Le blog des éditions Libertalia

Hommage de Serge Quadruppani à son ami Valerio Evangelisti

mardi 10 mai 2022 :: Permalien

Publié sur lundimatin#336, 30 avril 2022.

Avec Valerio Evangelisti,
nous ne sommes rien,
soyons tout !

On ne saurait aborder l’œuvre de Valerio Evangelisti, mort lundi dernier, qu’en affrontant d’abord ce qui en constitue à la fois sa part maudite et la plus visible, la plus connue : Eymerich, ce personnage historique, Inquisiteur général d’Aragon en 1357, « prédicateur de vérité », « docteur de premier ordre », devenu personnage de fiction, ancêtre de deux figures archétypiques de notre modernité, le flic et le scientifique. Eymerich, dit le Saint Mauvais, sévit à son époque mais voyage dans le temps. Ses aventures sont consignées dans une saga en douze volumes, au succès international, publiés ou republiés d’abord par Rivages/Fantasy, puis par La Volte, dans une traduction assurée entre autres par le soussigné pour les premiers volumes et par l’excellent Daniel Barbéri pour les suivants.

Mêlant diverses littératures de genre, horreur, SF, polar, aventure, chacun des épisodes de la saga est construit sur l’entrelacement de trois fils temporels, le Moyen Âge de l’Eymerich historique, un présent ou un passé récent et un futur dystopique. Les quatrièmes de couverture qui tentent de restituer la richesse de ces multiples récits se répondant d’un volume à l’autre composent une sorte de poème baroque qui donne le vertige : « Quel rapport existe-t-il entre l’enquête que mène Eymerich sur la résurgence de l’hérésie cathare en Savoie, les manipulations génétiques de chercheurs déments au milieu des années 1930, et les charniers de Timisoara en Roumanie ? » « 1358, Castres. Nicolas Eymerich mène une terrible vindicte contre la secte des masc, buveurs de sang. XXe siècle, États-Unis. Le Ku Klux Klan, la CIA et l’OAS sont impliqués par un biologiste fanatique dans des expériences sur des gens de couleur. Une histoire américaine se dessine, de J. F. Kennedy au président Doyle, lequel doit faire face à une effroyable pandémie rongeant les fondations mêmes des États-Unis ». « 2068. L’Euroforce et les néonazis de la Rache s’affrontent, soldats fabriqués avec des morceaux de cadavre face aux humains génétiquement modifiés. » « 1328, Gérone. Nicolas [Eymerich], enfant fragile et peureux, se place sous la protection du père Dalmau Monder. An 3000. Lune. Lilith mène une vengeance seule contre les psychiatres qui régentent son monde sous prétexte de le sauver. » « Par-delà les siècles. Irak. Des soldats qui n’ont plus rien d’humain s’affrontent en une guerre apocalyptique autour de Ninive » « 1361. À Saragosse, quiconque entre en possession d’un mystérieux ouvrage est assassiné par des créatures à tête de chien. Libéria, des siècles plus tard. Des mercenaires de l’Euroforce, alliés aux chemises noires de la RACHE, provoquent l’exode massif d’enfants de sable vers l’empire du Bouganda. » « 1365, accompagnant le roi Pierre IV en Sardaigne, Eymerich doit enquêter au cœur d’un très ancien culte païen. Milieu du XXe siècle, le psychanalyste Wilhelm Reich démontre l’existence d’une force issue de la libido. Proche avenir. La mort rouge a ravagé la planète. Au sein des fédérations de fortune constituant l’Amérique, tout contact entre hommes et femmes est prohibé. »

Avec une créativité digne des grands feuilletonistes du XIXe, Valerio Evangelisti a fait vivre un personnage de littérature populaire qui s’est trouvé des millions de fans, alors même que ce héros fort peu recommandable n’hésite jamais à faire appliquer la torture (tout en s’efforçant, en ancêtre de ces scientifiques adeptes de la vivisection, de n’y trouver aucun plaisir conscient). Dans un texte de 2004, où je confiais quelques-unes des raisons pour lesquelles je considérais Valerio comme un ami, j’écrivais les paragraphes qui suivent :

