Le blog des éditions Libertalia

Charles Martel et la bataille de Poitiers, dans Jeune Afrique

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Charles Martel et la bataille de Poitiers , dans Jeune Afrique, août 2015.

L’Histoire a retenu qu’il avait repoussé les Arabes à Poitiers en 732, l’extrême droite en a fait un symbole de résistance face à une prétendue « invasion musulmane ». Une récupération pour le moins abusive qui témoigne de la montée de l’islamophobie depuis quinze ans.

C’est un habitué des calembours douteux. En lançant : « Je ne suis pas Charlie, je suis Charlie Martel » le 9 janvier, deux jours après l’attentat contre Charlie Hebdo à Paris, Jean-Marie Le Pen a ulcéré de nombreux Français. Le message du président d’honneur du Front national (FN) est limpide : à la manière de Charles Martel, victorieux de l’armée d’Abd al-Rahman à Poitiers en 732, il faut défendre la France contre une invasion musulmane imminente.
Depuis une quinzaine d’années, le souverain franc est abondamment utilisé par l’extrême droite et érigé en sauveur de la civilisation occidentale. Poitiers est devenu le théâtre de rassemblements en mémoire de l’aïeul de la dynastie carolingienne, jusque-là davantage connu à travers sa descendance – surtout Charlemagne – que pour ses exploits personnels. La première « journée Charles Martel » a même vu le jour le 7 juin : un « rendez-vous patriotique » animé par l’un des fondateurs de Riposte laïque, organisation islamophobe proche de l’extrême droite.
Comment expliquer ce soudain engouement pour un personnage qui, selon les historiens William Blanc et Christophe Naudin, auteurs de Charles Martel et la bataille de Poitiers (2015), « a longtemps été un personnage secondaire, voire oublié, de l’histoire de France » ?

Charles Martel, défenseur des chrétiens ? Pas vraiment. Paranoïa et déformation de l’histoire
Pour les défenseurs d’une France chrétienne, l’Hexagone serait menacé par « le grand remplacement » théorisé en 2011 par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus : « Le grand remplacement, le changement de peuple, que rend seule possible la grande déculturation, est le phénomène le plus considérable de l’histoire de France depuis des siècles, et probablement depuis toujours », détaillait-il alors dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur.
Mais la comparaison entre la situation actuelle en France – un mélange de crise identitaire et de paranoïa islamophobe – et l’événement de 732 est largement abusive. Car, comme le suggèrent Blanc et Naudin, la bataille de Poitiers doit être replacée dans le contexte particulier de cette époque trouble de l’histoire de France où la notion même de guerre sainte n’existait pas. Charles Martel, défenseur des chrétiens ? Pas vraiment.
Maire du palais de Neustrie et d’Austrasie (charge comparable à celle de régent, sur une zone couvrant le nord de la France actuelle et une partie de l’Allemagne), le fils de Pépin II sera décrié par l’Église dès le IXe siècle. De fait, Charles n’avait pas hésité à distribuer les biens ecclésiastiques afin de payer ses troupes. Mieux : son ennemi juré n’était pas l’islam mais bien un chrétien, en l’occurrence Eudes, duc d’Aquitaine (le long de la côte Atlantique).

