Le blog des éditions Libertalia

Handi-Gang dans Télérama

mardi 3 mai 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Télérama, le 13 octobre 2017.

Handi-Gang,
quand les handicapés passent à l’action

Un groupe de handicapés vengeurs au service de la lutte pour l’accessibilité ? Une réalité dans les années 1970, remise au goût du jour dans un roman aussi offensif que tendre signé Cara Zina. Qui sait de quoi elle parle.

Écouter Cara Zina lors d’une des présentations de son second roman, Handi-Gang n’est pas une perte de temps. Qu’elle en lise avec malice quelques pages, ou qu’elle explique dans un langage direct et concret ce que signifie être handicapé en France, elle sait accrocher l’attention sur un sujet que beaucoup voient de très loin.

Le point de départ du roman, c’est une expérience personnelle vécue par Cara Zina et son fils handicapé : « Je l’avais emmené dans une colonie de vacances censée être pensée différemment. Mais aucune activité physique n’avait été prévue pour lui et il n’avait pu participer qu’à un atelier de braille. De là, j’avais imaginé une histoire autour d’un super-héros en fauteuil roulant, connaissant le langage des signes, le braille et d’autres savoirs propres aux handicapés. Mais finalement, je trouvais ça peu crédible et je suis partie sur l’idée d’une équipe très diversifiée ».

Le roman raconte l’histoire de Sam, un adolescent en fauteuil roulant, que le manque d’accessibilité à sa ville révolte au point de fédérer d’autres infirmes, sourds, autistes… Ensemble, ils passent à l’action sous le nom de Handi-Gang, en s’attaquant vengeurs à des lieux non accessibles, que ce soit une école ou une salle de concerts.

« J’ai une certaine nostalgie de ma jeunesse, durant laquelle on pensait encore à changer le monde, faire converger les luttes, ce qui ne préoccupe pas tellement les jeunes d’aujourd’hui. Le livre est presque anachronique », assume Cara Zina, amie proche de Virginie Despentes.

Sa fiction s’appuie de fait sur une certaine réalité. Dans les années 1970, un Comité de luttes des handicapés a vu le jour. Parmi ses faits d’armes, la destruction de marches d’escalier empêchant des étudiants en fauteuil d’accéder à la cafétéria d’une université ; ou encore l’occupation d’un centre qui exploitait des infirmes au travail. Certains combats sont toujours d’actualité, comme le confirme Cara Zina : « L’Association des paralysés de France a accepté que les travailleurs handicapés soient engagés par des entreprises de sous-traitance qui les rémunèrent encore moins que le sont les détenus pour leur travail en prison. »

Au fil des années, le Comité de lutte des handicapés hésite sur sa stratégie, tiraillé entre la tentation d’actions plus violentes et l’acceptation d’un combat légal, relayé au sein de partis politiques de gauche. Idem pour l’Handi-Gang, qui se questionne vite sur la légitimité de la violence et ses limites. « À chaque fois que des gens luttent ensemble, ils le font dans une démarche universelle mais chaque individu est toujours influencé par sa propre histoire personnelle », commente l’auteure. « Un passé douloureux peut alimenter une rancœur qui va guider certains choix politiques. »

Handi-Gang c’est aussi l’histoire de Djenna, mère célibataire, attachante et drôle, elle aussi enivrée par un parfum de révolte face à ce que vit son fils. Leurs deux points de vue s’expriment au fil des chapitres. Une certaine gravité plane sur ceux mettant en scène Sam et son équipe, tandis que ceux dédiés à Djenna, ses copines et ses amours contrariés s’avèrent colorés, tendres et émouvants.

« Je voulais toucher les gens peu concernés par l’histoire d’une mère célibataire de 50 ans, décalée, parfois inconsciente, perdue et essayant de trouver sa place. Dans mon premier roman (Heureux les simples d’esprit, journal intime d’une Bridget Jones punk, délurée et révoltée, découvrant l’âge adulte – NDLA), j’avais délibérément usé de l’humour pour faire passer des événements graves. Si celui-ci peut être drôle, ça a été presque inconscient. C’est sans doute ma propre manière de voir et de faire les choses. » Un humour présent également dans le récit des problèmes quotidiens des handicapés.

