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dimanche 3 mai 2020 :: Permalien
Publié sur le site Les Missives, le 16 avril 2020.
Un petit livre rouge et sur la couverture une femme qui proteste. Elle est debout, elle s’exprime, elle revendique. Cette photo date de 1932. Sylvia Pankhurst est à Trafalgar Square et elle manifeste contre la politique britannique en Inde.
Marie-Hélène Dumas nous fait un beau présent avec cette première biographie en français de Sylvia Pankhurst. Les mots ne manquent pas pour décrire cette infatigable militante. Suffragiste, anticolonialiste, journaliste, féministe, antifasciste… elle est de toutes les luttes qui ont pour but de donner la parole et d’émanciper. Elle suit uniquement ses convictions, nullement effrayée à l’idée d’être jetée en prison.
Avant de nous emporter dans la vie pleine de combats de Sylvia Pankhurst, l’autrice plante un décor. Nous sommes en 1920 à Moscou pour le IIe congrès de la IIIe Internationale communiste. Sylvia est la secrétaire générale de la Fédération socialiste britannique des travailleurs. « Elle se consacre entièrement à la fusion des deux mouvements de transformation sociale les plus importants en Grande-Bretagne […] : la défense des droits des femmes et celle des travailleurs, d’abord en tant que membre du Parti travailliste indépendant puis en tant que communiste. »
Lors de ce congrès, elle rencontre les membres des bureaux politiques, les délégués étrangers et Lénine avec qui elle est en désaccord sur certains points. Il la laisse s’exprimer, l’écoute mais « c’est, comme le dit […] Emma Goldman, une des grandes qualités de Vladimir Ilitch Oulianov que de savoir immédiatement la façon dont il va pouvoir se servir des gens ». Aussi, lorsque la rencontre se termine, Sylvia n’a pas réussi à le convaincre mais elle ne renonce pas à ses idées, c’est sa force. Elle n’abandonne pas. Une position qu’elle va tenir vaillamment tout le long de sa vie.
Le mouvement des suffragettes naît le 10 décembre 1903 à la suite de la rupture avec le Parti travailliste indépendant qui ne se montre pas particulièrement motivé pour défendre la cause des femmes et plus précisément le droit de vote de celles-ci. La femme, en partie, à l’origine de cette décision s’appelle Emmeline. Emmeline Pankhurst. Le socialisme et le féminisme sont de grandes traditions familiales chez les Pankhurst. Il y a donc la mère, Emmeline (qui a aujourd’hui sa statue devant le Parlement britannique), la sœur, Christabel et le père, Richard. Au fil du temps, les femmes Pankhurst vont prendre des chemins différents, les intérêts et les idées ne sont pas tous les mêmes et cela crée des tensions au sein de la cellule familiale.
En retraçant la vie de Sylvia, l’autrice a ainsi l’occasion de décrire le combat des suffragettes en Grande-Bretagne. Sylvia Pankhurst, de son côté, « [mène] de front activités artistiques et lutte féministe » jusqu’à ce qu’elle abandonne totalement l’art à compter de 1914 pour se consacrer uniquement à la défense des droits des femmes. Sa vie est émaillée de séjours en prison avec des conditions très dures qu’elle va décrire et dénoncer. Afin d’empêcher les suffragettes de faire la grève de la faim et ainsi pouvoir sortir de prison pour raisons médicales, elles sont nourries avec un tuyau dans la gorge. La loi dite « du chat et de la souris » est promulguée le 25 mars 1913. « Les grévistes de la faim seront désormais relâchées pour de courtes périodes à la suite desquelles elles devront retourner en prison et y finir leur peine. » Malgré les emprisonnements et les violences relatives à ceux-ci, elle continue pourtant de manifester, d’organiser des rassemblements « persuadée que les mouvements de masse sont plus efficaces que les gestes individuels de violence ».
Très vite, le regard de Sylvia Pankhurst va se tourner vers les travailleuses et elle va étudier les conditions de vie de celles-ci. Elle souhaite développer les activités des suffragettes dans les quartiers ouvriers et plus particulièrement dans l’East End londonien. Elle est soutenue par deux amies qui resteront très proches d’elle, Norah Smyth et Zelie Emerson. « Pour elle, seul le renversement du capitalisme et du colonialisme permettrait un jour aux femmes du monde entier non seulement d’obtenir le vote, mais de devenir les égales des hommes. » Sylvia a des idées très avancées pour son époque. Même les socialistes parlent encore de supériorité de la race blanche alors que Sylvia Pankhurst affirme son antiracisme et son anticolonialisme. En 1911, elle publie un livre sur l’histoire des suffragettes, un gros succès, qui lui permet de parcourir l’Amérique et d’intervenir dans des conférences dont une à l’université de l’Arkansas pour laquelle elle est vivement critiquée car son public est composé d’Amérindiens et de descendants d’esclaves.
Les idées et les actions de Sylvia entraînent en janvier 1914 la scission avec l’Union politique et sociale des femmes et par conséquent l’autonomie de la Fédération des suffragettes d’East London. Cela signifie également pour Sylvia qu’en étant exclue de l’Union, elle confirme ses désaccords avec sa mère et sa sœur qui, pour elle, ne se préoccupent pas assez des ouvrières et de leurs conditions économiques. La rupture est totale avec le début de la guerre lorsqu’Emmeline et Christabel préfèrent mettre entre parenthèses la lutte pour obtenir le droit de vote et se tourner vers les élans patriotiques de l’effort de guerre.
Marie-Hélène Dumas nous dépeint une femme qui s’acharne et n’a pas peur de la confrontation. Les années passent, Sylvia Pankhurst, via des interventions publiques, des manifestions plus ou moins réprimées ou encore des textes publiés entre autres dans le Woman’s Dreadnought (journal antiguerre le plus important d’Angleterre), fait gagner du terrain à ses idées novatrices. La Fédération des suffragettes d’East London est « la première organisation à demander que le principe “à travail égal, salaire égal” soit appliqué dans tous les secteurs de l’industrie ». Elle est très active pendant la guerre et le siège de la Fédération se transforme en centre de distribution de lait, des restaurants communautaires à prix coûtant sont ouverts et réussit à obtenir des subventions pour ouvrir une crèche. « Pour Pankhurst, la façon dont on élève les enfants, comme la façon dont on mange, est un problème politique. »
Elle commence en outre à se consacrer à la lutte révolutionnaire. Le Woman’s Dreadnought est rebaptisé Worker’s Dreadnought. « Le socialisme que Sylvia Pankhusrt défend est celui qu’elle met en œuvre dans l’East End, libertaire, construit autour de structures d’entraide, de production et de vie collective. » Elle poursuit également son combat contre le racisme et fait publier dans le Dreadnought un texte de Claude McKay, romancier révolutionnaire jamaïcain qui fera partie du mouvement littéraire de la Renaissance de Harlem (avec par exemple Zora Neale Hurston). Elle lui propose d’écrire régulièrement pour le journal et « McKay devient le premier Noir à contribuer à un journal anglais ». Celui-ci la surnomme « La guêpe redoutable », dit d’elle qu’« elle piquait continuellement les flancs de ses pusillanimes et prétentieux chefs de file […] et chaque fois que l’Empire britannique s’enivrait et se déchaînait contre les peuples indigènes, avec son journal elle montait au créneau ».