Un pur fantasme
À cette époque, les musulmans sont déjà présents dans le sud de la Gaule, après avoir passé les Pyrénées depuis la péninsule Ibérique (Al-Andalus) au début du VIIIe siècle. Pour eux aussi, conquêtes et accaparement de richesses prennent le pas sur toute considération religieuse. Et les archives sont si rares qu’il est impossible de déterminer les prétentions réelles de l’émir de Cordoue, Abd al-Rahman, sur la Gaule, cette « grande terre couverte de forêts épaisses et dangereuses ».
La première source apparaît vers 754 : il s’agit de La Chronique mozarabe, œuvre d’un chrétien vivant sous domination musulmane en Espagne. Nulle trace d’une quelconque volonté d’invasion, le texte évoque surtout la mort d’Abd al-Rahman à Poitiers. « Décrire aujourd’hui une armée de 375 000 hommes accompagnée de femmes et enfants, soit un déplacement d’un million de personnes, est un pur fantasme ! » insiste William Blanc.
Toujours est-il qu’en 732, après avoir passé Bordeaux et Poitiers – non sans piller au passage l’abbaye de Saint-Hilaire –, Abd al-Rahman poursuit sa route vers Tours. Dépassé, Eudes s’en remet aux forces de Charles pour arrêter le raid musulman. Les deux armées se rencontrent sur le site supposé de Moussais, à une vingtaine de kilomètres au nord de Poitiers. Après une journée d’observation, elles s’affrontent et, au crépuscule, Charles remporte la bataille. Il s’engage vers le campement sarrasin le lendemain matin : les troupes d’Abd al-Rahman, privées de leur chef, ont fui durant la nuit. « Mais finalement, le vrai perdant de la bataille de Poitiers, c’est Eudes, qui sera redevable à Martel et perdra son autonomie », commente William Blanc.

Charles Martel : mémoire controversée
Au fil des siècles, la mémoire de Charles Martel est diversement appréciée. Du côté de l’Église, pour les raisons évoquées plus haut, il brûle en enfer pour l’éternité. Au XVIIe siècle, il est considéré comme le premier souverain à avoir imposé un pouvoir despotique aux Français, selon l’historien de l’époque Henri de Boulainvilliers – une thèse reprise plus tard par Voltaire et Montesquieu.
Pour nombre d’hommes des Lumières, l’islam apparaît même comme une culture plus éclairée que ne l’était celle, obscure et barbare, de la France médiévale. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’écrivain François-René de Chateaubriand, dans son Génie du christianisme, estime que Martel a sauvé la chrétienté et la liberté en arrêtant Abd al-Rahman. Plus tard, l’écrivain et homme politique Édouard Drumont, connu pour sa haine des Juifs, voit 732 comme la victoire des Aryens sur les Sémites.
Ces tentatives de réhabilitation de Charles Martel restent cependant anecdotiques. Lorsque l’Action française, mouvement nationaliste fondé en 1898, se choisit un personnage emblématique, c’est celui de Jeanne d’Arc qui a sa préférence. Dans les années 1980, le FN récupère à son tour la pucelle d’Orléans, dont le souvenir est célébré chaque année le 1er mai. À cette époque, l’islamisme n’est pas encore une préoccupation du parti. Jean-Marie Le Chevallier, maire frontiste élu à Toulon en 1995, écrit même que ce courant exprime, « par le rejet des valeurs occidentales, un souci de réenracinement » et « participe au grand élan identitaire qui parcourt la planète ».

« Nous sommes venus pour affirmer notre volonté de ne pas reculer devant la poussée islamiste ». « Le choc des civilisations »
L’islamophobie s’enracine au sein de l’extrême droite lors de la guerre du Kosovo (1998-1999). Les États-Unis prennent alors fait et cause pour la minorité musulmane opprimée. Il n’en faut pas plus pour qu’une partie des nationalistes français dénonce un complot américano-musulman pour annihiler la culture européenne : c’est « l’islamérique », détaillée par le chercheur Alexandre del Valle, auteur en 1997 d’Islamisme et États-Unis, une alliance contre l’Europe.
Trois ans plus tard, Bruno Mégret, ancien haut dirigeant du FN, lance le Mouvement national républicain (MNR). Il est l’un des premiers à invoquer la mémoire de Charles Martel, lors d’un discours à Moussais : « Poitiers fut le choc de deux civilisations : la civilisation européenne et chrétienne face à la civilisation arabo-musulmane. Ce choc des civilisations n’est hélas pas terminé. Nous sommes venus pour affirmer notre volonté de ne pas reculer devant la poussée islamiste. »
Cette théorie a été développée par un professeur de Harvard, Samuel Huntington, qui, en 1996, a publié Le Choc des civilisations. Un succès. Pour lui, « l’Orient et l’Occident ont été, sont et seront irréconciliables », résume Christophe Naudin. Une thèse qui inspirera les faucons de la Maison Blanche (« l’axe du mal ») et popularisera Charles Martel outre-Atlantique.