« S’il est mon ami c’est aussi parce qu’il est Eymerich. À lire certaines interviews de lui, on ne peut que sourire de cette déclaration de l’individu qui, pour l’État italien s’appelle Valerio Evangelisti : “J’ai modelé Eymerich sur la part la plus obscure de ma personnalité.” Voilà une ruse que je n’oserai dire démoniaque mais qui partage tout de même avec celles du Malin (et de la société du spectacle) la capacité à inverser le réel. En réalité, un minimum d’investigations me permet d’affirmer que l’inquisiteur Eymerich est réapparu dans la deuxième moitié du XXe siècle sous la forme d’un personnage dont on retrouve la trace tour à tour sous les traits d’un étudiant à l’université de Bologne, d’un enseignant d’histoire, d’un militant en uniforme sandiniste au Nicaragua et d’un auteur à succès européen. J’entends avec délices le concert d’exclamations horrifiées des tenants de la political correctness : comment, non content de soutenir que Valerio est Eymerich, il affirme son amitié pour cet infâme inquisiteur qui prend un plaisir trouble à torturer l’hérétique, tout particulièrement du genre féminin ? Je me contenterais volontiers de répondre par le délicieux ricanement du corbeau qui annonçait mon feuilleton radiophonique préféré si je n’étais pas convaincu que la plupart des si nombreux lecteurs de Valerio sont en mesure de comprendre où je veux en venir. Dans son introduction à La Psychologie de masse du fascisme, Reich écrit : “Mon expérience en matière d’analyse m’a installé dans la conviction qu’il n’y a pas un seul homme vivant qui ne porte dans sa structure caractérielle les éléments de la sensibilité et de la pensée fasciste.” Pour garder à cette phrase toute son actualité, à l’heure où l’un des héritiers du fascisme historique, vice-Premier ministre et manipulateur des bouchers de Gênes, défend sur le vote des immigrés des positions progressistes que même la gauche n’avait pas osé avancer, il convient de donner au terme « fasciste » l’acception plus large de “partisan de ce monde froid” dont parle Valerio Evangelisti : défenseurs de la raison économique, intégristes évangélistes américains ou islamistes, fallacistes [de Oriana Fallaci, auteure ex-de gauche devenue aboyeuse du Grand Remplacement, NDA] et autres ayatollahs de Wall Street. Et un minimum d’honnêteté nous obligerait à reconnaître que le monde dont rêve l’inquisiteur, univers glacé enfin débarrassé de la fatigue des sentiments, exerce sur chacun de nous une certaine fascination : nous avons tous un bout d’Eymerich en nous. Mais ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. On combat d’autant mieux une réalité qu’on la connaît intimement. L’épistémologue Feyerabend soutient que l’origine de l’esprit scientifique est à chercher, au moins en partie, dans la démarche intellectuelle de l’Inquisition qui, au Moyen Âge condamnait à mort des coqs pour leurs comportements ou leur morphologie anormaux. C’est, mutatis mutandis, cette même volonté de faire dire sa vérité à l’Univers, au besoin en le torturant, qui a donné à la science les outils dont la bourgeoisie s’est emparée pour s’approprier le monde et le transformer à son image (en dépôt d’ordures). Et les présupposés idéologiques du manipulateur d’éprouvettes déterminent autant le résultat des recherches que les dogmes religieux commandant aux tenailles rougies. Mais de même que, dans le monde réellement inversé du Spectacle, le vrai est un moment du faux, le faux peut aussi être un moment du vrai, et la vision partiale, mutilée, que la science contemporaine nous offre du monde, peut aussi être utilisée, replacée dans une démarche plus vaste et plus humaine. La description des formes les plus atroces de la domination peut aussi être “incitation à la rébellion”. Valerio Evangelisti est en train de construire un des grands récits de ce tournant du siècle, saga renouvelant toute la littérature de genre, tressant le fil d’un Moyen Âge qui évoque d’autres Moyens Âges à venir, d’un présent qui résonne du passé et d’un avenir qui fait hoqueter l’histoire. Une de ces œuvres multigenres et protéiformes qui reprennent les formules de la littérature populaire pour les dépasser et les arracher à leur récupération commerciale. Ce que démontre l’expérience de notre auteur, c’est que les traits autoritaires que nous portons en nous, nos folies et nos agressivités les plus secrètes, passées par l’alambic de la créativité, peuvent donner l’élixir d’une création libératrice. Voilà la leçon générale qu’on tire, a contrario, de ce catalogue de tous les dangers que représente l’œuvre de celui qui, au XXe siècle a pris (quelle ironie !) le nom d’Evangelisti. Voilà quelle est la Nouvelle, le sacrilège évangile qu’il nous apporte. Si un jour l’humanité réussit à se débarrasser du capitalisme sans sombrer dans le néant, elle ne le fera qu’en libérant, chez la plupart de ses membres, y compris ceux qui semblaient dominés par la mentalité “fasciste”, le petit enfant qui savait aimer, à travers sa mère au nom de lumière, le principe féminin pourchassé à travers les siècles. Il faudra pour cela que se développe un mouvement des mouvements capables d’intégrer dans ses armes de construction massives l’amour et l’amitié. On aura compris que, sous le visage sarcastique et doux de Valerio, c’est Eymerich, le fils de Luz, qui projette vers notre époque son côté lumineux. »