Refusant obstinément les compromis, Sylvia Pankhurst se retrouve isolée politiquement jusqu’à être exclue du parti communiste. « La longue bataille de Sylvia Pankhurst pour une société véritablement égalitaire, autogestionnaire, antihiérarchique et antiautoritaire se solde par une défaite. Vaincue, elle va devenir la grande oubliée des suffragettes et de la famille Pankhurst, celle qui longtemps ne sera pas commémorée. » Les femmes britanniques obtinrent le droit de vote en 1918 mais il fallait avoir au moins 30 ans pour voter, contrairement aux hommes qui eux votaient dès l’âge de 21 ans. Ce n’est qu’en 1928 que les femmes purent voter à compter de leurs 21 ans.
Sylvia Pankhurst a marqué l’histoire des droits des femmes par sa pugnacité et Marie-Hélène Dumas remet sur le devant de la scène sa vie et son œuvre, une femme « jusqu’au bout passionnée, exaltée, romantique et utopique ». L’autrice démontre qu’en cherchant à faire le lien entre les milieux ouvriers, les luttes féministes et celles des peuples colonisés, Sylvia Pankhurst « semblait annoncer la pensée féministe, radicale et postcoloniale d’aujourd’hui », les luttes intersectionnelles. La fin de sa vie est beaucoup plus posée mais son cœur bat toujours très fort lorsqu’il s’agit de se lever pour défendre ceux et celles qui subissent des injustices. Elle reprend le chemin de l’activisme en soutenant l’Éthiopie face à l’Italie et ses revendications territoriales. Elle crée des journaux (New Times et Ethiopian News) et s’installe dans ce pays où elle meurt en 1960. C’est sa dernière demeure. Elle repose « dans le carré du cimetière réservé aux patriotes éthiopiens dont elle a partagé la lutte ».
Sylvia Pankhurst ne s’est jamais sentie vaincue. « Je vis […] qu’autour de moi les femmes sans voix, les femmes les plus pauvres et les plus opprimées, s’étaient arrachées au désespoir et à l’impuissance de la misère et de l’assujettissement, qu’elles avaient appris à parler et penser par elles-mêmes. »
Lenneth
dimanche 26 avril 2020 :: Permalien
« C’est en s’éloignant de cette spontanéité de la révolte que le surréalisme a perdu son esprit d’origine. » Entretien avec Louis Janover, volet 2.
Tu évoques Antonin Artaud. Quels textes de lui nous conseillerais-tu en priorité ? Et pourrais-tu revenir à la généalogie du surréalisme et aux grandes étapes de son histoire, en évoquant notamment le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant ? Considères-tu, d’une certaine façon comme Nadeau, que l’histoire du surréalisme s’arrête en 1939 ?
Commençons par énoncer les principes de base qui désormais se sont imposés au nom du surréalisme :
— Transformer l’art, le fondre à la révolution, voilà la parole qu’a fait entendre le surréalisme. Les artistes et écrivains ont expérimenté toutes les possibilités qui s’offraient au mouvement en transposant dans le domaine artistique, grâce à l’automatisme psychique érigé en méthode, l’exploration de tous les espaces que Freud a défrichés et qui une fois mis à jour et au jour ne dispensent plus guère de surprises. C’est l’intelligence de la vie intérieure dans son unité qui est en cause, l’idée que l’inconscient est un concept aussi peu clair que prêt à tout. La révolution est le mot de passe qui permet d’associer tous ces éléments de culture ;
— Aller jusqu’aux plus profondes profondeurs de la vie intérieure et de la révolte, a dit Artaud, car il parle de lui-même en faisant de l’écriture poétique le point de rupture qui entrouvre cet espace et en ébranle les fondements ;
— Au Second Manifeste du surréalisme, où l’ambition du surréalisme comme avant-garde s’expose au grand jour et au premier plan, et repousse les rivaux, le Grand Jeu notamment, répond À la grande nuit ou le bluff surréaliste, la seule ouverture qui permette de déceler un au-delà dans le surréalisme. C’est la raison pour laquelle, alors que Breton est surréaliste dans le premier Manifeste, Nadja ou les Entretiens, Artaud est surréaliste spontanément, dans les poèmes et écrits de jeunesse, L’Ombilic des limbes, Le Pèse-nerfs, Tric trac du ciel, sans avoir à rien nommer et sans intention de fixer les normes d’une avant-garde rivale du surréalisme.
— La « voie mi-libertaire mi-mystique », qui aurait été celle de l’auteur des Adresses surréalistes laisse en suspens le problème : qu’en eût-il été si le surréalisme avait su conserver la voie mi-politique, mi-poétique, la dimension éthique qui lui assurait cette fureur et cet élan unique sans lui imposer de direction ?
La critique qu’Artaud adresse aux surréalistes qui ont adhéré à la conception de la révolution, au « communisme », revient vers nous en un éclat, car l’idée même de révolution reste dans l’irrésolu, et pour cause, et cette irrésolution se pose dans les mêmes termes que ceux qu’expose À la grande nuit ou le bluff surréaliste (voir ci-dessous). « L’intérieur du surréalisme le conduit à la Révolution. C’est le fait positif. » Mais « ce ralliement au communisme », que certains d’entre eux ont refusé, qu’a-t-il donné à ceux qui l’ont fait leur ? Ce basculement vers « cette fausse vérité du réel immédiat », vers ces « bouleversements qui n’affecteraient que ce côté extérieur, immédiatement perceptible, de la réalité », qu’a-t-il apporté au surréalisme ? Et quand Artaud se place dans le débat d’alors du côté des « hommes libres », de « tous les révolutionnaires véritables qui pensent que la liberté individuelle est un bien supérieur à celui de n’importe quelle conquête obtenue sur un plan relatif », on peut penser qu’il n’est pas si loin de la position de Fondane. Et cette position, loin de rester sans résonance dans notre monde, rejoint tous les doutes et retraits en rapport avec la mise en cause d’un marxisme dont Rubel a montré le caractère réducteur. Si le marxisme-léninisme a instillé la contre-révolution dans le mouvement ouvrier, il n’a pas épargné la pensée et ceux qui en discutent tombent dans le même piège.