Zina donne vie à des adolescents aspirants à l’autonomie, l’émancipation et prenant en mains leur vie. « Contrairement à ce que disent les membres du Handi-Gang dans le livre, les pouvoirs publics prennent des mesures. Mais les lois pour l’accessibilité ne sont pas forcément respectées parce que les mentalités ne suivent pas ». Et de citer un cinéma UGC supprimant ses séances sous-titrées pour les sourds, sous le poids des plaintes de nombreux clients, ou des professeurs décrivant les parents d’élèves handicapés comme « chiants et jamais contents ».

« Il y a une tendance à considérer normal que les handicapés et leurs familles n’aient pas accès à autant de choses que les autres. En milieu scolaire, si les parents n’insistent pas, ils n’arrivent pas à scolariser leurs enfants. Beaucoup d’établissements considèrent qu’ils sont déjà bien gentils de les accepter et qu’ils ne vont quand même pas les prendre toute la journée. » De même, la récente décision du gouvernement de supprimer les emplois aidés a des répercussions directes sur l’accès des élèves handicapés à l’école puisque les auxiliaires de vie scolaire, qui les accompagnent durant leurs journées, sont majoritairement des emplois aidés.

En attendant une véritable prise de conscience et des moyens conséquents, la France ne semble pas la moins bien placée. « Elle reste cependant derrière les pays anglo-saxons », nuance Cara Zina. « Ici, les musées sont gratuits pour les handicapés mais une grande partie des espaces ne leur est pas accessibles. Aux États-Unis, ils le sont et les handicapés paient le même prix que les autres… une démarche qui les aide sans doute davantage à se considérer comme des citoyens à part entière. »

Propos recueillis par Philippe Roizès

Briseurs de grève sur le site ActuSF

mercredi 20 avril 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le site ActuSF, 15 décembre 2021.

Sacrifié du second confinement, Briseurs de grève est une fiction qui n’aurait pas dû passer sous le silence des critiques : c’est un témoignage historique édifiant des mouvements ouvriers, sociaux et syndicaux des USA de 1877 à 1914, histoire difficilement accessible par d’autres biais qu’une littérature scientifique de niche.
On y suit un briseur de grève, un espion infiltré du capitalisme pour dénoncer les activistes, les faire virer ou pendre.
L’écriture est palpitante et l’imaginaire de la révolte vogue au rythme des grèves et émeutes. Actions et suspense garantis.

Briseurs de grève sur le site Charybde 27

mercredi 20 avril 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Note de lecture publiée sur le site Charybde 27 le 20 juillet 2021.

Racontée d’un grand souffle au ras du terrain, dans le regard d’un idiot utile, la mise au pas méthodique du mouvement ouvrier américain entre 1880 et 1920, par la violence, la corruption et la complicité étatique à travers ce qui deviendra le FBI. Une épopée sordide et vitale.