Ce n’est pas pour rien si, dans les hommages publiés en Italie, y compris par ses lecteurs et amis, il était dénommé « Magister », comme son personnage fétiche. Valerio Evangelisti avait porté au plus point un art qui est au fondement de la littérature, comme de la démarche révolutionnaire : l’art de se mettre à la place de l’autre.

Historien de formation, ayant débuté dans le livre par des ouvrage qui restituaient des moments du passé italien des années 1960-1970 à l’intérieur du « Projet Mémoire », il a aussi beaucoup écrit sur les splendeurs et les ambiguïtés des mouvements d’émancipation, qu’il s’agisse de l’histoire des ouvriers agricoles dans l’Italie du Nord, des pirates de l’île de la Tortue ou de la montée du syndicalisme dans ses rapports avec la mafia sur les ports états-uniens au début du XXe siècle. On comprend mieux ce qui se passe depuis les origines, entre les États-Unis et le Mexique, quand on a lu La Coulée de feu. De même, pour saisir comment fut réduit, écrasé, domestiqué, l’immense potentiel révolutionnaires des Etats-Unis, et comprendre les liens symbiotiques et contradictoires entre les États-Unis et l’Italie, on lira avec grand profit Nous ne sommes rien, soyons tout, et Briseurs de Grève, dont le titre original est comme un contre-point ironique au titre français : One Big Union. Nous en publions ci-après des bonnes feuilles, avec l’aimable autorisation des éditions Libertalia.

La plupart du temps, Valerio a su traiter ces thèmes, en nous intéressant à l’histoire de personnages qui sont des purs salauds : ce qu’on appelle en anglais des batards, et des bastardi en italien. Saisir la logique du bâtard, c’est-à-dire de l’être qui, par sa condition, aurait dû être du côté de la libération mais a choisi le camp des oppresseurs, c’est une des lignes directrices de son travail, dans le champ qu’il s’est choisi pour combattre ce qu’il a théorisé comme « la colonisation de l’imaginaire ». « Le néolibéralisme », écrivait-il déjà dans un livre paru il y a plus de vingt ans « a été en mesure, à travers un usage quasi-scientifique des mass-médias, de pénétrer nos cerveaux et de les vider jusque dans les recoins les plus reculés de tout contenu non fonctionnel. En quelques années, il a mené un assaut sans précédent à la sphère de l’imaginaire, l’infectant de non-valeurs, de fausses certitudes, de distorsions optiques inspirées par une logique mortifère, qui voit le plus fort avoir non seulement le droit de vaincre la lutte pour la vie, mais aussi le droit accessoire de piétiner le vaincu, en ignorant son humanité ». Pour se battre contre la logique mortifère du néolibéralisme, la ligne de front passait à ses yeux par la littérature populaire, ce qu’on appelle la « littérature de genre ». Dans le livre dont j’ai cité plus haut un extrait, Valerio raconte avec une certaine tendresse l’histoire d’un fantassin de cette bataille, un obscur auteur des années 1930 du siècle dernier, dénommé Luigi Motta, auteurs d’un flot de romans aux titres suggestifs tels que Les Flagellateurs de l’Océan Indien ou Le Fils de Bufallo Bill. « Histoires de pirates, de cow-boys, de révoltes et de vengeances. »