Toute l’aporie de l’avant-garde réside dans ce rapport, et la réponse d’Artaud conserve une intelligence et une force que l’on interroge rarement. Or, paradoxalement, c’est en s’éloignant de cette spontanéité de la révolte que le surréalisme a perdu son esprit d’origine, sans jamais retrouver le sens de cette unité. Changer la vie se réduira au principe : changer l’art en art surréaliste qui sera censé cristalliser toutes les formes de révolte, alors qu’il représentera le retour au monde inchangé de l’art. L’écart absolu a été progressivement ramené à un grand écart. Et le rapport au politique ne fera que creuser la distance en ouvrant les deux voies de l’avant-garde : transformer le monde/changer la vie, ces deux mots d’ordre s’additionnent mais ne se fondent pas.
La question concernant Nadeau établit des clivages incertains. Disons alors que je considère que, mesurée à l’aune de la révolution surréaliste, l’histoire du surréalisme tel qu’en lui-même commence vraiment en 1939. La guerre va faire tabula rasa des irrésolutions et des obstacles. Tous les éléments sont désormais en place, à leur place. L’après-guerre marque la victoire du surréalisme, la victoire de l’art surréaliste, la défaite de la révolution surréaliste, car désormais la logique s’inverse et réintroduit la césure changer la vie/transformer le monde. Ces mots d’ordre se trouvent séparés par l’histoire et ne se rejoignent plus, sauf de manière verbale, comme incantation. Le PC est désormais le mouvement politique dominant dans le domaine intellectuel, mais son hégémonie ne s’étend nullement à la sphère artistique. C’est là que le surréalisme prend position, en participant à une transformation culturelle irrésistible après le nettoyage opéré à la Libération dans les milieux intellectuels qui, même soumis au diktat politique du Parti, conservent leur perspective littéraire et artistique dissidente. Les compagnons de route s’écartent quand un autre chemin garni de fleurs s’ouvre sur leurs pas. L’intelligentsia se recompose, elle en est aux balbutiements, mais il faut justement y voir la raison pour laquelle ses revendications se révèlent explosives : elle commence son œuvre de recherche idéologique dans tous les éléments à sa portée, et s’en prend par priorité à la morale héritée de l’avant-guerre. Dans ce domaine, le surréalisme est le point de cristallisation des revendications qui rassemblent toute la mouvance artistique libérée du carcan de l’ordre moral.
De ce point de vue, le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant ne modifie en rien, et dans son expression même, les données du problème tel qu’il s’est posé lors du Congrès des écrivains de 1935. S’ajouteront les discussions sur Trotski, qui se rattache à l’histoire du bolchevisme, et circonscrit le cercle de la réflexion sur Octobre et la révolution, sans oublier Kronstadt. Pour le reste, preuve encore que tout bouge pour donner le change, les deux « mots d’ordre » restent dans un double rapport et consacrent en fait l’espace de liberté que le surréalisme s’apprête à investir. Le groupe surréaliste n’a plus de barrière, l’espace s’ouvre devant lui de manière quasi spontanée, le monde change avec la vie. Le PC fossilisé dans son carcan bureaucratique, la culture artistique ne tient même plus compte d’un réalisme social totalement dépassé. Le surréalisme a gagné la partie sans plus avoir à combattre, son domaine a été creusé dans l’avant-guerre, et il s’installe naturellement dans son domaine réservé.
C’est à cet endroit qu’il nous faut rejoindre une autre logique, celle qu’Artaud avait fait apparaître, et l’on peut voir que toute sa pensée, irréductiblement hostile à cette « fausse vérité du réel immédiat » qui toujours oscille entre le mensonge et la vérité, choisit une autre voie, à rebours de « l’inutilité profonde de n’importe quelle action spontanée ou non spontanée. C’est le point de vue du pessimisme intégral. Mais une certaine forme de pessimisme porte avec elle sa lucidité. La lucidité du désespoir, des sens exacerbés et comme à la lisière des abîmes. Et à côté de l’horrible relativité de n’importe quelle action humaine cette spontanéité inconsciente qui pousse malgré tout à l’action » (Artaud).
Pierre Naville nous a porté également, mais par une autre voie, vers cette position radicale. L’échec y apparaît comme « forme subjective pure de la contestation de ce qui réussit », et la « valeur subjective de l’homme » comme forme privilégiée de la résistance « au cours objectif et triomphant des choses ». Grâce à ce refus, tous ceux qui entrecroisent leur critique finissent par créer un milieu social propre : « une société de réfractaires ». Cette réflexion sur l’échec guidera nombre de penseurs que rien ne semblerait unir, et qui feront resurgir la « fausse vérité » d’un réel immédiat, « fausse vérité » d’un mouvement dominé par une théorie qui a dénié à l’éthique et à l’utopie leur place dans l’histoire de la révolution. De ce point de vue, et cette dialectique nous éclaire sur ce qu’il en est aujourd’hui de cette histoire, sur la victoire du surréalisme et son échec, et sur la manière de l’aborder. Reste à savoir à quel endroit reprendre le fil du Manifeste abandonné par les surréalistes pour qu’apparaissent de nouvelles convergences et les formes inédites de rupture.
Louis Janover
Que les surréalistes m’aient chassé ou que je me sois mis moi-même à la porte de leurs grotesques simulacres, la question depuis longtemps n’est pas là. C’est parce que j’ai eu assez d’une mascarade qui n’avait que trop duré que je me suis retiré de là-dedans, bien certain d’ailleurs que dans le cadre nouveau qu’ils s’étaient choisi pas plus que dans nul autre les surréalistes ne feraient rien. Et le temps et les faits n’ont pas manqué de me donner raison.
Que le surréalisme s’accorde avec la Révolution ou que la Révolution doive se faire en dehors et au-dessus de l’aventure surréaliste, on se demande ce que cela peut bien faire au monde quand on pense au peu d’influence que les surréalistes sont parvenus à gagner sur les mœurs et les idées de ce temps.
Y a-t-il d’ailleurs encore une aventure surréaliste et le surréalisme n’est-il pas mort du jour où Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et chercher dans le domaine des faits et de la matière immédiate, l’aboutissement d’une action qui ne pouvait normalement se dérouler que dans les cadres intimes du cerveau.