Robert William Coates restait à l’écart, un peu hébété, en tenant le mousqueton Enfield 1861 par le canon. Qui sait s’il allait devoir l’utiliser. Il espérait que non : il craignait qu’il lui explosât entre les mains. L’armement distribué par le Comité de salut public était loin d’être ce qu’il y avait de meilleur. Les fusils de chasse et les revolvers d’avant la première guerre civile foisonnaient. Les patrons se montraient avares, même quand il s’agissait de se défendre. Ceux qui possédaient des armes plus modernes ne faisaient guère preuve de bonne volonté non plus. Quelques minutes plus tôt, un des rebelles avait galopé vers les nids de mitrailleuses Gatling en tirant comme un fou. On aurait dit un petit cow-boy à la peau très foncée, sans doute un Mexicain. Derrière lui se tenait une fille aux cheveux courts. Pris de surprise, les soldats du 23e régiment d’infanterie n’avaient pas réagi avec la rapidité nécessaire. Le fugitif à cheval avait sauté par-dessus leurs sacs de sable et avait disparu dans un nuage de poussière. Heureusement, les autres insurgés ne semblaient pas aussi courageux. Ils se pressaient devant le Schuler’s Hall, sans montrer la moindre intention de réagir. De l’édifice, sous un grand drapeau américain et un grand drapeau rouge, pendaient les banderoles de ce que l’on avait appelé « la Commune de Saint-Louis ». L’une d’elles, du Workingmen’s Party of the United States, tendue entre deux colonnes de l’immeuble à trois étages, annonçait la prise du pouvoir de la classe ouvrière et des journaliers. « La Commune », c’est ce qu’écrivaient les journaux locaux furieux, en mémoire de ce qui s’était déroulé en France en 1871.
En cette fin de printemps et ce début d’été 1877, d’autres Communes avaient vu le jour à Chicago, New York, dans de nombreuses localités. Sous la pression d’une grève générale des cheminots, les travailleurs, toutes catégories confondues, avaient décidé de s’emparer du commandement de leurs lieux de souffrance. Ils réclamaient la journée de travail de huit heures.
« On meurt de chaud, dit Coates à un milicien à côté de lui qui transpirait aussi beaucoup. Quand vont-ils se décider à déclencher l’attaque ?
— Garde ton calme, gamin », répondit son interlocuteur, un homme massif et moustachu.
Il portait pardessus et chapeau melon, comme une bonne partie de ceux qui n’étaient pas en uniforme.
« Où t’ont-ils recruté ? Dans un jardin d’enfants ? »
Profondément vexé par cette allusion à son jeune âge, Coates ne répondit pas. Il est vrai qu’il n’avait que quatorze ans, mais si on lui avait donné un fusil, ça voulait bien dire qu’on avait besoin de lui. D’ailleurs, sur les trains de la compagnie du général James Harrison Wilson, où il avait d’abord été homme à tout faire, puis apprenti freineur et enfin mécanicien, il avait trimé bien plus que le bourgeois qui le traitait en ce moment de gamin. Le même Wilson l’avait remarqué et engagé dans les bureaux de la compagnie St Louis and Southeastern Railroad, pour le service courrier. Jusqu’à l’avant-veille où il lui avait mis entre les mains un Enfield vieillot, mais qui fonctionnait encore.
« Je compte sur toi, lui avait-il dit. Au St Louis Gun Club ils t’enseigneront comment utiliser cette arme contre les pires canailles de la ville. Avec un peu d’intelligence, tu apprendras tout de suite. Fais-en un bon usage au moment venu.
Ces paroles, prononcées par un héros de la guerre civile, promu général par Sherman en personne, avaient flatté Coates au point de le faire rougir. Maintenant il était prêt à tout – y compris à supporter la chaleur et les taquineries des collègues plus âgés – pour revoir un sourire sur le visage bienveillant de Wilson, le magnat le plus généreux et le plus paternel d’Amérique.

Publié en 2003, « Anthracite » racontait notamment comment, du mythe commode de la Frontière américaine, émergeaient entre 1870 et 1877 les premiers grands barons-voleurs, pères fondateurs du débridé et dominateur capitalisme américain, avec leurs hordes dédiées de pistoleros, bientôt encadrées au sein d’agences de détectives ayant pignon sur rue. Fermant le mini-cycle du « Métal hurlant », inscrit de plain-pied dans le fantastique biscornu, à travers le personnage du tueur à gages et à objectifs personnels Pantera, versé dans les arts magiques du vaudou mexicain, il se rattachait pleinement à la veine hybride entre genres littéraires qu’affectionne tout particulièrement le créateur de la vaste et brûlante saga « Nicolas Eymerich, inquisiteur ».
Publié en 2004, « Nous ne sommes rien, soyons tout ! » enjambait cinquante ans des histoires parallèles du capitalisme financiaro-industriel et du mouvement ouvrier américains, pour nous proposer de plonger dans les longs soubresauts d’agonie, entre 1919 et 1960, d’un syndicalisme de combat, gangrené au fil du temps par les abandons et les fatigues, par la suprême adaptabilité de l’adversaire nanti et avide, et peut-être surtout par les tactiques véritablement guerrières déployées par le patronat avec la complicité des pouvoirs publics, en matière d’infiltration, de corruption et de promotion de syndicats « jaunes » favorables avant tout aux intérêts des propriétaires, soubresauts matérialisés par un cheminement aux côtés de l’abject personnage créé pour l’occasion, le fort pourri Eduardo Lombardo.
Publié en 2012, longtemps retardé par le cancer qui occupa fâcheusement Valerio Evangelisti en 2009 et 2010, enfin traduit en français en novembre 2020, par Paola de Luca et Gisèle Toulouzan chez Libertalia, « Briseurs de grève », pièce maîtresse de ce grand dispositif historique, avec ses 500 pages et ses abondantes notes bibliographiques, comble avec détermination le vaste espace qui séparait 1877 de 1919, en nous offrant de cheminer quarante ans aux côtés de Robert William Coates, ouvrier pauvre, malsain et réactionnaire, devenu, très jeune, infiltrateur professionnel, rémunéré par le patronat et par ses agences de détectives (jusqu’à ce que certaines d’entre elles donnent naissance au très officiel FBI), et dont la vie décharnée, sordide et alcoolisée constitue le fil rouge de ce récit d’une lutte sans merci, conduite avec patience et ressources financières, contre les tentatives des ouvriers et des démunis pour obtenir davantage que le mépris et les miettes des possédants, et tout particulièrement contre l’IWW (le grand syndicat unitaire, la « One Big Union » du titre original italien de l’ouvrage).

