’à sa mort, Rirette Maîtrejean sera fidèle à une certaine idée de la rébellion et de l’émancipation. « L’esprit est toujours l’esprit. Pour moi l’anarchie est une manière spirituelle de vivre. Ça continuera. Nos rêves ne seront pas perdus », dira celle qui travailla longtemps comme correctrice dans la presse, où elle devint l’amie d’Albert Camus. L’insurgée mourra au milieu de ses livres et de ses chats, en juin 1968, en pleine révolte de la jeunesse.
Jean Birnbaum
vendredi 31 octobre 2025 :: Permalien
Publié dans Le Monde des livres, le 30 octobre 2025.
Le premier tome de cette biographie retrace les débuts de l’écrivain, grande figure de la gauche antitotalitaire au XXᵉ siècle. Entre phalanstère anarchiste et « bande à Bonnot », promenade exaltante dans le milieu libertaire à la veille de la Grande Guerre.
En 1917, le jeune révolutionnaire au port aristocratique, yeux noirs et lèvres pincées, envoie une lettre en forme de bilan. Depuis la Barcelone anarcho-syndicaliste, et alors que ses camarades sont une fois de plus tentés par la violence, il écrit à un ami : « Je suis dégoûté de voir nos idées, si belles, si riches, finir dans la boue et le sang, dans un ignoble gâchis d’énergies juvéniles. »
À l’époque, celui qui trace ces mots est essentiellement connu des milieux libertaires, où l’on apprécie les articles qu’il signe sous le pseudonyme « Le Rétif ». Il n’est pas encore le célèbre Victor Serge (1890-1947), dissident soviétique libéré par Staline grâce à une mobilisation internationale orchestrée par des écrivains de renom comme André Malraux, André Gide ou Romain Rolland ; il n’est pas ce héros solitaire que les communistes parisiens qualifieront de « traître » et de « fasciste » parce qu’il osait dire ce qu’il a vécu en URSS ; il n’a pas publié S’il est minuit dans le siècle (1939), son grand roman de la tyrannie soviétique.
Et pourtant, à 27 ans, Serge est déjà un vieux militant. Il a connu les plus hautes espérances comme les pires trahisons. Il a passé cinq ans en prison. Et le double dans les cercles anarchistes. Ce moment libertaire a-t-il été décisif dans le destin de Victor Serge, l’une des principales figures de la gauche antitotalitaire au XXe siècle ? Si le révolutionnaire s’est toujours soustrait aux meutes, et s’il n’a jamais renoncé à servir la vérité, le doit-il à son engagement dans ce courant que l’on nomme l’« anarchisme individualiste » ? C’est en tout cas l’idée défendue par Claudio Albertani dans Le Jeune Victor Serge.
Effervescence intellectuelle
À l’appui de cette thèse, l’auteur concentre son attention sur le premier Victor Serge. Fils d’exilés antitsaristes, il naît à Bruxelles dans une famille pauvre où les conversations sont peuplées de procès et de pendus. Plutôt que des contes de fées, ses parents lui racontent des histoires de prisonniers politiques… Enfant, il s’habitue à la faim. À 13 ans, il vit seul, et multiplie bientôt les petits boulots : apprenti photographe, technicien du gaz, dessinateur dans un bureau d’architecte. Chaque jour, il se contente d’une livre de pain et de quelques poires, plus un verre de lait que la logeuse lui vend à crédit. Mais le dénuement matériel est compensé par l’effervescence intellectuelle. Après avoir lu les textes du théoricien anarchiste Pierre Kropotkine (1842-1921), notamment son pamphlet intitulé Aux jeunes gens (1880), l’adolescent prend une décision : il passera sa vie à étudier sans faire d’études.
Avec d’autres révoltés rencontrés dans la rue, il lit Zola, apprend à boxer, fréquente un phalanstère anar baptisé « L’Expérience », situé en lisière de la capitale belge. Ses membres organisent des conférences sur l’amour libre, cultivent des légumes, publient un journal et fabriquent une gamme d’objets en céramique – des assiettes ornées de slogans libertaires, entre autres. Ne pas remettre le bonheur à plus tard, vivre tout de suite « la vie insolente, la vie anarchiste », tel est le désir de ces individualistes qui se méfient des mouvements collectifs, de l’« insurrectionnalisme » et de toute révolution sociale : qui veut changer le monde doit bouleverser sa propre existence ! « La vie, toute la vie, est dans le présent, attendre c’est la perdre, attendre demain pour être libre, pour jouir d’être, pour se sentir vivre ? Nous ne faisons plus ce jeu », écrit Victor Serge dans le journal l’anarchie, en 1911. Il a 21 ans et vit maintenant à Paris.