Un thème porteur
Dans une scène ubuesque de la série documentaire J’irai dormir chez vous, voici ce que dit un habitant de La Nouvelle-Orléans au journaliste français Antoine de Maximy : « C’est vrai que tout le monde parle arabe en France ? Souvenez-vous de Charles Martel, il les a repoussés ! Et vous, vous les laissez passer ?! La civilisation occidentale compte sur vous, les gars, vous devez les virer ! »
Jean-Marie Le Pen ne pouvait laisser plus longtemps aux autres ce thème porteur. En 2010, avec ses affiches « Non à l’islamisation » représentant une France aux couleurs algériennes déchirée par des minarets et une femme en voile noir intégral, il clarifiait opportunément son message pour les élections régionales. Alors, Charles Martel sera-t-il l’invité de la prochaine présidentielle, en 2017 ? Pour l’heure, ni Marine Le Pen, la présidente du FN, ni ses cadres les plus influents, comme Florian Philippot, ne semblent souscrire à la mode Martel. Même la députée Marion Maréchal-Le Pen, pour qui l’islamisation de la France est une antienne, n’a pas trouvé « drôle » le « Je suis Charlie Martel » de son grand-père. Jeanne d’Arc a encore de beaux jours devant elle.

Michael Pauron

Charles Martel et la bataille de Poitiers, dans Sciences humaines

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Charles Martel et la bataille de Poitiers dans Sciences humaines, numéro 273, août-septembre 2015.

Comment ils ont mis Martel en tête

Que sait-on exactement de Charles Martel ? Assez peu de chose, somme toute. Ce personnage historique qui fut maire du palais, c’est-à-dire un membre influent de l’entourage de certains rois mérovingiens, n’a pas eu un destin hors du commun. L’événement notable de sa vie fut la bataille de Poitiers et sa victoire sur les Sarrasins. William Blanc et Christophe Naudin nous en rappellent le contexte et les détails avant de se pencher sur la destinée posthume de ce personnage et sur son succès récent en politique.

Aucun projet sarrasin d’invasion
Au lendemain de la mort du prophète Mahomet (VIIe siècle), le calife ‘Umar lance depuis La Mecque la conquête du Proche-Orient. L’expédition vise à étendre un État central et prospère. C’est une opération politique qui utilise l’islam comme drapeau. La conquête se fera en plusieurs étapes : la Mésopotamie, la Syrie et la Palestine, l’Égypte, puis le Maghreb, au début VIIIe siècle. Puis le gouverneur du Maghreb, devenu province autonome du califat de Bagdad, décide de traverser Gibraltar. Il va à la rencontre de l’Espagne wisigothe, qui s’étend alors jusqu’en Septimanie, soit le Languedoc-Roussillon actuel. Les troupes arabes et berbères conquièrent l’Espagne et forment le royaume d’Al Andalus. Puis elles franchissent la barrière des Pyrénées, s’installent à Narbonne et de là mènent de nombreux raids. Pour les combattre, le duc Eudes d’Aquitaine s’allie avec le prince franc Charles Martel, lequel affronte et défait, le 25 octobre 732 probablement, entre Poitiers et Tours, une expédition de Sarrasins dont le but était le pillage. Pour autant, jugent les historiens, aucun projet d’invasion ne fut arrêté ce jour-là : les Sarrasins n’avaient pas prévu de conquérir le territoire franc ni aquitain. Ils poursuivirent d’ailleurs leurs razzias du côté de la Provence.