« Motta, raconte-t-il, eut le sort d’être, entre autres, un rebelle et un antifasciste convaincu. Alors que la très grande majorité des intellectuels italiens de prestige adhéraient avec plus ou moins d’enthousiasme au régime fasciste (pour s’en détacher au moment des lois raciales, s’ils étaient juifs, ou bien changer de bord quand l’écroulement du fascisme apparut imminent), alors que seule une poignée d’universitaires refusait le serment de fidélité à Mussolini, Luigi Motta, le scribouillard, tint bon. Ce qui lui valut des persécutions, des années de prison et l’impossibilité de continuer à publier. Quand, après la libération, il put reprendre sa propre activité, il était vieux et les temps avaient changé […]. Sous les feux de la rampe, il y avait ceux qui avaient au moment voulu plié l’échine, pour se transformer en antifascistes de la dernière minute : les Montanelli, les Malaparte, les Piovene. Motta mourut dans l’anonymat. »

Il n’est pas bien difficile d’imaginer que Valerio s’identifiait à ce Motta, alors même qu’il connaissait le succès, et que bientôt, sa série sur Nostradamus (que je n’ai pas lue) allait devenir un nouveau best-seller. À nous, qui avons vu, en France, toute l’intelligentsia médiatique dériver trente ans durant vers la réaction la plus abjecte, assurés que nous sommes qu’elle irait promptement à la soupe, si par hasard la présidentielle était remportée par la fasciste aux dépens du fascisateur, et que si le résultat inverse et le plus probable, s’imposait, cette camarilla culturelle continuerait de nous accoutumer au pire au nom du moindre mal, à nous donc, qui aimons comme Valerio la littérature de genre, son honnête contrat avec le lecteur (on va vous divertir sans vous parler de notre nombril), les possibilités qu’elle nous donne de combattre les mauvais rêves du capital (apologie de la concurrence, du virilisme, passions conformes et moraline), il ne nous est pas difficile non plus de nous identifier nous aussi à Motta.

Et nous ne sommes pas prêts d’oublier les combats que Valerio a mené jusqu’à la fin, avec sa revue papier Carmilla, devenue ensuite le site Carmillaonline.com, sous-titrée « littérature, imaginaire et culture d’opposition » : toutes les luttes d’émancipations prolétariennes, l’opposition aux guerres impérialistes, le combat de la vallée de Susa contre le train à grande vitesse, le soutien à Cesare Battisti, et tant d’autres combats qu’éclaire le soleil de l’avenir.

Serge Quadruppani

Rino Della Negra dans Alternative libertaire

lundi 9 mai 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire, avril 2022.

Rino Della Negra ou comment un jeune adulte de 20 ans, espoir du football promis à un bel avenir sportif, contraint à la clandestinité par refus du Service du travail obligatoire (STO), engagé dans l’action armée au sein des FTP-MOI, membre du groupe Manouchian, fusillé au Mont-Valérien par les nazis, donnera son nom, resté gravé dans les mémoires, à une tribune du stade Bauer.

Dimitri Manessis et Jean Vigreux, tous les deux historiens, nous proposent chez Libertalia une biographie en forme de leçon d’histoire écrite à quatre mains.
L’histoire de Rino est celle d’un fils d’immigré·es italiens, fils d’ouvrier, qui va grandir dans le quartier populaire de Mazagran, une « petite Italie » à Argenteuil. Sportif accompli et fou de foot, le jeune Rino grandit dans une famille qui n’est pas engagée mais, parmi ses proches, certains sont liés au parti communiste italien, d’autres sont déjà des militants antifascistes. Son parcours, dont il ne reste que peu de traces aujourd’hui, est marqué par une triple sociabilité qui signera son parcours ultérieur  : une sociabilité ouvrière, comme jeune apprenti qui vit de l’intérieur des usines des conflits sociaux parfois violents, une sociabilité antifasciste, côtoyant des militants engagés dans les Brigades internationales, et enfin une sociabilité politique par le sport de par son appartenance à la FSGT née en 1934 de la fusion de la FST, proche de la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) et de l’USSGT proche de la Confédération générale du travail (CGT).
Entré dans la clandestinité suite à son refus d’intégrer le STO, Rino Della Negra s’engagera dans la lutte armée contre les nazis et rejoindra le groupe Manouchian. Évitant de tomber dans le piège de l’hagiographie, les auteurs nous livrent ici une biographie vivante d’un jeune footballeur partisan, fort d’un travail tout à la fois exigeant et enthousiaste.

