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mardi 2 janvier 2018 :: Permalien
Entretien publié dans le mensuel Alternative libertaire, décembre 2017.
Jacques Roux, surnommé « le curé rouge », fait partie de ces anonymes qui ont fait la Révolution française et qui ont été victimes de la Terreur. Peu connu, on retient souvent de lui cette phrase, qu’il prononça face à la Convention nationale (l’assemblée législative de la Ire République) : « La liberté n’est qu’un vain fantôme, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. » La biographie que lui a consacré Walter Markov, historien allemand, est enfin traduite et publiée par les éditions Libertalia, cinquante ans après sa première publication, après un gros travail d’actualisation mené notamment par Claude Guillon.
Alternative libertaire : Bien que prêtre, Jacques Roux a participé aux événements révolutionnaires dans le courant des « Enragés », considérés comme précurseurs du communisme par Marx. Comment peut-on expliquer ce parcours singulier, d’un ordre privilégié aux révolutionnaires les plus radicaux ?
Claude Guillon : Roux fait partie du bas clergé, où l’on s’engage quand on vient d’une famille pauvre, pour acquérir un peu d’instruction et un « état », un métier. Beaucoup de « petits » curés ont joué un rôle dans la Révolution, à commencer par ceux qui représentaient leur ordre aux états généraux, en ralliant le tiers état, et d’autres dans les sociétés populaires, dont ils ont souvent été – au début – les secrétaires.
Obscur enseignant dans un établissement de province, exilé dans la capitale pour échapper aux conséquences d’une histoire confuse, c’est typiquement le genre de personnage dont l’histoire n’aurait pas retenu le nom… si la Révolution ne lui avait ouvert, comme à la chocolatière Pauline Léon ou à l’employé de la poste aux lettres Jean-François Varlet, des horizons nouveaux. Ces gens ont fait la révolution, mais ils ont été faits par elle.
En juin 1793, Jacques Roux prononça un discours célèbre, passé à la postérité sous le nom de « manifeste des Enragés ».
Jacques Roux est le plus âgé de ces militants et militantes, que l’on appellera plus tard les « Enragés ». Il a 37 ans en 1789. Devenu curé des Gravilliers, au centre du Paris populaire, il connaît les artisans et les ouvriers, qu’il marie, baptise et enterre. Il connaît aussi le prix des denrées de première nécessité et de la journée de travail, et la misère du peuple. Il est convaincu de l’utilité des femmes dans le processus révolutionnaire, notamment de la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires, que Pauline Léon et l’actrice Claire Lacombe vont rallier aux Enragés, en en chassant les Jacobines plus modérées.
Même s’il est impossible de deviner ses sentiments d’avant la Révolution, il est possible que Roux ait fait partie des curés qui considéraient leur rôle d’un point de vue davantage social que religieux, sans foi et encore moins fanatisme particulier. Souvenons-nous cependant qu’à l’époque la religion imprègne toute la société et que le monarque absolu est censé tenir sa légitimité directement de « Dieu » !
La constitution civile du clergé (1790) sépare à peu près le clergé français en deux moitiés. La radicalisation du mouvement populaire, l’opposition des curés « réfractaires » (au serment que l’on exige d’eux), puis le mouvement anticlérical, dit « déchristianisateur », vont rendre la position d’un Jacques Roux très difficile. Il a bien sûr pris le parti de la révolution, mais il est commode, pour Robespierre par exemple, de l’attaquer comme prêtre. Roux s’en plaint et dénonce les curés comme des charlatans. Il a annoncé son intention d’épouser une « bonne républicaine », peut-être la femme avec laquelle il cohabitait, mais il n’en a pas eu le temps.
Comment définir les Enragés et que peuvent-ils nous apporter aujourd’hui ?