« Bob, tu vas devoir redevenir cheminot. J’espère que ça ne te dérange pas.
— Oh non, monsieur Furlong, répondit Robert Coates, un peu surpris. Je pense que M. Wilson me reprendra volontiers. »
C’était le 5 février 1884, une journée très froide dans tout le Missouri. Il y avait encore des traces de neige sale aux bords des trottoirs couverts de flaques. Depuis un an, Robert William Coates travaillait à temps plein pour la Furlong Detective Agency – dont le siège central était à Saint-Louis –, après un très long apprentissage, en accord avec son vieux patron, James Harrison Wilson. Celui-ci l’avait utilisé comme homme à tout faire dans la compagnie de chemins de fer dont il était propriétaire, lui laissant du temps libre pour qu’il apprenne l’art de l’investigation auprès de Furlong, son ancien frère d’armes dans l’armée nordiste. Enfin, à l’âge de vingt ans, Bob avait définitivement quitté la St Louis and Southeastern Railroad pour devenir détective.
Furlong esquissa un sourire.
« Il ne s’agit pas du bon Wilson, mais de quelqu’un de plus important. Jay Gould en personne. Tu as dû en entendre parler. »
Bob tressaillit. Nul n’ignorait qui était Jason Gould, dit « Jay ». Le patron du réseau ferroviaire le plus étendu du Midwest, y compris l’Union Pacific et la Missouri Pacific Railroad. Un maître des communications grâce au système télégraphique de la Western Union. Souvent accusé d’escroqueries et de spéculations, il avait même été arrêté au Canada et avait causé un incident diplomatique avec les États-Unis. Résolument soutenu par l’ex-président Ulysses Grant et défini par le leader socialiste européen comme une « pieuvre », c’était en somme un grand homme.

Comme ses amis du collectif Wu Ming, et selon la formalisation souple adoptée par le New Italian Epic dont il fait de facto partie, Valerio Evangelisti excelle dans le maniement d’impressionnantes masses de documentation qu’il transforme ensuite en une authentique narration romanesque, apte à rendre au peuple des lectrices et des lecteurs les éléments d’histoire et les récits occultés par les vainqueurs. En exhumant cette vision d’ensemble, quand bien même elle est traitée au ras du triste destin d’un protagoniste particulier, parmi les matériaux de l’une des plus sanglantes luttes contre les ouvriers jamais menées dans l’histoire mondiale, sur cinquante ans, rappelée aussi notamment (en dehors du formidable travail d’historien d’Howard Zinn), jadis ou aujourd’hui, par le Frank Harris de La Bombe ou le Theo Hakola de La Route du sang, il pratique à merveille l’usage du roman historique en anachronisme créatif, pour nous rappeler encore, s’il en était besoin, à quel point l’avidité capitaliste est un adversaire redoutable, et à quel point la défaite guette les forces de justice sociale dès lors qu’elles se laissent aller à la désunion et à la fragmentation.