Exploitation identitaire
Pendant de longs siècles, il fut peu question du héros de Poitiers et pas toujours en bien. Voltaire ne l’estimait pas beaucoup. Sous la Révolution, l’abbé Mably dépeignit Charles Martel en chef de guerre despotique, oppresseur de la noblesse et du peuple. En 1802, cependant, Chateaubriand justifiait les croisades comme de « justes représailles » contre l’« invasion » de Poitiers. Ces rappels sporadiques ne deviendront plus fréquents qu’à la fin du XIXe siècle, faisant de Charles Martel un défenseur symbolique de la patrie contre toutes sortes de menaces (les Juifs, par exemple). L’épisode de Poitiers est brièvement cité dans les manuels scolaires de la IIIe République, et ce jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Mais, depuis la fin des années 1990, Charles Martel a fait un retour en force : on ne compte plus les livres et articles de vulgarisation qui lui sont consacrés. Il entre dans le roman national français, auréolé de la gloire d’avoir sauvé l’Europe de l’envahisseur musulman. Des néoconservateurs américains, comme Samuel Huntington, en ont fait un emblème de la lutte de l’Occident contre l’islamisme. En France, il est le recours des théoriciens du « grand remplacement », une idéologie portée par l’extrême droite selon laquelle les musulmans auraient désormais remplacé massivement les chrétiens en Europe. Signe de cette récupération politique d’une histoire légendaire, Charles Martel est la référence d’un groupuscule, Génération identitaire, qui a occupé la mosquée de Poitiers en octobre 2012 et diffusé sur les réseaux sociaux, au lendemain des attentats de janvier 2015, le slogan « Je suis Charlie Martel ». C’est en tout cas demander un peu trop à une bataille et à un chef qui, selon W. Blanc et C. Naudin, n’ont jamais été considérés comme importants par les historiens sérieux, et en général ne sont portés aux nues que par des activistes politiques hostiles à des minorités jugées menaçantes.

Régis Meyran

Charles Martel et la bataille de Poitiers, dans Guerres et Histoire

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Charles Martel et la bataille de Poitiers dans Guerres et Histoire (numéro 26, août 2015).

Déjà pourfendeurs des Historiens de garde (avec Aurore Chéry, Inculte, 2013), les deux auteurs tirent ici les ficelles du mythe pour l’extirper du roman national et le rendre à l’Histoire. Livrant tour à tour le contexte des invasions et les connaissances (fort succinctes) sur la bataille, puis une étude historiographique détaillée, le livre se penche enfin sur la très intéressante évolution du personnage de Charles Martel. Voilà une synthèse complète et documentée, destinée à ceux qui préfèrent la démarche historique au délire hystérique façon Lorànt Deutsch.

P. G.

Charles Martel et la bataille de Poitiers, sur Dissidences

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Charles Martel et la bataille de Poitiers , sur Dissidences (été 2015).