Je dois dire d’abord que l’étude de la Révolution française me paraît utile et rafraîchissante, dans la mesure où la majorité des gens du peuple qui la font sont presque sans bagage intellectuel (même quand ils et elles savent lire et écrire) et, par la force des choses, dépourvus de tout le savoir révolutionnaire qui remplit aujourd’hui nos bibliothèques. Or, non seulement ils mettent à bas un système monarchique pluriséculaire, mais ils inventent immédiatement de nouvelles manières de prendre des décisions, de faire de la politique – le tout sans électricité, sans antibiotiques et sans machines à laver…
Le qualificatif « Enragés » a été attribué a posteriori à des militantes et militants dont les revendications se rejoignent, à la gauche des Jacobins et de la Montagne. Ils agissent surtout à Paris, mais aussi à Lyon, avec Chalier (Leclerc y a vécu) et à Orléans (Taboureau de Montigny). Ils et elles veulent pousser la Révolution vers ses conséquences logiques en matière d’égalité des conditions, de démocratie directe (mandat impératif et révocabilité des élus), et de participation des femmes à la vie sociale. Ils et elles ne constituent pas un parti, avec des adhérents – même si les Républicaines sont une société de 300 femmes, qui peuvent en mobiliser beaucoup d’autres – et que les Jacquesroutins se réunissent aux Gravilliers. Mais ils sont clairement identifiés par Robespierre comme un courant cohérent, dont il va obtenir en une quinzaine de jours la mise hors circuit, faisant chasser Roux, Leclerc et Varlet du club des Cordeliers et faisant fermer la Société des républicaines, prélude et prétexte à l’interdiction de tous les clubs de femmes. Arrêté et persuadé, à juste titre, qu’il sera condamné à la guillotine, Roux se suicide en prison le 10 février 1794.
Pourquoi traduire cette biographie, déjà vieille de cinquante ans, d’un auteur est-allemand ?
À partir du début du XXe siècle, les premiers historiens qui s’intéressent assez aux Enragés pour produire des monographies sur les uns et les autres sont soviétiques : ils passeront par les camps staliniens. En France, Albert Mathiez (qui n’aime pas Roux), Daniel Guérin et Albert Soboul leur accordent une bonne place dans leurs analyses, mais seul Maurice Dommanget publie un livre sur Jacques Roux (et Pierre Dolivier, un autre curé radical), et Marie Cerati sur les Républicaines révolutionnaires.
Walter Markov, historien, universitaire d’Allemagne de l’Est a travaillé dix ans sur Jacques Roux et les Enragés. Il a publié quatre livres en RDA, dont un gros volume en français regroupant tous les écrits (discours, brochures et journal) de Roux, que nous avons tenu à reproduire sur un CD-Rom qui accompagne le livre. Le lecteur et la lectrice peuvent donc suivre le récit en se reportant aux documents. Markov a aussi traduit des textes en allemand et publié de nombreux articles (nous en reprenons plusieurs).
Markov écrit un allemand difficile, qui a donné du fil à retordre à notre équipe éditoriale : la traductrice Stéphanie Roza d’abord, Jean-Numa Ducange et moi. Par ailleurs, même s’il a été connu des historiens français de la Révolution, et aidé par eux (Soboul, en particulier) pour faire ses recherches en France, son « héros » et principal sujet d’étude posait problème : on craignait en France qu’il ne fasse de l’ombre à Robespierre ! Le fait que ce projet de traduction puisse aboutir aujourd’hui est donc d’abord la réparation d’une injustice politique et historienne, à l’égard du « curé rouge » Jacques Roux mais aussi à l’égard de son biographe et meilleur connaisseur au monde. Le fait que ce livre paraisse chez Libertalia, un éditeur libertaire, en coédition avec la Société des études robespierristes et à son initiative, est un signe de plus que les lignes ont bougé depuis la chute du mur de Berlin.
Outre la mise en forme du texte, pour le rendre accessible en français, nous avons fait un travail de vérification et d’actualisation des références et de la bibliographie et ajouté un appareil critique, inexistant dans le volume original.