Mais ce petit monde est alors divisé. Notamment sur la question de l’« illégalisme ». Contre ceux qui prônent les braquages et les assassinats, Serge affirme que l’on ne bâtit pas une politique sur la haine, pas plus que l’on n’édifie une société juste à coups de dynamite – ce qui lui vaut d’être traité de « vendu ». Mais quand la fameuse « bande à Bonnot » commence à répandre le sang, il se sent obligé de proclamer sa solidarité avec des hommes qu’il connaît bien. Arrêté par la police, il est longuement interrogé : « Homme d’une intelligence supérieure, quoique de nature efféminée, il est d’un caractère énergique », note un rapport de police. Accusé d’être l’idéologue de la bande, Le Rétif est condamné et passe cinq ans sous les verrous : « En le frappant, lui mon amant et mon camarade de combat, ils avaient tué ma jeunesse et mon amour », écrira sa compagne, la remarquable Rirette Maîtrejean (1887-1968), saluée ici en des pages bouleversantes. De cette expérience, Serge tirera Les Hommes dans la prison (1930), beau roman que les éditions Libertalia republient (314 pages, 10 euros) en même temps que la biographie signée Claudio Albertani, qui devrait comporter deux autres tomes.
Thèse séduisante et discutable
Journaliste et historien vivant au Mexique, ce dernier est lui-même un militant libertaire. On pourra d’ailleurs être agacé par tel parti pris ou tel raccourci argumentatif, voire surpris par la complaisance de l’auteur à l’égard de la violence « politique ». Mais cette sensibilité anar, assumée, permet à l’auteur de perpétuer ce que la littérature du mouvement ouvrier a produit de meilleur, avec ce mélange de rigueur, de gouaille et d’humour qui donne au texte les intonations exaltantes, et presque le collier de barbe, propres aux socialistes d’antan. Ce mélange est approprié pour décrire le milieu libertaire à la veille de la Grande Guerre, où se côtoient révolutionnaires aguerris, déserteurs en fuite, typographes inventifs, aventuriers fêlés, performeurs nudistes et, bien sûr, indicateurs de police.
Reste la thèse du livre, à la fois séduisante et discutable. Victor Serge, qui a écrit un roman intitulé Naissance de notre force (1931), a-t-il trouvé la sienne durant ces années anarchistes ? Bien qu’il ait eu tendance à en minimiser l’importance à la fin de sa vie, est-ce le combat libertaire qui a fait de lui le non-conformiste qu’il devait être ? En refermant Le Jeune Victor Serge, on se dit plutôt que, s’il a choisi l’anarchisme individualiste, c’est qu’il avait déjà une conception bien à lui de la conscience humaine, de sa médiocrité commune et de ses sursauts miraculeux. En prison, se souvenait-il, il y avait « des hommes moyens et des hommes remarquables, portant en eux une étincelle divine ». Voilà, pour un anarchiste, une façon originale de désigner la force d’âme, la puissance de sédition, bref, la liberté. Et, pour Victor Serge en particulier, une manière d’affirmer que toute dissidence est une rébellion spirituelle.
Extraits
« Victor et Rirette deviennent amis et se voient de plus en plus souvent. Le matin, ils se rendent dans les bibliothèques ou se promènent dans le jardin du Luxembourg ; le soir, ils se promènent sur les quais de la rive gauche et se rendent ensuite dans la chambre de Rirette, rue de Seine. Probablement, c’est Rirette qui l’a poussé à embrasser les idées de Stirner [Max Stirner, auteur en 1844 de L’Unique et sa propriété], et de Nietzsche, bien qu’il les connût sans doute déjà. Le dimanche, ils visitent un musée pour goûter au charme de la peinture et, lorsqu’ils ont un peu d’argent, ils s’offrent le luxe de parcourir un tronçon du fleuve sur un bateau-mouche. Ils descendent ensuite à l’arrêt du parc de Saint-Cloud, où ils passent des heures à lire ou à revoir les traductions des écrivains Mikhaïl Artsybachev, Constantin Balmont et Dimitri Merejkovski que Victor effectue pour l’éditeur Povolozky. »
Le Jeune Victor Serge, page 184.