Tandis que Bob prenait place à côté de Frank O’Hagan, l’Ouvrier digne s’éclaircit la voix :
« Il y a un message du Grand Maître ouvrier Powderly. Quelqu’un l’a informé de notre intention d’organiser une grève contre Jay Gould et ses chemins de fer. Powderly dit que notre but n’est pas de rivaliser avec les syndicats de métier qui surgissent un peu partout. Les Knights of Labor doivent porter la classe ouvrière au commandement par l’éducation et la coopération. C’est par les coopératives que la société future sera fondée. À la différence des syndicats, nous réunissons des prolétaires de toutes sortes, sans question de race, de spécialisation, de sexe ni de nationalité. Nous ne pouvons pas, dit le Grand Maître, mettre à mal notre projet en organisant une quelconque grève. Sûrement promise à la défaite. »
Quelqu’un se leva dans l’assistance. Il était beaucoup mieux vêtu que les autres participants : pardessus de bon tissu, cravate, chemise impeccable et gilet orange. Il portait des moustaches et une barbiche grisonnante. Bob Coates savait qui il était : Furlong lui avait montré sa photo. Il s’agissait de Joseph R. Buchanan. Le journaliste engagé par l’assemblée 3218 pour mener d’éventuelles actions de lutte.
« Ouvrier digne, je demande à prendre la parole.
— Permission accordée, mon frère. »
Buchanan bomba le torse, sans doute pour raffermir sa voix.
« Le Grand Maître est de plus en plus vague et théorique. Qu’est-ce qui pourrait nous amener à un changement social ? Les coopératives qu’il préconise ? Les rares que nous avons créées se sont bien installées dans la société actuelle et partagent les valeurs du capitalisme. »
Il parlait d’un ton bas mais sec et efficace.
« Les Knights of Labor ont un avantage sur les syndicats de la Federation of United Trades, nous regroupons des ouvriers de toutes catégories. Qui, hormis nous, pourrait mettre la Missouri Pacific à genoux ?
Dans l’assistance, il y eut de nombreux signes de consentement. Malgré cela, un homme d’un certain âge, maigre comme un clou, objecta :
« Ce n’est pas pour cela que nous sommes nés. »
Buchanan se tourna dans sa direction.
« Et pour quoi alors ? Souvenez-vous de votre devise : un tort fait à l’un d’entre nous est un tort pour tous. Si Gould réduit impunément les salaires déjà misérables, qu’adviendra-t-il pour les autres travailleurs ? N’est-ce pas le moment de les appeler à se rassembler et à donner l’exemple ? »

Briseurs de grève sur le site Encres vagabondes

mercredi 20 avril 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Note de lecture publiée sur le site Encres vagabondes, février 2021.

Bob Coates est issu d’une famille protestante qui a quitté le nord de l’Irlande pour servir de bras à l’industrie américaine. À 14 ans, le gamin travaille déjà pour le chemin de fer comme apprenti mécanicien. Son employeur qui a vite remarqué son goût de l’ordre, son respect de la hiérarchie mais aussi sa volonté de se démarquer du lot et une combativité qu’il avait révélée lors d’un conflit local, le présente à un de ses amis à la recherche de personnel pour son agence de détectives. Celui-ci est prêt à former Bob à sa nouvelle fonction et à doubler son salaire. Le gamin, fier de pouvoir, malgré son jeune âge, aider de manière significative sa famille fragilisée par le licenciement de son père, fonce tête baissée. On est en 1877, dans une Amérique en proie aux revendications et aux mobilisations ouvrières et les grands patrons sont les clients les plus assidus et les principaux financeurs de ces agences. Celle du vieux M. Furlong qui l’a engagé sous contrat est une agence à l’ancienne, spécialisée dans le ferroviaire et la métallurgie. « Le développement de ce pays est fondé sur le métal. Celui des voies, des aciéries, le métal extrait des mines. C’est là que nous retrouvons les fauteurs de troubles […]. Ils sont la rouille qui ronge le métal. » En passant ensuite chez William J. Burns, nouvelle agence montante, plus grande, plus moderne et offrant un salaire plus attractif, plus tard à l’origine du FBI, Bob va élargir son champ d’action. « Une agence de détectives ne peut pas se borner à compiler des listes […], elle doit devenir un centre de recrutement de patriotes prêts, au besoin, à se battre à découvert. Des personnes en mesure de manier les armes, les explosifs, la propagande. Il faut instaurer la contre-révolution permanente. » Bob fera ses dernières années chez Pinkerton, la plus importante et la plus connue de toutes.