Ils croient pouvoir se permettre de me railler quand je parle d’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme, comme si j’entendais l’âme au sens infect sous lequel eux-mêmes l’entendent et comme si du point de vue de l’absolu il pouvait être du moindre intérêt de voir changer l’armature sociale du monde ou de voir passer le pouvoir des mains de la bourgeoisie dans celles du prolétariat.
Si encore les surréalistes cherchaient réellement cela, ils seraient au moins excusables. Leur but serait banal et restreint mais enfin il existerait. Mais ont-ils le moindre but vers lequel lancer une action et quand ont-ils été foutus d’en formuler un ?
Travaille-t-on d’ailleurs dans un but ? Travaille-t-on avec des mobiles ? Les surréalistes croient-ils pouvoir justifier leur expectative par le simple fait de la conscience qu’ils en ont ? L’expectative n’est pas un état d’esprit. Quand on ne fait rien on ne risque pas de se casser la figure. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour faire parler de soi.
Je méprise trop la vie pour penser qu’un changement quel qu’il soit qui se développerait dans le cadre des apparences puisse rien changer à ma détestable condition. Ce qui me sépare des surréalistes c’est qu’ils aiment autant la vie que je la méprise. Jouir dans toutes les occasions et par tous les pores, voilà le centre de leurs obsessions. Mais l’ascétisme ne fait-il pas corps avec la véritable magie, même la plus sale, même la plus noire. Le jouisseur diabolique lui-même a des côtés d’ascète, un certain esprit de macération.
Je ne parle pas de leurs écrits qui eux sont resplendissants quoique vains du point de vue auquel ils se placent. Je parle de leur attitude centrale, de l’exemple de toute leur vie. Je n’ai pas de haine individuelle. Je les repousse et les condamne en bloc, rendant à chacun d’entre eux toute l’estime et même toute l’admiration qu’ils méritent pour leurs œuvres ou pour leur esprit. En tout cas et à ce point de vue je n’aurai pas comme eux l’enfantillage de faire volte-face à leur sujet, et de leur dénier tout talent du moment qu’ils ont cessé d’être mes amis. Mais il ne s’agit pas heureusement de cela.
Il s’agit de ce décalage du centre spirituel du monde, de ce dénivellement des apparences, de cette transfiguration du possible que le surréalisme devait contribuer à provoquer. Toute matière commence par un dérangement spirituel. S’en remettre aux choses, à leurs transformations, du soin de nous conduire, est un point de vue de brute obscène, de profiteur de la réalité. Personne n’a jamais rien compris et les surréalistes eux-mêmes ne comprennent pas et ne peuvent pas prévoir où leur volonté de Révolution les mènera. Incapables d’imaginer, de se représenter une Révolution qui n’évoluerait pas dans les cadres désespérants de la matière, ils s’en remettent à la fatalité, à un certain hasard de débilité et d’impuissance qui leur est propre, du soin d’expliquer leur inertie, leur éternelle stérilité.
Le surréalisme n’a jamais été pour moi qu’une nouvelle sorte de magie. L’imagination, le rêve, toute cette intense libération de l’inconscient qui a pour but de faire affleurer à la surface de l’âme ce qu’elle a l’habitude de tenir caché doit nécessairement introduire de profondes transformations dans l’échelle des apparences, dans la valeur de signification et le symbolisme du créé. Le concret tout entier change de vêture, d’écorce, ne s’applique plus aux mêmes gestes mentaux. L’au-delà, l’invisible repoussent la réalité. Le monde ne tient plus.
C’est alors qu’on peut commencer à cribler les fantômes, à arrêter les faux semblants. Que la muraille épaisse de l’occulte s’écroule une fois pour toutes sur tous ces impuissants bavards qui consument leur vie en objurgations et en vaines menaces, sur ces révolutionnaires qui ne révolutionnent rien.
Ces brutes qui me convient à me convertir. J’en aurais certes bien besoin. Mais au moins je me reconnais infirme et sale. J’aspire après une autre vie. Et tout bien compté je préfère être à ma place qu’à la leur. Que reste-t-il de l’aventure surréaliste ? Peu de choses si ce n’est un grand espoir déçu, mais dans le domaine de la littérature elle-même peut-être ont-ils en effet apporté quelque chose. Cette colère, ce dégoût brûlant versé sur la chose écrite constitue une attitude féconde et qui servira peut-être un jour, plus tard. La littérature s’en trouve purifiée, rapprochée de la vérité essentielle du cerveau. Mais c’est tout. De conquêtes positives, en marge de la littérature, des images, il n’y en a pas et c’était pourtant le seul fait qui importe. De la bonne utilisation des rêves pouvait naître une nouvelle manière de conduire sa pensée, de se tenir au milieu des apparences. La vérité psychologique était dépouillée de toute excroissance parasitaire, inutile, serrée de beaucoup plus près. On vivait alors à coup sûr, mais c’est peut-être une loi de l’esprit que l’abandon de la réalité ne puisse jamais conduire qu’aux fantômes. Dans le cadre exigu de notre domaine palpable nous sommes pressés, sollicités de toute part. On l’a bien vu dans cette aberration qui a conduit des révolutionnaires sur le plan le plus haut possible, à abandonner littéralement ce plan, à attacher à ce mot de révolution son sens utilitaire pratique, le sens social dont on prétend qu’il est le seul valable, car on ne veut pas se payer de mots. Étrange retour sur soi-même, étrange nivellement.
Mettre en avant une simple attitude morale, croit-on que cela puisse suffire si cette attitude est toute marquée d’inertie ? L’intérieur du surréalisme le conduit jusqu’à la Révolution. C’est cela le fait positif. La seule solution efficace possible (qu’ils disent) et à laquelle un grand nombre de surréalistes ont refusé de se rallier ; mais, les autres, ce ralliement au communisme, que leur a-t-il donné, que leur a-t-il fait rendre ? Il ne les a pas fait avancer d’un pas. Cette morale du devenir de quoi relèverait paraît-il la Révolution, jamais je n’en ai senti la nécessité dans le cercle fermé de ma personne. Je place au-dessus de toute nécessité réelle les exigences logiques de ma propre réalité. C’est cela la seule logique qui me paraît valable et non telle logique supérieure dont les irradiations ne m’affectent qu’autant qu’elles touchent ma sensibilité. Il n’y a pas de discipline à laquelle je me sente forcé de me soumettre quelque rigoureux que soit le raisonnement qui m’entraîne à m’y rallier. Deux ou trois principes de mort et de vie sont pour moi au-dessus de toute soumission précaire. Et n’importe quelle logique ne m’a jamais paru qu’empruntée.