Reste-t-il des choses à découvrir et à faire connaître chez les Enragés ?
J’en suis persuadé ! J’avais publié en 1993 une biographie de Leclerc et Léon (Deux Enragés de la Révolution, La Digitale), complétée depuis par un article sur Pauline Léon dans les Annales historiques de la Révolution française (2005). Dans la deuxième et récente édition de Notre patience est à bout (IMHO, 2016), un recueil de textes des Enragés, j’ai ajouté un texte et une bio-bibliographie de Taboureau de Montigny, qui ne nous est guère plus familier que lorsque Mathiez le surnommait « l’enragé inconnu ». Je pense que Varlet, auteur de la fameuse formule « Pour tout être qui raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles », mériterait un recueil de ses textes. Quant à la société des Républicaines révolutionnaires, je vais avoir l’occasion d’y revenir puisque je prépare un livre sur les clubs de femmes pendant la Révolution. L’édition française du livre de Markov sur Jacques Roux remet le public francophone au niveau de connaissance du public allemand. J’espère que cette édition suscitera d’autres traductions, et l’ensemble de ces travaux de nouvelles recherches. Et puisque nous parlons d’édition et que Libertalia a republié Bourgeois et bras-nus de Daniel Guérin (dont j’ai rédigé la préface), je souhaite que nous puissions rééditer un jour, sous une forme plus accessible, son gros ouvrage en deux volumes La lutte de classes sous la Première République. Bref ! historiens et éditoriaux, les chantiers ne manquent pas !
Propos recueillis par Renaud (AL Alsace)
mardi 2 janvier 2018 :: Permalien
Publié dans Alternative libertaire, décembre 2017.
La biographie de Walter Markov permet de reconstituer le parcours de ce personnage dont on sait assez peu de choses, y compris dans son parcours avant la Révolution. Devenu curé jeune, sans que l’on puisse deviner un enthousiasme particulier pour la religion, il occupe divers postes de vicaire et d’enseignant en Charente. Il se fait remarquer par ses prêches un peu trop favorables à la révolution, qui sont mis en cause suite à des émeutes visant quelques propriétés de la noblesse de la région en avril 1790.
Renvoyé, il quitte sa région et arrive à Paris, au moment où la constitution civile du clergé oblige les prêtres à prêter un serment de fidélité à la Constitution… ce que beaucoup refusent. Alors que rien ne semblait le pousser à un retour dans le clergé, cette occasion lui permet de retrouver une place de vicaire à Saint-Nicolas-des-Champs, laissée vacante par l’un des prêtres réfractaires.
Dans ce quartier populaire, il participe aux sociétés populaires qui composent cette première Commune révolutionnaire de Paris et s’acharne à défendre le peuple pauvre de Paris, à porter la question sociale jusqu’à la Convention nationale. Le 25 juin 1793, il y prend la parole au nom de la section des Gravilliers et du club des Cordeliers. Son « adresse à la Convention » plus tard rebaptisée « manifeste des Enragés », provoque de violentes réponses de Robespierre notamment.
Plus qu’un simple récit des événements, Walter Markov parvient à reconstituer les actions de Jacques Roux, avec lequel il n’est parfois pas très tendre, malgré le peu de traces laissées par ce personnage, et surtout le peu d’informations sur sa vie privée et ses convictions. Le livre est aussi accompagné d’un CD Rom qui regroupe d’autres textes de l’auteur, ou d’autres historiens, dont Claude Guillon, mais aussi des textes de Jacques Roux ou des témoignages sur le travail de Walter Markov.