Il traversera ainsi le pays pour, lors des grands conflits des secteurs industriels, des mines, du textile et même des grandes exploitations agricoles, s’infiltrer auprès des syndicats, attiser les conflits pour aller à l’affrontement, bref participer à la neutralisation par la force de ceux qui entravent la bonne marche des affaires. Se couler dans le monde ouvrier, pour celui qui y a vu le jour et y a été élevé, qui a une qualification de mécanicien et sa carte rouge du syndicat « Industrial Workers of the World » (IWW), qui ne rechigne ni à dormir sur le sol ni à partager bières ou whisky avec ses « camarades », est une chose simple. Transmettre les noms des meneurs et les projets d’action qu’il apprend sur le terrain ne lui cause aucun état d’âme car c’est un agent sérieux et loyal envers l’employeur qui le paie. On pourrait même penser que cet ultra-conservateur convaincu que les grands patrons incarnent les valeurs « fondatrices » des États Unis d’Amérique tandis que la racaille miséreuse et bigarrée des « wobblies » (membres de IWW) ne sont que des fainéants, n’aurait pu trouver un travail plus à sa convenance. « L’ouvrier américain est en train de devenir un fainéant […]. Il ne veut travailler que huit heures. Il ne comprend pas que son sort est lié à celui qui lui donne du travail. » Bob n’est plus le gamin de 14 ans saisissant sa chance mais un adulte qui, en toute bonne conscience passe sa vie à simuler, à trahir et à pousser ceux dont il partage temporairement le quotidien à l’action violente pour que la police avertie par les patrons les écrase dans le sang. Consciencieux, il n’hésite pas si nécessaire à se salir lui-même les mains. « Dans ce pays des gens sont venus pour détruire le système américain et l’ensemble des valeurs, y compris religieuses, sur lesquelles il se fonde. Dur labeur, affirmation personnelle. Les masses des va-nu-pieds estiment que s’ils sont misérables c’est la faute à la malchance ou à la méchanceté des gens qui ont su faire fortune. C’est pourquoi ils se coalisent, en essayant de faire valoir leur nombre. Si on ne les remet pas à leur place de n’importe quel moyen, ils finiront par l’emporter. À ce moment-là, Adieu l’Amérique ! »

À son côté patriote, raciste et bigot s’ajoutent aussi un égocentrisme hors du commun et une insensibilité maladive qui le rendent étranger à tout scrupule ou doute. Un véritable salaud animé d’un désir de réussite et d’argent et fier de son ascension sociale. Côté vie privée ce n’est pas beaucoup mieux : s’il a aidé financièrement ses deux sœurs, l’une journaliste dans un journal très marqué à droite avec une certaine notoriété et l’autre militante syndicale, cela semble plus par devoir et pour afficher sa supériorité d’aîné et de mâle que par affection, au point de les voir mourir l’une de maladie, l’autre tuée sous ses yeux, sans la moindre émotion. Il sera affecté par la maladie professionnelle de la jolie rouleuse de cigares qu’il avait épousée tout jeune et de sa mort qui lui laisse à charge deux enfants en bas âge. Un garçon, mauvais élève, faux jeton et brutal qui marchera sur ses traces et une fille belle comme sa mère, intelligente et douée pour les études. « Le fait que Thelma étudiait autant, et même enseignait, dérangeait Bob […]. Bob s’y était adapté par respect pour sa première femme, mais en fait il n’appréciait pas du tout. » « À ton âge, les filles sont déjà mariées et travaillent dur. Elles ne perdent pas leur temps à apprendre des bêtises. […] Tu ne sais pas broder, coudre une chemise, dépoussiérer les meubles. Ce que tu fais à manger est infect. Quel genre de femme es-tu ? » La mort de Thelma sera peut-être le seul regret de ce père borné, autoritaire et sexiste. Les rapports de Bob avec sa deuxième compagne, une amie de classe de sa fille, irlandaise catholique et fille d’un syndicaliste militant qu’il a embauchée pour tenir la maison et pourvoir son lit, ajoute encore au rejet que ce sinistre individu inspire. Cheminer à ses côtés sur plus de 500 pages nous entraîne parfois non loin du dégoût. 