Le surréalisme est mort du sectarisme imbécile de ses adeptes. Ce qu’il en reste est une sorte d’amas hybride sur lequel les surréalistes eux-mêmes sont incapables de mettre un nom. Perpétuellement à la lisière des apparences, inapte à prendre pied dans la vie, le surréalisme en est encore à chercher son issue, à piétiner sur ses propres traces. Impuissant à choisir, à se déterminer soit en totalité pour le mensonge, soit en totalité pour la vérité (vrai mensonge du spirituel illusoire, fausse vérité du réel immédiat, mais destructible), le surréalisme pourchasse cet insondable, cet indéfinissable interstice de la réalité où appuyer son levier jadis puissant, aujourd’hui tombé en des mains de châtrés. Mais ma débilité mentale, ma lâcheté bien connues se refusent à trouver le moindre intérêt à des bouleversements qui n’affecteraient que ce côté extérieur, immédiatement perceptible, de la réalité. La métamorphose extérieure est une chose à mon sens qui ne peut être donnée que par surcroît. Le plan social, le plan matériel vers lequel les surréalistes dirigent leurs pauvres velléités d’action, leurs haines à tout jamais virtuelles n’est pour mou qu’une représentation inutile et sous-entendue.
Je sais que dans le débat actuel j’ai avec moi tous les hommes libres, tous les révolutionnaires véritables qui pensent que la liberté individuelle est un bien supérieur à celui de n’importe quelle conquête obtenue sur le plan relatif.
Mes scrupules en face de toute action réelle ? Ces scrupules sont absolus et ils sont de deux sortes. Ils visent, absolument parlant, ce sens enraciné de l’inutilité profonde de n’importe quelle action spontanée ou non spontanée. C’est le point de vue du pessimisme intégral. Mais une certaine forme de pessimisme porte avec elle sa lucidité. La lucidité du désespoir, des sens exacerbés et comme à la lisière des abîmes. Et à côté de l’horrible relativité de n’importe quelle action humaine cette spontanéité inconscient qui pousse malgré tout à l’action.
Et aussi dans le domaine équivoque, insondable de l’inconscient, des signaux, des perspectives, des aperçus, toute une vie qui grandit quand on la fixe et se révèle capable de troubler encore l’esprit.
Voici donc nos communs scrupules. Mais chez eux ils se sont résolus au profit semble-t-il de l’action. Mais une fois reconnue la nécessité de cette action, ils s’empressent de s’en déclarer incapables. C’est un domaine dont la configuration de leur esprit les éloigne à tout jamais. Et moi en ce qui me concerne ai-je jamais dit autre chose ? Avec en ma faveur tout de même des circonstances psychologiques et physiologiques désespérément anormales et dont, eux, ne sauraient se prévaloir.
Antonin Artaud
lundi 20 avril 2020 :: Permalien
Parmi les penseurs contemporains, que l’on affectionne tout particulièrement, il y a Louis Janover. En cette période de confinement, on ne peut plus le voir. Mais on peut encore lui écrire et l’appeler. Voici un aperçu de nos échanges du moment. Il y est tout d’abord question du surréalisme.
Tu as beaucoup travaillé sur le surréalisme, tu as connu Breton et Péret, tu es un lecteur attentif et passionné des poètes qui ont inspiré les surréalistes (Lautréamont et Nerval). Comment présenterais-tu ce mouvement littéraire, artistique et politique à une personne qui souhaiterait entrer dans l’œuvre ?
C’est vers 15-16 ans, alors que je me débattais dans un milieu où le PCF dominait toute la pensée critique, que j’ai découvert les deux noms qui m’ont marqué à jamais : André Breton, Antonin Artaud. C’est par leur rapport en partie conflictuel que s’est défini le caractère révolutionnaire du surréalisme et de cette confrontation unique naît la fascination que le mouvement exerce maintenant dans l’histoire.
« “Transformer le monde”, a dit Marx ; “changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » Faisaient-il deux pour Marx et pour Rimbaud ? La formule d’André Breton est aujourd’hui partout reprise pour clore le débat historique sur le caractère révolutionnaire du mouvement. En réalité, c’est devenu une manière de se débarrasser du problème pour ne pas avoir à montrer en quoi consiste cette unité et ce qu’il en a été dans l’histoire.
Crevel avait fait le même rapprochement au même moment, en juin 1935, dans le discours qu’il devait prononcer au Congrès des écrivains. Cette fusion du changer la vie et du transformer le monde donnerait donc à l’expression poétique son contenu révolutionnaire sans qu’il soit besoin d’une mise en œuvre politique. Mais tout dépend alors de ce que l’on entend par critique révolutionnaire et à quel endroit se situe la ligne névralgique entre ce que Breton appelle des mots d’ordre. Le seul fait de les nommer ainsi, ce qui leur assigne cette place, montre que la question est de savoir comment s’opère l’unité dans la pratique.
C’est par la médiation de l’art que les nouvelles valeurs sont intégrées aux transformations culturelles en cours dans la société ; c’est par cette subversion que sont mis au jour les moyens de faire triompher la modernité. Changer la vie se conforme alors au rôle qui échoit aux artistes dans le domaine de la subversion, à la place qu’ils occupent dans le renversement des codes de la morale bourgeoise. Par son rejet explosif d’un certain héritage le mouvement artistique devient un des vecteurs de cette transformation et l’accent mis sur l’importance de ces changements détourne ainsi des réalités de l’aliénation, qui prend des formes nouvelles.
Artaud, qui n’a jamais défini le changer la vie et le transformer le monde par le rapport au politique, mais par l’exigence de « naître aux cieux du dedans », va échapper à la réduction à l’art, et le théâtre ouvre sa révolte sur la vie. Artaud ne se départira jamais de cette tension intérieure du collectif, alors que Breton la transposera dans le domaine politique, laissant ainsi le champ libre à la création artistique. Benjamin Péret donnera son ton à la critique surréaliste, et Le Déshonneur des poètes sera en quelque sorte le Manifeste d’après-guerre, la suite et fin de Position politique du surréalisme.
Les jeunes gens qui découvrent le surréalisme vont forcément remonter à la ligne historique qui définit cette exigence radicale. Et se demander comment les deux parties vont se trouver séparées dans la pratique et comment le changer la vie porté par le mode d’expression artistique a pu cristalliser cette révolte contre l’ordre moral et faire du surréalisme ce qu’on a pu appeler le mouvement artistique le plus important du XXe. La divergence va s’approfondir avec le temps. Tout ce que le mouvement pouvait faire et dire va se voir subordonné à son rôle dans le milieu littéraire et artistique.