David (UCL Grand Paris sud)

Antifa le jeu dans Alternative libertaire

lundi 9 mai 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire (novembre 2021).

Le collectif La Horde a sorti cet automne un jeu participatif, Antifa. Nous avons testé avec enthousiasme ce jeu et souhaitions en savoir un peu plus sur sa genèse, ses éventuels développement futurs et les projets du collectif La Horde.

Alternative libertaire : Pouvez-vous nous présenter le collectif La Horde ?
La Horde : Depuis 2012, notre collectif propose, sur un site Internet, de quoi accompagner la lutte contre l’extrême droite et mettre en valeur l’antifascisme : nous publions des analyses et des infos sur les groupes nationalistes, nous relayons les initiatives des collectifs qui s’y opposent et nous proposons du matériel pour mieux comprendre (cartographie, chronologie, argumentaires) et pour se rendre visible (stickers, badges…).
On essaye d’être une boîte à outils qu’on espère utile à toutes celles et tous ceux qui se mobilisent contre l’extrême droite et ses idées. Nous participons aussi à des discussions ou des formations, à l’invitation de collectifs antifascistes.

AL : Comment passe-t-on du site Internet au jeu de plateau ?
La Horde : Au départ, le jeu était un outil de formation : plutôt que de parler de l’antifascisme dans une relation verticale (quelqu’un qui raconte, les autres qui écoutent), on s’est dit que ce serait plus vivant et plus horizontal de proposer un jeu de rôle dans lequel les personnes feraient vivre un groupe antifasciste.
Cela permettait ainsi de transmettre notre expérience (tout ce qui se passe dans le jeu s’inspire d’événements ou d’anecdotes véritables) tout en mettant les gens en situation de devoir faire des choix collectivement, puisque c’est un jeu coopératif (il faut choisir les actions, les moyens pour les préparer, gérer des ressources, etc.).

AL : Combien de temps avez-vous passé sur la conception du jeu depuis l’idée de départ ?
La Horde : Le jeu a été développé pendant trois ans, et il a considérablement évolué au fil des formations au sein desquelles il a été utilisé, grâce à l’apport de tou·te·s les participant·es, militant·es ou non. Les copains de la Mare aux Diables, une association anarcho-ludique, nous ont aussi beaucoup aidé pour épurer le jeu, afin de le rendre éditable.
Il était indispensable pour nous que l’aspect politique et les exigences ludiques s’articulent entre eux : un jeu politique, OK, mais aussi un bon jeu, c’est-à-dire un jeu où on se sent impliqué·e, et où les règles sont au service du propos.

AL : Des présentations du jeu ont eu lieu. Quels ont été les premiers retours ?
La Horde : Ce qui nous a motivé pour l’éditer, c’est que les gens, lors des formations, s’amusaient vraiment tout en se posant des questions, souvent on nous demandait si on pouvait laisser un exemplaire du jeu, et malheureusement ce n’était pas possible. Depuis sa sortie en librairie, début octobre, le jeu s’est bien diffusé, et on n’a eu que des retours positifs jusqu’à présent.

AL : Le jeu est uniquement destiné aux militant·es convaincu·es ou bien je peux y jouer aussi avec mon cousin soc-dem ?
La Horde : Le jeu s’adresse à tout le monde (comme on dit, « l’antifascisme, c’est l’affaire de tou·te·s  ! »)  : son objectif premier étant de populariser les pratiques activistes et de déconstruire les idées toutes faites sur l’antifascisme, si seul·es les antifas pouvaient y jouer, il ne servirait pas à grand-chose !
Par ailleurs, la mécanique du jeu permet d’avoir des pratiques variées (aller dans la rue ou pas, utiliser Internet ou pas, etc.) sans qu’une stratégie soit immanquablement gagnante ou perdante. Par exemple, on a décidé qu’une manif était plus efficace qu’une pétition, mais d’une part les deux restent possibles, et d’autre part on a aussi pris en compte qu’une manif est plus risquée et plus aléatoire.