William Blanc et Christophe Naudin s’étaient fait connaître du (grand) public avec la publication en 2013 du livre Les Historiens de garde, critique acérée de tout un courant réactionnaire de l’historiographie actuelle. Ils poursuivent leur démarche dans cette nouvelle étude, qui se veut en particulier contre-feu à toute une mythification de la bataille de Poitiers, sensible en particulier dans les franges les plus à droite de l’échiquier politique, afin « (…) d’apaiser les discours et d’empêcher les récupérations les plus éhontées. » (p. 265). Et le moins que l’on puisse dire, c’est que leur travail réserve nombre de surprises. Il s’agit même, n’ayons pas peur de le dire, d’un modèle méthodique, tant cette approche est à la fois plurielle et solide, possédant en outre une riche iconographie, largement mise à profit.
La première partie s’intéresse aux faits proprement dit, usant d’une bibliographie large et actualisée. Et d’emblée, en évoquant la conquête initiée par les successeurs de Mahomet, les deux auteurs insistent sur sa nature d’abord politique, appuyée sur un soubassement religieux (ils la qualifient dès lors d’islamique plutôt que de musulmane). Ils rappellent également le contexte géopolitique très particulier dont ont profité les cavaliers arabes, celui d’un affaiblissement conjoint des deux grands empires du Proche Orient, byzantin et perse sassanide, tout juste sortis d’un affrontement de longue durée, et également sujets à des dissensions internes de nature religieuse et à un poids jugé excessif de la fiscalité. La conquête ultérieure de l’Espagne, qui est d’ailleurs en proie, elle aussi, à des divisions intérieures, permet de relativiser le caractère implacable de la conquête islamique. D’autant que l’islamisation de la péninsule ibérique ne fut effective qu’à compter du IXe siècle. Concernant plus spécifiquement la bataille de Poitiers, sur laquelle les sources sont d’ailleurs fort divergentes, William Blanc et Christophe Naudin rappellent que le pouvoir de Charles Martel, maire du palais, repose sur son statut de chef de guerre, d’abord à l’est de la Gaule, puis en direction de l’Aquitaine et de son seigneur, le duc Eudes. Charles Martel profita donc de la tentative de razzia menée par l’émir de Cordoue, qui mourut dans l’entreprise, pour aider Eudes et le placer sous son contrôle. Car il n’était visiblement pas question, pour les troupes musulmanes, de conquérir et de convertir l’ensemble de la Gaule, simplement de réaliser une série de pillages. Les deux auteurs s’intéressent d’ailleurs aussi, et c’est là plus original et méconnu, au contexte en aval, la lutte entre Francs et Sarrasins se poursuivant en Provence, relativisant l’impact de la seule bataille de Poitiers. Guerre et paix connaissent alors une alternance marquée, de Pépin, fils de Charles, prenant Narbonne mais nouant de bonnes relations avec les Abbassides de Bagdad, à Charlemagne, menant une campagne militaire en Espagne omeyade – créant au passage la Catalogne – en profitant de ses dissensions internes, tout en soignant la diplomatie avec Bagdad là encore. Aucun manichéisme dans toutes ces relations, donc.
La plus grande partie du livre se consacre néanmoins à la mémoire séculaire de l’événement « Poitiers » et de la figure de Charles Martel. Ce dernier est en effet valorisé au xiiie siècle, avec les Grandes Chroniques de France, dans le souci de donner une filiation longue et solide aux Capétiens, mais sa place écrite comme visuelle y demeure mineure, la dimension religieuse n’étant de surcroît guère soulignée. Face à ce discours royal, une tradition ecclésiastique critique se dégage très tôt, en lien avec l’utilisation jugée abusive par Charles Martel des biens de l’Église afin de financer ses campagnes militaires : c’est celle du rêve de Saint Eucher, découvrant un Charles Martel souffrant en enfer, une idée reprise par Philippe le Bel, caressant la volonté d’apparaître comme un chef chrétien respectueux… Enfin, dans le domaine de la fiction, la Bourgogne au xve siècle voit publier des récits prenant de grandes libertés avec la réalité historique, témoignant en particulier d’une grande méconnaissance de l’islam (les Sarrasins y sont avant tout synonymes de païens). Poitiers et Martel s’avèrent ainsi d’une grande plasticité, ce qui se confirme dans les siècles ultérieurs. Là où un Sully utilise Martel pour justifier le changement de dynastie et l’accession au trône de la branche des Bourbons, De Boulainvilliers s’en sert pour défendre la noblesse face à l’absolutisme, et l’abbé Mably le peuple face à ce même absolutisme. C’est également au xviiie siècle que la dimension confessionnelle commence réellement à être prise en compte. Voltaire, en effet, défend l’islam comme incarnant les Lumières d’autrefois face à un Martel obscurantiste. Chateaubriand, quelques décennies plus tard, incarne son parfait opposé, lui qui défend le christianisme face au despotisme de l’islam, justifiant les croisades comme la légitime revanche de l’agression de Poitiers. Louis Philippe célèbre quant à lui Charles Martel à Versailles, au sein d’une série de tableaux commandés pour l’occasion, en tant que défenseur de la chrétienté (non sans un arrière-plan plus algérien, écho de la conquête alors en cours du territoire). Dans cette utilisation polymorphe, le cas le plus original est certainement celui de l’écrivain libanais Jurji Zaydan (1861-1914), auteur d’un roman abordant Charles Martel.
Il n’empêche, sur l’ensemble de la période étudiée, la bataille de Poitiers et Charles Martel demeurent minoritaires quant aux préoccupations des lettrés et aux goûts du grand public, y compris dans les œuvres d’art et les manuels scolaires à compter du xixe siècle. Quant à l’extrême droite, justement, ce n’est que récemment qu’elle s’est appropriée la figure de Charles Martel. Le basculement de positions pro-arabes, liées à un antisémitisme de longue durée, est à rechercher dans les événements du Kosovo en 1999 puis les attentats du 11 septembre 2001. Les écrits de Guillaume Faye ou les réflexions de la Nouvelle Droite (avec l’influence de Samuel Huntington), l’appropriation de Martel par le MNR de Bruno Mégret dès l’an 2000 (pour tenter de faire pièce à la Jeanne d’Arc du FN), puis par Marine Le Pen, Renaud Camus et le « Grand Remplacement », mais également, pour le grand public, les ouvrages de Dimitri Casali ou Lorant Deutsch, sont autant de jalons dans cette reconquête d’une image historique, dont on aura saisi toute la dimension opportuniste. Comme nous l’annoncions en introduction, ce livre est bien un modèle du genre, qui s’attache à déconstruire un mythe historique à travers la longue durée de sa représentation. Souhaitons que sur d’autres mythes, des recherches similaires soient menées de manière aussi sérieuse.