Désormais changer la vie et transformer le monde réoccupent dans le surréalisme les places qui leur étaient imparties. Le surréalisme s’est installé à demeure pour s’imposer dans l’espace qu’il pouvait occuper. Qui se passionne aujourd’hui pour la poésie et s’interroge sur ce que signifiait « le non-conformisme absolu » dont se réclamait Breton dans le Manifeste doit répondre à cette question qui définit la place de « L’écrivain devant la révolution » — et des poètes dans le monde littéraire et artistique que le surréalisme met en cause.
Dans le désert mental il n’est jamais de pays conquis ! La remarque de Roger Gilbert-Lecomte s’applique en premier lieu à ce domaine où tout est à repenser à partir d’une nouvelle généalogie de la révolte. Car le pire n’est-il pas de croire ou de faire croire que l’on a opéré la conquête.
Louis Janover
20 avril 2020
samedi 11 avril 2020 :: Permalien
Entretien avec Corinne Morel Darleux dans Basta !, 8 avril 2020.
« Cette expérience de confinement ne préfigure en aucun cas ce que serait un programme écologiste », prévient Corinne Morel Darleux, militante « écosocialiste » et auteure du livre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce qui a connu un joli succès de librairie. Elle nous invite à remettre en cause « nos schémas d’analyse » pétris de croissance du PIB, et dresse des pistes d’action pour reprendre en main notre avenir devenu subitement incertain.
Basta ! : Cette crise sanitaire semble exacerber les plus grands maux contemporains – casse des services publics, extrême vulnérabilité de nos économies mondialisées, déséquilibres écologiques, disparité sociale face à l’épreuve du confinement… Comment l’appréhendez-vous ?
Corinne Morel Darleux : Cette crise vient effectivement lever le voile sur beaucoup d’enjeux : le plus flagrant, aujourd’hui, étant l’état de délabrement du système hospitalier. Jusqu’à présent l’alerte était difficile à faire entendre, elle crève désormais les yeux. Si on tire le fil, toute la pelote du « système » vient avec, notamment la question de la délocalisation de la production de biens de première nécessité – ceux liés à la santé bien sûr, mais aussi à l’alimentation, avec ses chaînes d’approvisionnement absurdes qui nous poussent à importer ce qu’on pourrait produire ici, ou à faire appel à de la main d’œuvre d’autres pays… Ce qui explique la situation inquiétante en ce début de saison agricole. Il est beaucoup question des stocks de masques que les pays se disputent entre eux. On observe la même chose sur les produits alimentaires, avec des pays qui stockent pour leurs propres besoins et n’exportent plus.
C’est ce qui m’a beaucoup marqué, ces derniers jours : nous voyons un effondrement des places financières, mais à l’inverse une très nette croissance des indices sur les bourses de produits alimentaires, qui ont gagné aux alentours de 10 % en une semaine… Comme s’il y avait une inversion entre la valeur d’usage et la valeur marchande, une sorte de retournement du fameux paradoxe de l’eau et du diamant d’Adam Smith [paradoxe dans la différence de valeur marchande d’un diamant par rapport à l’eau, alors même qu’un diamant n’a aucune valeur d’usage puisqu’il ne sert ni à manger, ni à se soigner, ndlr]. Au fond, c’est très significatif d’un certain retour à la « matérialité » du monde. Soudain, on se souvient que nos corps sont vulnérables, que nos subsistances sont dépendantes de flux extérieurs et que la première nécessité, c’est de pouvoir se nourrir, se soigner.
Le même phénomène de conscientisation pourrait s’amorcer sur notre dépendance à l’énergie. On se rend compte que nos besoins et nos usages quotidiens correspondent en réalité à des processus de production très concrets, matériels. Cette notion de « matérialité » me paraît l’un des termes les plus justes pour penser et désigner ce que cette crise révèle.
Je suis partagée. Je comprends que certains soient critiques à l’égard de cette appellation, je peux partager cette réticence : parler de crise écologique dans cette période d’urgence sanitaire, cela peut avoir quelque chose d’un peu étrange, voire d’indécent, une sorte de « récupération ». Comme si nous voulions à tout prix faire entrer cette crise dans nos grilles de lecture, alors qu’au contraire, il faut peut-être accepter de les réinterroger. Nous avons sûrement besoin d’exploser un peu nos schémas d’analyse, de les laisser se faire percuter par ce qu’il se passe.
Pour autant, si cette crise est multifactorielle, nous ne pouvons pas ignorer sa dimension écologique, notamment le lien qui est fait par des scientifiques avec certaines activités humaines telles que la déforestation et l’urbanisation. Ces liens entre le virus et les enjeux environnementaux ont déjà été documentés, de même qu’il est très probable que la pollution aux particules fines augmente le déplacement et la durée de vie du virus dans l’air, et donc sa propagation… On ne peut pas non plus passer cela sous silence. Il ne faut simplement pas que l’étiquette « écologie » apposée sur la pandémie amoindrisse d’autres ressorts tout aussi importants, comme la mondialisation, les politiques d’austérité libérale ou la spéculation financière.
Pourtant, n’est-ce pas là une belle opportunité de démontrer que l’écologie est bien plus que la simple destruction de l’environnement ?
Nous en revenons à un débat qu’on a depuis des années. Quand on parle de crise écologique, les gens entendent surtout « environnement » et non écologie politique, au sens d’une crise englobant les questions sociale, économique, démocratique, etc. C’est pour cette raison que je préfère me qualifier d’« écosocialiste » plutôt que d’écologiste. Dans ce sens, je parlerais plus volontiers d’une crise systémique, qui appelle une réponse écosocialiste.
D’ailleurs, on le voit bien, la situation actuelle est aussi un révélateur de la permanence de la lutte des classes et des grandes inégalités sociales, dans les conditions de travail comme dans les conditions de confinement. C’est une des raisons pour lesquelles cette expérience de confinement n’est en aucun cas une préfiguration de ce que serait un programme écologiste. Elle n’a rien de désirable, quand bien même elle produirait des externalités positives sur le plan environnemental. Le confinement est à l’écologie ce que la précarité est à la décroissance : une situation imposée, subie, et non un choix politique.
Tout cela ne remet-il pas le politique au centre du jeu ?