Markov, un non-conformiste
Marxiste hétérodoxe, Walter Markov a fait le choix de vivre en RDA après la Seconde Guerre mondiale, qu’il avait passé en prison (depuis 1934) en raison de ses activités communistes. Mais soupçonné de « titisme » et exclu du Parti socialiste unifié (SED) en 1951, intéressé par les Enragés alors que la doctrine stalinienne mettait en avant la figure de Robespierre, ses relations avec le pouvoir est-allemand ont toujours été tendues. Ses recherches sur la Révolution française ont d’ailleurs été compliquées par l’interdiction de se rendre en France, qui le poussa en 1957 à franchir la frontière illégalement de nuit pour débarquer à Paris au petit matin. Il lui fallut passer tout son temps aux Archives nationales, faire ses recherches dans un temps record et compter sur l’aide de ses amis universitaires en France, pour réussir à écrire plusieurs ouvrages sur Jacques Roux. Après la chute du mur de Berlin, Walter Markov adhéra au Parti du socialisme démocratique (PDS), qui succéda au SED, et mourut en 1993.
Renaud, AL Strasbourg.
mardi 2 janvier 2018 :: Permalien
Un court moment révolutionnaire , recension dans le mensuel Alternative libertaire, décembre 2017.
En 1920, au congrès de Tours, le Parti socialiste se brise en deux. La majorité, inspirée par la Révolution russe, devient la section française de l’Internationale communiste. La minorité, derrière Léon Blum, conserve le nom de Parti socialiste. La scission est consommée.
Il y a pourtant bien des incertitudes sur l’identité de ce tout jeune PC, formation pluraliste qui ne ressemble alors en rien au parti stalinien monolithique qu’il sera dix ans plus tard. Sa direction est entre les mains de parlementaires ex-socialistes, sociaux-chauvins de l’avant-veille aspirant à se refaire une virginité sous le drapeau de Lénine. Mais on y trouve également de vrais internationalistes qui ont résisté à la guerre, comme Fernand Loriot et Boris Souvarine. Bientôt, ils recevront l’appui de syndicalistes révolutionnaires et d’anciens anarchistes, comme Pierre Monatte. Pendant quatre ans, ces tendances très différentes se déchirent sur la ligne politique et le mode de fonctionnement du parti… mais aucune ne se montre très pressée de se convertir au bolchevisme que Moscou essaie de leur inculquer à coups de missives comminatoires.
Julien Chuzeville raconte cette enfance malheureuse du Parti communiste, qui n’eut rien d’héroïque, bien au contraire : en proie à des forces centrifuges, dans un contexte de fort reflux des luttes ouvrières, sous les coups de badine incessants de Moscou. Le parti ne survivra qu’au prix d’un raidissement autoritaire, en systématisant les exclusions collectives et la langue de bois pseudo-léniniste. Résultat : une fuite massive des adhérentes et adhérents, et leur remplacement par des recrues nettement moins nombreuses mais beaucoup plus disciplinées.
De ce livre fouillé, on regrettera deux lacunes. Primo, des protagonistes à peine esquissés : Marthe Bigot, Amédée Dunois, Pierre Monatte, Boris Souvarine, Fernand Loriot ou le « capitaine Treint » étaient de vraies personnalités, qui auraient mérité d’être davantage incarnées. Secundo, une focalisation sur les débats internes du PCF sans illustration de contexte. Ainsi, le livre ne dit quasiment rien des luttes syndicales et politiques des années 1920-1922, du rôle qu’y jouent les communistes, et de la détérioration de leurs rapports avec les socialistes et les anarchistes. Pourtant, tout cela joue nécessairement un rôle dans la mutation du PCF. À titre d’exemple, la lutte acharnée – et parfois sanglante – contre les « anarcho-syndicalistes » dans la CGTU encouragera, au sein du PCF, un sectarisme et un usage de la calomnie à des niveaux jusqu’alors inconnus dans le mouvement ouvrier français… mais caractéristiques du stalinisme en gestation.
Guillaume Davranche (AL Montreuil)
mardi 2 janvier 2018 :: Permalien
Le Havre la rebelle sur le site Danactu-Résistance, 31 décembre 2017.