« La fin spectaculaire de Bonnot et de ses amis a contribué à les faire entrer dans la légende (…). L’émoi suscité par l’affaire est tel qu’il éveille la curiosité du [criminologue] Émile Michon, qui obtient l’autorisation de rendre visite aux prisonniers pour sonder leur âme et faire la lumière sur les raisons de leur comportement apparemment incompréhensible. Tout en accréditant une fois de plus la version officielle selon laquelle l’anarchie était une sorte de maladie mentale contagieuse, l’illustre scientifique refuse de répéter que les bandits étaient des monstres assoiffés de sang. Au contraire, il reconnaît qu’ils ne correspondent pas au stéréotype du criminel féroce créé par la presse et qu’ils font preuve d’une grande humanité. Le scientifique a notamment été frappé par la force de caractère de ces jeunes hommes. (…) Le criminologue ne tarit pas d’éloges sur Le Rétif [Victor Serge] : “Homme d’une politesse exquise et d’une grande douceur (…), il possède une autre qualité dont sont totalement dépourvus la plupart de ses coïnculpés : il a du tact.” »
Le Jeune Victor Serge, pages 239-250
Jean Birnbaum
jeudi 30 octobre 2025 :: Permalien
Le petit livre Dix questions sur l’anarchisme, paru en français aux éditions Libertalia en 2020, a suscité l’intérêt au-delà de l’Hexagone. Il a été traduit en grec, en brésilien, en anglais. Aujourd’hui, des camarades libanais sollicitent sa traduction en arabe, estimant que le livre peut trouver son public au Maghreb comme au Machrek.
Durant les mouvements populaires de 2011-2013, les débats sur le sens et le but de la révolution ont encouragé la diffusion – notamment en Égypte, au Liban et en Tunisie – d’ouvrages anarchistes. Dans son étude « Colonialism, Transnationalism and Anarchism in the South of the Mediterranean » (2020), la chercheuse Laura Galián cite notamment la circulation de trois traductions arabes : Colin Ward, Anarchism, a very short introduction (2004) ; Noam Chomsky, On Anarchism (2005) ; Daniel Guérin, L’Anarchisme. De la doctrine à l’action (1970).
Dix questions sur l’anarchisme propose une approche plus moderne et plus transnationale, notamment sur l’antiracisme, l’anti-impérialisme, l’écologie, le féminisme…
La traduction sera confiée à un professionnel, lui-même de sensibilité communiste libertaire. Quant à la diffusion, elle dépendra de la souscription.
• avec 1 200 euros récoltés, nous financerons la traduction et la distribution sous forme d’ebook libre et gratuit. Une version maquettée en A5 en PDF sera également librement téléchargeable, pour les groupes militants qui souhaiteraient en faire un tirage sous forme de brochure ;
• à partir de  1 700 euros récoltés, nous l’éditerons au format livre de poche, pour les lectrices et lecteurs qui voudront se le procurer sous cette forme à prix modique.
لكتاب الصغير عشر أسئلة حول التحررية (أو الأناركية)، الصادر بالفرنسية عن دار نشر ليبرتاليا عام 2020، أثار اهتماماً خارج حدود فرنسا.فقد تُرجم إلى اليونانية، والبرتغالية البرازيلية، والإنجليزية.
واليوم، يطلب رفاق لبنانيون ترجمته إلى العربية، معتبرين أن الكتاب يمكن أن يجد جمهوره في الشرق العربي أيضاً؟ 
خلال الحركات الشعبية بين 2011 و2013، شجّعت النقاشات حول معنى الثورة وهدفها على انتشار الكتب الأنركية – لا سيما في مصر ولبنان وتونس. في دراستها الاستعمار، العولمة العابرة للحدود والأنركية في جنوب المتوسط (2020)، تشير الباحثة لورا غاليان إلى تداول ثلاث ترجمات عربية على وجه الخصوص : كولين وورد، الأنركية : مقدمة قصيرة جداً (2004)؛ نعوم تشومسكي، حول الأنركية (2005)؛ ودانيال غيران، التحررية : من النظرية إلى العمل (1970).