C’est ambivalent. Il y a peut-être une prise de conscience plus massive du rôle et de l’impact des politiques publiques. Je suis aussi effarée de voir dans le même temps ce qui représente la négation même de ces politiques publiques, à savoir la multiplication des appels aux dons et à la solidarité citoyenne pour pallier la casse des services publics, les baisses d’impôts sur les grandes fortunes, les cadeaux fiscaux et l’incurie de l’État ! Je pense évidemment à la fameuse proposition de Gérald Darmanin [le ministre du Budget, ndlr], aussi à l’absence totale de vergogne d’Amazon, qui a demandé aux particuliers d’aider l’entreprise à financer les arrêts de travail de ses salariés contaminés !
C’est une des informations qui m’a le plus estomaquée ces derniers jours, je pense : l’homme le plus riche du monde, à la tête d’une entreprise qui profite grassement de la crise, continue à faire travailler ses salariés sans leur fournir le matériel de protection nécessaire pour acheminer des produits superflus, voire grotesques. Une fois qu’ils sont contaminés, il a le culot de solliciter l’épargne des particuliers pour financer ces arrêts de travail… C’est la négation absolue du politique, de la décence ! La négation de tout, en fait. De manière plus générale, je trouve que la puissance publique est plutôt en retrait dans la gestion de la crise, avec quand même beaucoup de recours au privé – aussi bien les entreprises que les particuliers.
Vous ne croyez pas forcément à une économie plus administrée, à moyen terme ?
Non. Pour moi, cette crise est aussi un révélateur de ce qu’est vraiment le néolibéralisme, qu’il ne faut pas confondre avec la fin de l’État. Au contraire, quand il y a besoin, l’État est justement là pour renflouer les banques hier, l’aéronautique demain, pour aider le marché à s’adapter en prenant les dispositions nécessaires pour que rien ne change, ou le moins possible. L’état d’urgence sanitaire sert aussi à cela en réalité : permettre au marché de continuer à fonctionner. L’État n’est pas du tout en train de reprendre la main sur des positions stratégiques, il s’apprête visiblement une fois de plus à réparer les dégâts sans s’interroger sur leurs causes.
Cela ne veut pas dire pour autant qu’il y aura un retour « à la normale » rapidement. On en est même loin. Ne serait-ce que parce que pour plein de petites entreprises ou de commerçants, il y a un risque réel de mettre la clé sous la porte, ce qui aura forcément des conséquences importantes sur notre maillage économique.
Face à l’urgence, on a aussi vu fleurir bon nombre d’initiatives de solidarité, parmi lesquelles le réseau Covid-Entraide, qui donnent également l’impression de pallier certaines défaillances de l’État, ou son incapacité à garantir des filets de sécurité. Qu’en pensez-vous ?
C’est d’abord un constat cruel : celui de la faillite de l’État en tant que puissance anticipatrice, planificatrice, agissant au nom de l’intérêt général et garante des solidarités nationales. Cela ne me réjouit pas d’être obligée d’en appeler à l’auto-organisation pour pallier l’incurie des pouvoirs publics. Mais je défends l’idée de partir du réel quand on élabore des stratégies politiques. Or aujourd’hui, partir du réel, c’est partir du constat que l’État n’assure plus cette fonction, qu’on le veuille ou non. Nous devons donc apprendre à faire sans, ou a minima « à côté ». Par ailleurs, cela fait quelques années que je découvre le potentiel d’émancipation incroyable de courants anarchistes et libertaires. Pour moi, ce n’est plus seulement un palliatif : l’auto-organisation possède une vraie fonction émancipatrice, qui permet de retrouver une puissance d’action collective. Par les temps qui courent, cela permet de faire de nécessité vertu.
Comment articuler cette nouvelle échelle d’action, souvent plus locale et horizontale, avec le besoin, malgré tout, d’État et de services publics efficaces – besoin que fait d’ailleurs fortement sentir la gestion de crise actuelle…
Cela fait partie des réflexions politiques qui m’interrogent beaucoup. Je n’ai pas encore trouvé la meilleure articulation entre les deux. Nous avons encore besoin de l’État, nous avons encore besoin de ce qui reste des services publics – et je ne plaide certainement pas pour leur disparition, mais bien au contraire pour leur renforcement ! Je n’ai pas abandonné ces idées de solidarité nationale et d’égalité républicaine, cette envie que tout le monde, partout sur le territoire, puisse avoir accès aux mêmes droits et aux mêmes services. Je reste très attachée à ça.
Je cherche cependant d’autres pistes. Notamment du côté du confédéralisme démocratique, qui m’apparaît comme l’une des pistes les plus intéressantes pour articuler l’auto-organisation, à un niveau local, avec un système confédéré qui lie ces unités de base locales, pour in fine constituer une forme d’autoadministration. Ce n’est plus alors l’État au sens traditionnel, tel qu’on le connaît, mais une organisation supra-locale dans laquelle on peut retrouver des attributs régaliens, eux aussi entièrement revisités. C’est ce qui existe dans la fédération du nord-est de la Syrie, par exemple, où les unités de protection du peuple remplacent l’armée. C’est une manière de conserver des cadres qui peuvent se ressembler dans leur fonction, mais en diffèrent fondamentalement en réalité, par leur philosophie et leur fonctionnement concret.
Cela rejoint l’idée d’« archipélisation » de la lutte, que vous défendez dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, dans lequel vous écrivez : « Plusieurs coups portés simultanément en des endroits ciblés peuvent s’avérer plus efficaces, mais des îlots séparés ne peuvent former un archipel sans concertation ni conscience collective. […] Ce dont nous avons besoin n’est pas de former un continent, mais d’archipéliser les îlots de résistance »…
C’est une notion inspirée du poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant : sortir d’une vision où l’on cherche à tout prix à former une organisation de masse, où tout le monde serait sous le même étendard, avec les mêmes logos et les mêmes mots d’ordre, au même moment… Ce n’est plus, à mon avis, la bonne stratégie aujourd’hui. Nous avons cherché pendant des années à « forcer » cette unité politique, en vain. Nous avons fini par confondre rapport de force et culture du nombre. Cette vision « continentale » est, je le crois, une impasse. L’idée d’archipel consiste plutôt à respecter les spécificités de chacun des îlots existants – qui sont des espaces de résistance, mais aussi d’invention et de construction d’alternatives, qui ont leur identité propre, leur culture et leur vécu politique, et des modes d’actions différents – tout en trouvant le moyen de créer des passerelles entre ces îlots, pour tirer tous dans le même sens.