Cette année fut marquée par les cinq cents ans de la ville dont le maire devint aussi Premier ministre. Les diverses festivités manquaient d’un point de vue alternatif, une grosse lacune que ce livre vient combler. La ville a une histoire populaire forte et déjà ancienne bien documentée par de nombreux auteurs et une préface de Jean-Pierre Levaray que nos lecteurs les plus anciens connaissent bien. Dans cette ville dont l’histoire fut, et demeure, marquée par son port, a souvent flotté un air d’insoumission qui ne pouvait que nous plaire. Insoumission et rébellion, cela ne pouvait offrir qu’un livre contrasté. Nous avons fait le choix de ne retenir que le meilleur.
D’abord la grande qualité de l’ensemble de photographies, noir et blanc et couleurs qui illustrent ces deux cents pages. Une ville, ce sont d’abord des lieux, des lieux de travail, des lieux de luttes, de résistance aux ravages du capitalisme prédateur ! Une ville c’est aussi la culture, elle tient une belle place dans cette ville et donc dans ce livre. Rock and roll et cinéma. Et quand on pense au Havre, on pense au magnifique film signé par Aki Kaurismäki, avec Wilms et Darroussin. Un des plus beaux films de l’auteur. Et dans ce film attachant, on trouve le Bob, le Little Bob, personnage incontournable de cette ville que l’on ne peut résumer à des conflits syndicaux. Sans doute les plus belles pages de ce livre, l’entretien entre Little Bob et Jean-Pierre Levaray, entretien dans un bar, des lieux bien vivants dans cette ville.
Un beau portrait d’une ville qui a beaucoup lutté comme Nantes, Saint-Nazaire ou Toulouse et tant d’autres. Le cinéma, le rock and roll et les résistances ne meurent jamais.
Dan29000
jeudi 21 décembre 2017 :: Permalien
Publié sur lundi.am le 11 décembre 2017
Une fois n’est pas coutume, les éditions Libertalia publient ce que les libraires appellent un « beau livre » (à prix plutôt modeste : 20 €, pour ce type d’objet), en l’occurrence un livre de photos à reliure cartonnée publié « avec le soutien d’Amnesty international ». Il s’agit des portraits de quarante-sept réfractaires (que l’on appelle là-bas des « refuzniks ») à la conscription obligatoire en Israël, accompagnés de brèves biographies. Le refus de servir dans l’armée est un phénomène relativement peu connu, même si, d’après Edo Ramon, 19 ans, rencontré en 2016 par Martin Barzilai, « dix-huit mille personnes […] passent par la prison militaire chaque année. » C’est-à-dire à peu près 10 % des effectifs de l’armée israélienne.
En transcrivant le sous-titre de ce livre, j’ai failli taper : « Dire non à Israël », tant cet État semble se confondre avec son armée. Vu de France, pays où la conscription a été définitivement supprimée en 2001 (ce qui ne manque pas d’être paradoxal, tant cette année-là marque aussi le début d’un nouveau réarmement moral et matériel de l’Occident, toujours pas terminé à ce jour), ce service militaire obligatoire pour tou·te·s pourrait sembler quelque peu exotique, voire désuet. Mais Israël occupe des parties toujours plus grandes des territoires palestiniens, mais Israël implante des colonies dans ces mêmes territoires, mais Israël spolie et opprime leurs habitant·e·s selon la loi du plus fort, et ni des murs de séparation, ni le déploiement de toute une technologie de la répression parmi les plus avancées au monde, ni même une armée professionnalisée et surarmée ne pourraient suffire à maintenir cet état de fait. Il y faut encore le consentement, sinon la participation active, d’une majorité de la population civile du pays, et celui-ci est obtenu, entre autres, par la militarisation des esprits dès le plus jeune âge. « Les Israéliens sont enrôlés à l’âge de 18 ans, pour un service de trois ans pour les hommes et de deux ans pour les femmes, à l’exception des