AL : J’ai testé le jeu et j’ai vraiment aimé. Est-ce qu’il est prévu des extensions : scénarios, personnages ?
La Horde : Le jeu propose déjà, dans sa forme actuelle, des extensions, comme par exemple les motivations secrètes, qui peuvent venir pimenter un peu le mode coopératif. On propose aussi des scénarios, et si le jeu rencontre son public, on espère qu’il y aura de l’émulation, et que de nouveaux scénarios, proposés par des joueurs et joueuses autres que nous, pourront être proposés sur notre site, dans l’espace consacré au jeu.
On est aussi en train de travailler, avec un copain informaticien, à une version numérique du jeu, mais pour l’instant c’est encore à l’état de projet.

AL : Un petit mot de Libertalia, quel a été leur rôle ?
La Horde : Avec Charlotte et Nico, qui animent les éditions, on se connaît depuis plus de vingt ans, et il était tout naturel pour nous de le faire avec eux, comme cela a été le cas au moment où on a pensé à traduire le livre de Bernd sur l’histoire de l’antifascisme allemand. Libertalia a non seulement une ligne éditoriale militante qui nous correspond, mais aussi des pratiques qui montrent leur souci de s’adresser au plus grand nombre.
C’est grâce à eux que le jeu a pu être proposé à un tarif aussi accessible, comparativement aux jeux équivalents dans le commerce.

AL : Est-ce que d’autres types de supports sont aujourd’hui prévus pour prolonger votre travail ?
La Horde : On a un autre projet de livre, qui ne serait pas une traduction cette fois mais un texte original, mais il est pour le moment encore au stade de l’écriture. On nous demande souvent quand sortira la nouvelle version de notre cartographie de l’extrême droite, mais là aussi, on travaille à un nouveau support, et on préfère prendre le temps de le faire bien, plutôt que de nous précipiter.

Propos recueillis par David (UCL Grand Paris sud)

May Picqueray la réfractaire dans la revue Brasero

lundi 9 mai 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans la revue Brasero (automne 2021).

Née en 1898 et décédée en 1983, Marie-Jeanne (dite May) Picqueray a passé son enfance en Bretagne dans une famille modeste dont la mère l’élève avec dureté. Après un séjour au Canada, elle revient en France où son premier mariage est un échec. Elle travaille alors comme interprète et dactylo.
Arrivée à Paris en 1918, elle y rencontre un étudiant en médecine serbe, Dragui Popovitch, qui lui fait découvrir les idées anarchistes grâce aux conférences de Sébastien Faure, début d’un engagement de toute une vie. Elle adhère aux Jeunesses anarchistes des 5e et 13e arrondissements et aux Jeunesses syndicalistes, tout en militant activement en faveur de Sacco et Vanzetti. Devenue secrétaire administrative de la Fédération unitaire des métaux de la CGTU après la scission de la CGT, elle est désignée pour accompagner son secrétaire général, l’anarcho-syndicaliste Lucien Chevalier (1894-1975), au congrès de novembre 1922 de l’Internationale syndicale rouge à Moscou (ISR). Sur le chemin, ils s’arrêtent à Berlin, avec d’autres compagnons syndicalistes, pour rencontrer Rudolf Rocker, Emma Goldman et Alexandre Berkman, qui les informent de la répression contre les anarchistes et les ouvriers en URSS. Arrivés à Moscou, entre deux séances du congrès de l’ISR où Chevalier défend l’indépendance syndicale par rapport aux partis politiques, ils parviennent à fausser compagnie à leurs « interprètes » – des membres de la Tchéka – pour rendre visite à des militants anarchistes. Ils plaident aussi la cause des anarchistes emprisonnés auprès des autorités et obtiennent la libération de Mollie Steimer et Senya Flechine. Au cours d’un repas officiel en présence de Trotski, elle n’hésite pas à chanter Le Triomphe de l’anarchie devant ses hôtes médusés. Après avoir été secrétaire d’Emma Goldman à Saint-Tropez lors de la rédaction des mémoires de celle-ci, May sera employée notamment par les Quakers américains et aidera par tous les moyens possibles les « indésirables » de toutes nationalités, internés dans les camps du Sud-Ouest de la France (Gurs, le Vernet d’Ariège) avant de regagner Paris clandestinement en 1941 et d’intégrer un réseau qui fabrique des faux papiers et recherche des refuges pour des évadés français d’Allemagne. Membre du syndicat des correcteurs en 1945 (elle travaillera notamment au Canard enchaîné), elle adhère à la Fédération anarchiste en 1957 et, dans les années 1970-1980, fonde le journal Le Réfractaire et participe aux mobilisations contre l’extension du camp militaire du Larzac et à la résistance des habitants de Plogoff contre un projet de centrale nucléaire.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette vie aussi digne que bien remplie mais, à l’heure de cette réédition, une constatation s’impose. May Picqueray a appartenu à une génération qui a su d’emblée refuser contre vents et marées l’imposture de la prétendue « révolution d’Octobre » et considérer le « socialisme réel » comme ce qu’il était en réalité : un régime totalitaire et un capitalisme d’État. Son grand mérite est d’avoir su lutter à contre-courant, malgré d’immenses difficultés, tout en préservant les faibles chances d’un renouveau. Et c’est pour cela qu’il faut lire, et relire, un tel témoignage. À l’heure actuelle, cependant, la majorité du mouvement anarchiste organisé se contente d’accompagner les vestiges de la gauche et de l’extrême gauche dans ses errements, voire dans ses reniements. Mais c’est une autre histoire…