Mais le choix de cette non attractivité du personnage central purement imaginaire ne serait-il pas délibéré de la part de l’auteur pour focaliser l’intérêt de son lecteur vers son vrai sujet : le monde du travail et l’histoire du syndicalisme américains en se focalisant sur les « Industrial Workers of the World » (IWW) qui, de leur genèse en 1905 jusqu’à 1920, à travers leurs débats, leurs victoires et leurs défaites, donnent lieu à une impressionnante fresque documentaire. « Nous sommes loin des objectifs préconisés par le syndicat, nous n’avons réussi à soutirer que deux dollars vingt, et vingt centimes pour les heures de plus. Nous avons obtenu des couvertures et des tentes propres. Et le plus important : les propriétaires s’adressent au syndicat pour avoir les ouvriers nécessaires. Lorsque la demande baisse, on travaille à tour de rôle, pour que même les vieux et les femmes reçoivent le salaire qui leur est dû. » C’est avec des descriptions précises de la vie ouvrière, des stratégies syndicales et patronales avec le discours politique qui sous-tend, en suivant les événements marquants qui se déroulent, que le récit est mis sous tension. C’est aussi à travers les « wobblies » (militants IWW), pris aux moments et aux endroits où la vie même se trouve remise en jeu, que l’humanité retrouve une vraie place et qu’affleure l’émotion. « Bob se fit la réflexion de l’importance des chansons pour les wobblies : elles encourageaient, unissaient, renforçaient l’envie de lutter. [...] Joe Hill avait doté les syndicalistes d’un répertoire d’instruments puissants, en mesure de dépasser les différences de langue, de race et de nationalité ». L’une d’entre elles, internationalement popularisée par le chanteur folk Pete Seeger dans les années 1960, tourne ainsi en dérision un « jaune » recruté par la South Pacific Railway.
Certes l’exploitation d’une telle masse documentaire s’accompagne parfois de redites tant, quel que soit le secteur économique concerné par la grève et l’état où elle se déroule, les situations d’alors ressemblaient les unes aux autres, mais chacune de ces révoltes ouvrières finit pourtant à force de détails par affirmer sa singularité autant que son appartenance à la globalité du mouvement. C’est sur la communauté protéiforme des wobblies que l’auteur s’appuie pour incarner l’ardeur, l’ampleur de ces luttes remarquables de détermination qui ont fait date et donner souffle à son récit. C’est la lutte et les gens de peu qui les mènent qui sont le cœur vivant du roman et non ce salaud de Bob Coates qui n’en est que le fil rouge nous menant là où l’Histoire se joue. « Les wobblies se sont insinués là où le syndicat n’arrive pas à pénétrer. À présent ils peuvent compter sur environ 100 000 misérables qui passent d’un travail à l’autre. Y compris les femmes, souvent refusées par les confréries. Y compris les Nègres, acceptés par Gompers juste pour exhiber son ouverture d’esprit. Y compris les Asiatiques, dont personne ne veut. Y compris les Juifs et les Italiens, qui sont comme qui dirait le fond du panier. […] Ils suivent Marx mais ne sont pas marxistes. Ils lisent Bakounine mais ne sont pas anarchistes, c’est ce qui fait leur force. Ils se sont modelés sur la société américaine, en privilégiant les exclus du progrès. Ils proposent une industrialisation différente, guidée par des chaînes solidaires nées du bas. »

Si Valerio Evangelisti s’étend sur certains épisodes plus longuement, c’est en général pour leur caractère générique. Ainsi en est-il de l’exemple de la compagnie Pullman déclinée ici à plusieurs voix : « Il suffit de voir Pullman pour remarquer sa bonté naturelle. […] Une fois lancée l’industrie des wagons de luxe, il voulut créer une ville idéale pour ses employés. C’est ainsi que vit le jour le centre qui porte son nom dans l’Illinois, pas loin de Chicago. Il y a des parcs, des magasins, des bibliothèques, des boutiques pleines de nourriture saine et de premier ordre, des églises de différentes confessions. » « Un employé de M. Pullman doit vivre dans cette ville, payer les loyers qui lui sont imposés, faire ses achats dans les magasins créés par le patron et au prix qu’il fixe. […] La plupart du temps, les ouvriers financent la paroisse moyennant une retenue sur le salaire. » « Monsieur Pullman a annoncé qu’en raison de la crise il allait réduire les salaires mais les loyers resteront les mêmes, tout comme le prix dans les boutiques […]. Je vais retirer mes enfants de l’école. J’ai le choix entre payer le loyer ou leur donner à manger. » Une situation et deux points de vue qui illustrent bien le rapport de force biaisé et annonce la conclusion : « La général Manager Association a réussi à faire attribuer la distribution exclusive du courrier aux wagons Pullman. Bloquer le transport devient donc un crime fédéral. La présidence ou les différents états touchés par la grève seront contraints d’intervenir avec les forces armées ou n’importe quel moyen. Ça va être un massacre. »