Arabes israéliens (18 % de la population) […] » (Introduction, p. 15.) C’est moi qui souligne ce qui me semble être l’indice d’une politique qui se sait raciste. Sinon, pourquoi exempter les Arabes israéliens ? À l’évidence, il serait plus difficile d’obtenir leur participation volontaire au maintien des Palestinien·ne·s dans des ghettos qui rappellent furieusement les bantoustans de l’apartheid (c’est-à-dire privés de toute possibilité d’autonomie véritable). « L’armée d’Israël, dit Eyal Sivan dans sa préface, fait partie intégrante de l’identité intime et collective de chaque Israélien et de chaque Israélienne. C’est ainsi qu’en hébreu, le numéro d’identifiant militaire est appelé tout simplement « numéro personnel » (« mispar ishi ») et que celui-ci prime sur le numéro de carte d’identité nationale. Tous les Juifs et les Juives israéliens connaissent par cœur leur numéro personnel, même bien des années après avoir fini leur service militaire […]. Ne pas faire l’armée, ne pas avoir de numéro personnel et ne pas appartenir à une génération identifiée par son label guerrier [la ou les guerres et opérations de répression auxquelles elle a participé] signifie qu’on n’a pas passé le rituel d’initiation collective pour devenir un·e Israélien·ne à part entière. […] C’est ainsi que les Palestiniens citoyens d’Israël, tout comme les Juifs religieux ultra-orthodoxes – que l’État n’appelle pas sous le drapeau – se retrouvent automatiquement aux marges de la société. »
C’est pourquoi refuser de servir ne va pas de soi. Plusieurs de ces refuzniks disent que cela fut la décision la plus importante de leur vie. Plusieurs également racontent qu’ils ont dû la prendre seul·e·s envers et contre l’avis de leurs proches et de leur famille. Cette décision signifiait pour elles, pour eux, des périodes plus ou moins longues de prison, parfois à l’isolement, et une mise au ban de la société – du moins pour celles et ceux qui ne disposaient pas des réseaux nécessaires pour se « réinsérer ». Tou·te·s n’en demeurent pas moins très conscients de leur « privilège blanc » : même s’ils doivent passer par des moments difficiles auxquels rien ne les avait préparés, ils et elles sont conscient·e·s que la vie est bien plus dure pour les Palestinien·ne·s de Cisjordanie et de Gaza – quand l’armée, justement, ne les tue pas lors d’une opération de « représailles » ou simplement à un checkpoint ou encore pour s’être trop approché d’une limite de colonie. « C’est bien plus facile de vivre en prison que de vivre en Palestine », dit Efi Brenner (18 ans en 2009). Gadi Elgazi, un « ancien » refuznik (55 ans en 2016), rappelle que « la dernière fois que ce pays a combattu contre une armée régulière, c’était en 1973 ». Et il poursuit : « Depuis, nous ne pratiquons plus le type de guerre classique européenne imaginée au XVIIe siècle : avec la déclaration de guerre, le déclenchement des hostilités, les ambassadeurs qui rentrent chez eux, des batailles entre armées, la reddition d’un des belligérants et enfin la célébration de la paix. Les guerres coloniales sont différentes, elles sont comme des vagues : il n’y a ni début ni fin. La plupart des tués sont des civils et c’est toute la société qui en paye le prix. Dans ce cas, les différences entre guerre et paix s’estompent. Il y a une oscillation constante. Ces “petites guerres” ne finissent jamais car il s’agit de briser l’esprit d’un peuple. Il s’agit forcément d’une guerre totale. »