يقدّم كتاب عشر أسئلة حول الأنركية مقاربة أكثر حداثة وعابرة للحدود، خصوصاً حول قضايا مناهضة العنصرية، ومناهضة الإمبريالية، والبيئة، والنسوية...
ستُسند الترجمة إلى مترجم محترف، ذي حساسية شيوعية تحررية.أما مسألة النشر فستعتمد على الاكتتاب
 
الهدف جمع 1200 يورو، لتمويل الترجمة والتوزيع في صيغة كتاب إلكتروني حر ومجاني. كما ستتاح نسخة مصممة بحجم A5 بصيغة PDF للتنزيل المجاني، لتتمكن المجموعات النضالية من طباعتها في شكل كتيّب
ابتداءً من 1700 يورو، سينشر الكتاب في ضيغة جيب poche للقراء والقارءات الراغبين في اقتنائه بهذا الشكل وبسعر زهيد
Pour participer :
https://www.helloasso.com/associations/editions-libertalia/collectes/pour-la-traduction-et-la-diffusion-en-arabe-de-dix-questions-sur-l-anarchisme
mercredi 1er octobre 2025 :: Permalien
Publié sur www.lesmissives.fr le 30 septembre 2025.
Il faisait beau à Paris ce dimanche 28 septembre, aux terrasses on reprenait un petit goût d’été, ça sentait l’insouciance et la glace à la pistache. Hormis une poignée d’infatigables militantes, personne ne savait que c’était la journée mondiale pour le droit à l’avortement, et puis, de toute façon, en France ça va pour nous, on a constitutionnalisé le droit à l’IVG, alors parler de femmes qui meurent de septicémie ou qui sont contraintes d’accoucher de fœtus non viables, ça gâche un peu la fête et ça donne un goût amer aux glaces à la pistache.
Oui, mais.
Dans la petite rue pavée qui mène à la Maison de la poésie, il y avait foule : on attend Annie Ernaux, notre monument littéraire national toujours vaillante, Mariana Otero était là, réalisatrice et fondatrice de l’association Aux avortées inconnues et à l’initiative de cette soirée, Sarah Durocher, indispensable présidente du Planning familial, et Violaine Lucas, tenace directrice de Choisir la cause des femmes. Des comédiennes, des militant·es, des éditeur·ices engagé·e.s réuni·es pour entendre et faire entendre les voix des femmes qui, avant la loi de 1975, ont été contraintes d’avorter illégalement, prêtes à risquer de perdre la vie pour pouvoir la choisir justement cette vie, pour se choisir elles, avec courage mais le plus souvent dans une solitude et une détresse absolues.
Dans les locaux de Choisir la cause des femmes, au moment du décès de Gisèle Halimi, on exhume les archives. Émotion des militantes qui découvrent en 2020 une pochette « I.V.G Correspondance adressée au professeur Milliez ». Lors du procès de Bobigny, il fut l’un des témoins cités par Gisèle Halimi : auprès des juges, des hommes exclusivement, le témoignage de celui qui déclara qu’il aurait aidé Marie-Claire Chevalier à avorter si elle le lui avait demandé, en dépit de ses convictions religieuses, fit forte impression. Dans la pochette, une cinquantaine de lettres adressées au professeur Milliez, des femmes ou parfois un proche, qui lui demandent de l’aide pour avorter illégalement entre 1971 et 1974. Grâce aux militantes de Choisir qui ont eu le souci de préserver cette archive, aux éditions Libertalia, qui publient aujourd’hui les lettres, à la Maison de la Poésie qui a consacré une soirée à la lecture de ces témoignages par les voix plurielles de comédien·nes réuni·es sur le plateau, les voix s’élèvent d’un passé pas si lointain et disent autant le désespoir que la détermination. 