Charles Jacquier

La Ferme des animaux dans la revue Brasero

lundi 9 mai 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans la revue Brasero, automne 2021.

Lire Orwell, notamment La Ferme des animaux, aujourd’hui

Il a beaucoup été question de George Orwell (1903-1950) ces derniers mois : nouvelles et multiples traductions de ses deux romans les plus célèbres (La Ferme des animaux et 1984 ou Mille neuf cent quatre-vingt-quatre), adaptations du dernier en bandes dessinées, réédition de sa biographie par Bernard Crick, rééditions (ou traduction) d’essais sur son œuvre, entrée de l’auteur dans la célèbre collection de la Pléiade avec une nouvelle traduction. N’en jetez plus !
Que s’est-il donc passé pour arriver à ce curieux emballement ? Au royaume éthéré des idées, les faits sont souvent terre à terre : soixante-dix ans après sa mort, les écrits de George Orwell entraient dans le domaine public et devenaient libres de droits. Les traductions de La Ferme des animaux et de 1984 étant anciennes, Gallimard décida d’occuper le terrain : la maison proposa une nouvelle traduction de 1984, puis le volume de la Pléiade déjà mentionné. Enfin, elle reprit la traduction de la Pléiade, sans l’appareil critique, pour la nouvelle édition de poche de La Ferme des animaux et de 1984. Il y a donc trois traductions différentes de 1984 chez le même éditeur. Tout cela, bien sûr, au nom de la sacro-sainte littérature dont l’entrée dans la Pléiade constitue une sorte de canonisation. Et en oubliant au passage que George Orwell se définissait lui-même comme « un écrivain politique – en donnant autant de poids à chacun des deux mots » : « son souhait le plus cher » n’avait jamais été de faire de la littérature pure, mais de « pouvoir transformer l’essai politique en une forme d’art ».
Il en résulta l’idée que la critique hâtive associa l’œuvre d’Orwell à la maison de la rue Sébastien-Bottin. Alors même qu’elle s’était contentée du service minimum durant des décennies, en proposant seulement ses deux plus célèbres romans. Le minimum aurait été de rappeler que ce n’était pas ce « grand éditeur » qui permit aux lecteurs francophones de découvrir l’œuvre de George Orwell mais, durant les années 1980 et 1990, les éditions Ivrea (ex-Champ libre) qui traduisirent ses autres livres et entreprirent, en collaboration avec les éditions de l’Encyclopédie des nuisances, la traduction des quatre volumes essentiels des Essais – Articles – Lettres. Et, au cours des années 2000, c’est un autre « petit éditeur », Agone, qui proposa la traduction intégrale des chroniques d’Orwell dans Tribune, ses Écrits politiques (des articles qui n’avaient pas été retenus par sa veuve dans les Essais), un choix de sa correspondance, Une vie en lettres, et deux essais, l’un de John Newsinger, La Politique selon Orwell (2006), l’autre de James Conant, Orwell ou le pouvoir de la vérité (2012).
Ce rappel relativise la contribution de Gallimard à la diffusion de l’œuvre de George Orwell, réduite à la seule politique du prestige sur papier-bible et de l’occupation médiatique, pour ne pas dire plus trivialement du tiroir-caisse. Et au moins mentionner les éditeurs qui s’en sont véritablement préoccupés et ont fait en amont l’essentiel du travail.