C’est de cette réalité qu’ont pris conscience beaucoup de refuzniks – même si certains s’en tiennent à un pacifisme plus « général », simplement basé sur la non-violence et le refus de porter une arme. Beaucoup déclarent qu’ils ou elles auraient été prêt·e·s à défendre Israël contre des agressions extérieures. Par contre, lorsqu’ils découvrent la situation des territoires occupés et comment l’armée se comporte contre les gens là-bas, ils refusent de servir. Souvent, ils disent avoir mis du temps à comprendre : « Il a fallu un processus d’un an pour prendre pleinement conscience de tout cela. J’ai lu énormément de livres sur les relations entre les Arabes et les Juifs. Tous ces thèmes que l’on n’étudie pas à l’école. Il y a huit millions de personnes en Israël, dont six millions de Juifs. Il y a 1,7 million de Palestiniens israéliens. À Gaza il y a 1,7 million d’habitants. Et en Cisjordanie, 2,5 millions. Ces chiffres suffisent à prendre conscience de la dimension du problème, même si personne ne les évoque. » David Zonsheine, 43 ans, ingénieur, dit aussi : « Nous ne sécurisons pas Israël. Ce que nous faisons est différent : nous contrôlons d’autres êtres humains. » Et il ajoute : « De l’an 2000 à aujourd’hui [2016], il y a eu environ 10 000 victimes chez les Palestiniens. »
Un autre point commun entre beaucoup de ces refuzniks, c’est que soit dans leur jeunesse, soit plus tard au cours de leurs études ou en allant manifester contre le mur de séparation, par exemple, ils ou elles ont connu et ont noué des amitiés avec des Palestinien·ne·s. « Cela m’a permis, dit par exemple Gilad Halpern (34 ans en 2016), de “réhumaniser le conflit”. En Israël, les médias et les politiciens perpétuent le conflit en déshumanisant l’autre, tandis qu’il n’y a plus d’interactions entre les populations. » Ainsi, dit Taïr Kaminer (19 ans en 2016), « les Israéliens arrivent à se convaincre eux-mêmes qu’il n’y a pas d’alternative à la guerre. […] Au sujet des checkpoints, l’argument est le même : “Nous n’avons pas le choix, ils nous poignardent dans la rue.” Cela fait partie de la problématique générale de ce pays, tout est relié à la peur. » Meir Amor (61 ans en 2016) confirme : « À l’heure actuelle, la société israélienne ne veut pas la paix. Parce que cela signifierait une transformation structurelle majeure : il faudrait traiter les Palestiniens d’Israël comme des citoyens à part entière, partager les terres et surtout changer la politique économique de la guerre en une politique économique de la paix. » La détermination et la lucidité des refuzniks n’en sont que plus remarquables. « Finalement, dit Oren Ziv (30 ans en 2016), je ne voyais pas de différence entre être sur un checkpoint en Cisjordanie et être assis dans un bureau à coller des timbres. C’est un seul et même système. Ma prise de conscience a exigé du temps, mais je suis convaincu que faire des photos pour l’armée à des fins de propagande est pire que d’être envoyé à un checkpoint. Cela correspond à une analyse de classe. Beaucoup de gens issus de familles pauvres sont envoyés dans la police des frontières. Et les gens comme moi vont dans les unités de haute technologie. » On terminera cet aperçu par un extrait de la présentation de Yuval Oron (20 ans en 2009), qui a fait plusieurs séjours en prison militaire, dans un contexte plutôt difficile parce que c’était durant une attaque contre Gaza : « Si c’était à refaire je ne suis pas certain que je le referais. J’ai été puni et pourtant je ne crois pas que je le méritais. D’une certaine façon, c’est jouer le jeu de l’armée que d’accepter d’aller en prison. Bien entendu, nous avons utilisé notre enfermement pour faire parler de l’occupation des territoires. Disons que c’est une bonne façon de se battre mais il y en a peut-être de meilleures… »
À l’approche des fêtes de fin d’année, et si vous devez sacrifier au rituel des cadeaux, en voici donc un excellent pour qui ne connaîtrait pas bien la situation en Israël, qu’il ou elle pourra découvrir à travers ce qu’en disent ces personnes confrontées à un problème bien concret, celui d’accepter, ou non, de servir dans une armée d’occupation.