Cette épopée des mouvements de revendications ouvrières et du rôle qu’y jouèrent les agences patronales, ancrée donc dans la réalité et nourrie de nombreuses références, se devait d’évoquer Dashiell Hammett, non comme précurseur du roman noir lui-même issu d’un milieu pauvre, ni comme auteur et scénariste proche des communistes et condamné pour tel à la prison par la commission McCarthy, mais comme agent pendant six ans de l’agence Pinkerton. On retrouve des traces de cette expérience de jeunesse dans le roman Moisson rouge et Valerio Evangelisti dans sa fiction lui attribue en écho ces mots : « Il faut voir comment on traite ici les journaliers immigrés. Ils gagnent deux sous, dorment sous des tentes déchirées ou enveloppés dans des couvertures sur la terre. Ils travaillent plus de douze heures par jour, tourmentés par les insectes et mangent juste ce qu’il faut pour ne pas mourir. Les surveillants des champs les bastonnent à loisir. […] Je ne justifie rien. Mais d’une certaine manière, je comprends leur haine pour les batteuses. Chaque engin agricole signifie moins de salaire pour eux. » Il imagine aussi ce dialogue savoureux entre Bob (exact contraire de Hammet) et un agent de chez Pinkerton :


« À Kansas City j’ai connu l’un des vôtres. Un certain Dashiell Hammett. Tu le remets ?
Dreyer afficha une expression de mépris.
— Il a démissionné. Il n’était pas à la hauteur. On n’arrivait pas à comprendre s’il était avec nous ou avec les misérables. Il leur trouvait mille excuses. Qu’il aille à l’Armée du Salut ! »


Cet humour au second degré se retrouve à plusieurs occasions dans Briseurs de grève. Ainsi cette remarque très « conspirationniste » : « Savez-vous quel est le vrai problème, messieurs ? Trop d’étrangers. Kansas city est envahi de gens qui ne sont pas d’ici, des gens de tout type, souvent des catholiques. À mon avis il y a un projet européen pour nous envahir. Le pape nous envoie ses légions, en espérant nous soumettre au Vatican. » Et cette autre d’un humour noir assez féroce au sujet de Mary Jones, figure fondatrice des IWW : « Qui est la petite vieille à chapeau ? – On l’appelle Mama Jones. Une fanatique utopiste. Elle se bat pour empêcher le travail des enfants dans les mines. Elle ignore que sans les enfants notre industrie serait ruinée. Leurs petits corps sont utiles dans les galeries. »

Valerio Evangelisti, diplômé de sciences politiques à l’Université de Bologne, clôt avec Briseurs de grève sa trilogie américaine. Cette fiction extrêmement touffue, très documentée et en perpétuel mouvement comme les wobblies eux-mêmes, est inspirée de faits réels. Elle nous dépeint avec énergie et émotion des moments clés de l’organisation de la lutte ouvrière outre-Atlantique et l’histoire de l’IWW, avant que durant l’entre-deux-guerres des lois anti-syndicalistes y soient votées amenant l’arrestation en masse de wobblies. Aujourd’hui, cette organisation militante internationale existe encore mais n’aurait plus que 10 000 membres. Une de leurs dernières belles victoires serait la création d’une section syndicale chez Starbucks à New-York.

Les héros intégralement négatifs ne sont pas légion, Bob Coates en est un, et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il ne peut laisser personne indifférent. Mais Briseurs de grève est aussi le résultat d’un travail de recherche impressionnant sur un sujet assez peu connu et qui mérite de l’être. Un livre passionnant, instructif et fort, à lire l’esprit disponible.

Dominique Baillon-Lalande

Kate Millett dans Politis

vendredi 15 avril 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Politis, le 14 avril 2022.

Redécouvrir
Kate Millett

Peu se souviennent de Kate Millett. Pourtant, cette romancière, essayiste, cinéaste et plasticienne a marqué toute la génération des féministes des années 1970, aux États-Unis comme en France. Sa thèse, publiée en 1970, La Politique du mâle, s’est vendue à 20 000 exemplaires en deux jours. La biographie romancée, très documentée, de Marie-Hélène Dumas rend enfin hommage à cette grande féministe injustement oubliée. On y retrouve cette femme si forte dans ses nombreux combats (contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, la guerre), si fragile aussi, lesbienne rejetée par les féministes hétérosexuelles mais aussi par les homosexuelles qui trouvaient son coming out trop tardif. La plume de Dumas fait revivre le mouvement de libération des femmes, son énergie, ses débats et déchirures du New York bouillonnant des années 1970 à l’Iran des débuts de la révolution.

Mathilde Larrère