Mères de famille déjà nombreuses, jeunes filles isolées, précaires, célibataires… Les parcours sont multiples mais se rejoignent : toutes veulent choisir leur vie, décider pour elles-mêmes. L’accompagnement musical de Maëlle Desbrosses ajoute à la solennité du moment, les vibrations graves emplissent la salle silencieuse, attentive, émue. Les voix s’élèvent, réclament conseils et assistance, sollicitent l’indulgence du professeur, demandent à ne pas être jugées, se justifient, livrent sobrement des bouts de vie précaires qui pourraient basculer avec l’arrivée d’une bouche de plus à nourrir. Vivant dans de petites villes de province, éloignées des centres médicaux et des réseaux militants, livrées à la toute-puissance tyrannique de médecins de famille garants d’un ordre moral nauséabond, les requérantes supplient parfois, acculées aux pires extrémités. Mais surtout elles défient les lois, les autorités, le gouvernement et toute une société qui les condamne au silence, à la honte et à la mort possible. Ce qui les unit au-delà de la vie non désirée qu’elles portent en elles, c’est le manque d’argent. Se rendre à l’étranger pour avorter : impossible pour la majorité de ces femmes aux revenus modestes, qui s’expriment à grand renfort de formules de politesse, usent d’une syntaxe maladroite, témoin de parcours scolaires tôt interrompus. Ne pas pouvoir disposer de son corps librement, une immense injustice de genre à laquelle s’ajoute, implacable, l’injustice de classe, comme le met en exergue Annie Ernaux :
« Ces lettres sont la preuve absolue, aveuglante, que les femmes pauvres n’avaient aucun moyen d’avorter, qu’elles étaient les victimes de la loi de 1920, les plus riches et celles qui avaient des relations trouvaient facilement des solutions. Étudiante boursière, j’avais dû emprunter ce qui correspondait au salaire d’une secrétaire et huit fois au coût mensuel d’une chambre en cité universitaire pour payer une avorteuse. »
La très belle mise en page du recueil nous donne accès aux lettres d’origine et à leur transcription, les écritures serrées ou déliées, pages dactylographiées ou couvertes d’une calligraphie d’écolière sont les traces vives de celles à qui il est rendu hommage dans ce monument de papier. Mais Mariana Otero, dont la mère, la peintre Clotilde Vautier, est décédée en 1968 à la suite d’un avortement clandestin sans que cela ne soit dit à ses filles veut aller plus loin : elle réclame la création à Paris d’un monument aux mortes des avortements clandestins, idée portée également par Nancy Huston qui l’avait suggéré dans une tribune du journal Le Monde en 2003 après avoir vu le film de Mariana Otero relatant l’histoire de sa mère, Histoire d’un secret. L’idée a été validée par le Conseil de Paris mais combien de temps, d’énergie, de concertations et de force de persuasion faudra-t-il pour la faire aboutir ? On peut commencer par signer la pétition ici.
Absence de statistiques, données falsifiées, effacement des traces menacent la mémoire fragile de ces femmes : à nous de lire leurs lettres, de continuer à parler d’elles, d’entretenir cette mémoire de résistance.
Ce livre, ce projet de monument, ce n’est pas seulement l’hommage rendu au passé, c’est un acte de désobéissance civile qui résonne au présent. Une femme meurt toutes les neuf minutes dans le monde d’un avortement clandestin. Le droit à l’avortement est remis en cause par les gouvernements d’extrême droite partout en Europe et ailleurs. Même les pays où l’avortement est autorisé disposent d’un accès réel très inégal : en France, nombreuses sont les femmes qui doivent changer de département pour avoir accès à une IVG en raison des faibles moyens alloués aux structures médicales. La méthode médicamenteuse est prescrite à 78 %, reléguant l’avortement à la solitude de la sphère privée parce que cela évite de surcharger les équipes en effectif réduit (et que la méthode dite par aspiration n’est pas « rentable »). La loi mentionne pourtant que les personnes doivent pouvoir décider librement de la méthode abortive… Les attaques des militants anti-IVG sont croissantes, violentes, sous forme de campagne d’intimidation, de propagande qui avance masquée, mais très puissamment soutenues par les milliardaires fascistes et extrémistes religieux, Bolloré, Stérin et consorts. Notre vigilance doit être entière, comme notre soutien à celles qui osent aider les femmes à avorter illégalement ailleurs doit être constant. En Pologne, où l’avortement est désormais interdit depuis 2020, les équipes militantes de l’ONG fondée par Justyna Wydrzyńska Abortion Dream Team accomplissent un travail considérable et subissent des attaques répétées. Pour les soutenir, c’est là : https://adt.pl/en/.
Lucie Giovanetti
mercredi 1er octobre 2025 :: Permalien
Teresa Moya, autrice de Vegan food, art & rock’n’roll était l’invitée du podcast Incendiaires du 29 septembre 2025.
Elle revient sur ses années de punk et de militantisme, la restauration végane, L214, etc.