Jean-Guillaume Lanuque

Ma guerre d’Espagne à moi, dans l’OURS

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Ma guerre d’Espagne à moi , par Sylvain Boulouque, pour L’OURS n° 450, juillet-août 2015.

Côté révolutionnaires, signalons la nouvelle édition du témoignage de Mika Etchebéhère. Il avait été publié une première fois en 1976, puis repris en 1998 (cf. L’Ours 284, 1999). Depuis est également paru le bel ouvrage qu’Elsa Osorio lui a consacré, La Capitana (L’OURS 422, 2013). Cett édition est augmentée d’une substantielle préface plaçant Mika Etchebéhère dans la galaxie des écrivain-e-s poumistes, entre Mary Low et George Orwell, et d’une lettre adressée à Marguerite et Alfred Rosmer, à son retour en Argentine. L’ouvrage est également accompgné d’un DVD documentaire réalisé par Javier Olivera et Rodolfo Pochat à partir d’entretiens qu’elle leur avait accordés lors de la sortie de son livre. Rappelons brièvement son extraordinaire parcours. Née en 1902 de parents juifs – son père enseigne le yiddish – ayant émigré en Argentine pour fuir l’Empire russe, Mika Feldman passe très jeune par les groupes anarchistes puis par le PCA avant d’en être exclue pour trotskisme. Venue avec son compagnon Hipolito Etchebéhère en Europe, ils assistent en Allemagne à l’accession d’Hitler au pouvoir. Ils s’installent à Paris avant de se rendre en Espagne où son conjoint meurt. Alors que les femmes sont renvoyées à l’arrière, Mika continue à combattre dans la division de Cipriano Mera.
À la relecture d el’ouvrage, la même impression domine, son grand courage et sa volonté de fer lors de l’affrontement avec les franquistes et face à l’enfermement qu’elle subit quand elle est arrêtée et emprisonnée par les communistes après l’interdiction du POUM. Un calme et une détermination toujours intacts dans les entretiens du DVD.

Syvain Boulouque