Si ses trois chefs-d’œuvre sont bien Hommage à la Catalogne, La Ferme des animaux et Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, tout un chacun gagnera donc à se reporter aux éditions et aux traductions que proposent respectivement Ivrea, Libertalia et Agone – d’autant que le premier ne figure chez Gallimard que dans la Pléiade et que les deux suivants, outre une traduction souvent jugée meilleure, offrent des éditions augmentées avec préface et appareil critique qui ne figurent pas dans la collection Folio-Gallimard. Quant à La Ferme des animaux – cette fable sur la révolution russe et sa trahison – qui est son livre le plus accessible pour toute personne voulant commencer à lire Orwell, il faut rappeler que c’est « certainement son œuvre la plus parfaite – la seule aussi dont il fût lui-même vraiment satisfait » et que ladite édition Libertalia reproduit en annexe la préface à l’édition ukrainienne de 1947 et le projet non retenu de préface à l’édition anglaise de 1945 qui définissent les objectifs de ce livre. Dans la première, il écrit que « rien n’a davantage contribué à la corruption de l’idée originelle du socialisme que la croyance selon laquelle la Russie est un pays socialiste et que tous les agissements de ses dirigeants doivent être excusés et justifiés, voire imités ». Cela dit bien en quoi « la lutte antitotalitaire d’Orwell ne fut que le corollaire de sa conviction socialiste », comme le souligne Simon Leys. Et dans le second texte, il s’en prenait à la falsification et à la malhonnêteté en tant que telles des intellectuels en soulignant : « Troquer une orthodoxie pour une autre n’est pas forcément un progrès. L’esprit qui fonctionne comme un gramophone, voilà l’ennemi – qu’on soit d’accord ou non avec la chanson du disque qui tourne dessus à tel ou tel moment. »
Ce n’est pas non plus Gallimard qui a enfin proposé une traduction du livre de l’anarchiste canadien George Woodcock (1912-1995) mais, là aussi, un « petit éditeur » (Lux), qui permet aux francophones de lire enfin ce bel essai plus de cinq décennies après sa parution en anglais. Woodcock rapportait ses souvenirs sur l’ami, connu entre 1942 et 1949, l’imaginant sous les traits de Don Quichotte. Il se penchait ensuite longuement sur ses écrits d’une manière précise et équilibrée, sans jamais tomber dans l’hagiographie. Qualifiant sa prose de « cristalline » et Orwell lui-même d’homme « bon et indigné », il considérait que celui-ci avait toujours été « en quête de la vérité parce qu’il savait qu’elle seule pourrait assurer la survie de la liberté et de la justice ». Il est toutefois regrettable que le titre original The Crystal Spirit n’ait pas été conservé ou transposé en français car il synthétise parfaitement le propos de Woodcock…
Parmi les rares commentateurs francophones d’Orwell, Jean-Claude Michéa occupe une place à part. Auteur en 1995 d’un essai remarqué, régulièrement réédité, il est aujourd’hui repris avec un inédit (Orwell anarchiste tory). Il pose une question essentielle : l’intelligentsia de gauche contemporaine a-t-elle « rompu d’une façon ou d’une autre avec les schémas classiques de la double pensée et de l’esprit de gramophone » ? En l’occurrence, poser la question, c’est y répondre et il n’y a nul besoin de partager toutes les analyses de Michéa pour insister sur la nécessité de lire et de relire Orwell dans cette perspective, à une époque où les « petites orthodoxies malodorantes » se doublent d’un irrationalisme et d’une inversion des valeurs manifestes. Il faut donc redire, après Simone Leys, qu’« aujourd’hui, je ne vois pas qu’il existe un seul écrivain dont l’œuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus immédiat ».

Charles Jacquier