L’initiative de Covid-entraide s’inscrit pour moi dans cette démarche : c’est à la fois, par l’entraide immédiate pour répondre à l’urgence, un îlot supplémentaire qui facilite l’entrée en action de nouvelles personnes, et une tentative d’archipélisation en tant que plateforme, pour faciliter la mise en réseau. Cela peut aider à créer un espace collectif à la fois de pratiques et de réflexion politique, et un cap commun aux différents îlots déjà existants.
Vous développez également dans cet ouvrage une autre idée importante : « la dignité du présent ». Cette crise sanitaire confirme-t-elle ce besoin de recentrer parfois son engagement sur quelque chose de plus concret ?
La dignité du présent, c’est l’idée qu’il faut mener les combats qui nous paraissent justes aujourd’hui, sans faire trop de paris sur l’avenir. Au fond, cela revient à refuser une vision « utilitariste » de l’action politique. C’est la nécessité de trouver des moteurs à l’action, en termes de luttes sociales et environnementales, ou d’organisation collective, qui soient situés dans le présent, plutôt que dans d’hypothétiques victoires futures ou des échéances électorales à venir. Cet avenir-là est trop incertain. Il est tellement difficile de prévoir ce que cela va donner. On ne peut pas s’engager juste pour gagner à la fin.
D’ailleurs, je ne sais pas si nous pouvons vraiment parler de « crise », comme on le fait depuis le début pour évoquer le coronavirus. C’est un terme très critiqué dans le monde du climat : peut-on considérer le dérèglement climatique comme une « crise » dès lors que nous savons qu’il n’y aura pas de retour à la normale ? Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que cette pandémie soit une crise à proprement parler. On évoque peut-être un peu trop rapidement l’hypothèse d’un « retour à la normale ». À mon avis, nous n’avons pas fini d’en ressentir les impacts. Des modifications structurelles peuvent encore advenir. D’un point de vue purement scientifique, nous ne savons pas comment ce virus va continuer à évoluer, éventuellement muter, voire à revenir par vagues, potentiellement au prochain hiver.
Le coronavirus n’interroge pas seulement notre rapport à l’espace et à l’environnement, mais aussi notre rapport au temps et aux certitudes que l’on pouvait avoir dans l’avenir ?
L’avenir nous a rattrapé, d’une manière brutale et inattendue. Nous nous sommes fait doubler par la réalité. J’avais coutume de dire que notre système de valeurs et de croyances était en train de vaciller – la notion de progrès adossée à la croissance du PIB, le mythe de l’Europe qui protège… Nous y sommes, c’est en train de tomber et nous ne sommes pas prêts. Nous naviguons à vue, en plein bouleversement de temporalité. Jusqu’ici, en matière de risque systémique, les discours officiels évoquaient majoritairement des alertes lointaines, tapissées d’images de banquise ou de pays « exotiques », des menaces à l’horizon 2050 voire à la fin du siècle, on parlait de risques de libération de virus liés à la fonte du permafrost.
Aujourd’hui, un futur inconnu est devenu notre présent, et le présent a rapidement basculé dans le passé. Quand on se souvient de nos vies il y a un mois, cela semble une éternité. C’est forcément très déstabilisant, difficile à appréhender. Si le futur est devenu le présent, et le présent, le passé, alors cela nous oblige à nous reconstruire un nouvel avenir, autour de nouveaux repères.
Je dirais que l’enjeu principal, c’est la simplification de nos vies. Cela peut se concrétiser de beaucoup de manières différentes : à la fois s’alléger du superflu pour ceux qui le peuvent, gagner en autonomie, en réparabilité des objets, réduire notre dépendance au numérique, au pétrole, à l’énergie, aux flux logistiques mondiaux en relocalisant la production et en se posant la question de l’utilité sociale de nos activités, des dégâts sociaux et environnementaux engendrés par ce que nous consommons. C’est se poser collectivement la question de nos besoins réels, et cela implique de délibérer. Le philosophe Bruno Latour l’a très bien exprimé, encore ces derniers jours, et cela rejoint aussi le travail du sociologue Ramzig Keucheyan notamment. Cela peut se résumer ainsi : de quoi avons-nous aujourd’hui réellement besoin ou singulièrement envie ? Pour moi, c’est vraiment la grande question civilisationnelle que nous devons nous poser.
Cela en ouvre immédiatement une autre : à quoi sommes-nous aujourd’hui prêts à renoncer, pour pouvoir encore satisfaire ces besoins et envies dans cinq, dix ou 50 ans ? Cette délibération à la fois intime et collective doit s’accompagner d’une réflexion sur ce qui est compatible avec la dignité de tous. Nous devons nous munir d’une boussole qui est de cesser de nuire, de refuser de participer à un système d’exploitation. C’est la forme collective du « refus de parvenir » : il s’agit de savoir à quoi et à qui, pour quoi et pour qui nous disons « non ». Pour identifier ces réponses, je ne vois pas d’autre manière que la délibération collective.
Propos recueillis par Barnabé Binctin
samedi 11 avril 2020 :: Permalien
Paru dans L’Anticapitaliste, 10 avril 2020.
Comme l’on sait, Öcalan est le fondateur du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, emprisonné en Turquie depuis une vingtaine d’années. Ce recueil de textes rédigés en prison entre 2008 et 2017 documente l’évolution du révolutionnaire kurde, d’un « marxisme-léninisme » autoritaire et nationaliste, vers une nouvelle conception, d’inspiration libertaire : le communalisme, ou confédéralisme démocratique, qui trouve dans le Rojava, région kurde autonome au nord de la Syrie, un début d’application.
Antiétatisme
Curieusement, Öcalan parle très peu de cette passionnante expérience dans les écrits ici rassemblés. Elle est en revanche longuement évoquée dans l’introduction rédigée par notre camarade Olivier Besancenot. Les révolutionnaires kurdes du Rojava tentent de réaliser dans cette région une forme de « confédéralisme démocratique », un projet politique qui revendique son aspiration sociale, démocratique, écologiste et féministe. Ce n’est pas une utopie réalisée mais, malgré les difficultés résultant de la guerre civile en Syrie et de l’occupation militaire turque, une des rares expérimentations humaines en dissidence face aux diktats du capitalisme.
La note dominante des écrits du vieux révolutionnaire kurde c’est l’antiétatisme. Il a été très influencé par les écrits de l’écologiste libertaire étatsunien Murray Bookchin ; cependant, comme l’observe Olivier Besancenot, on trouve aussi une critique radicale de l’État dans les écrits de Marx sur la Commune : l’antiétatisme fait partie de l’héritage du marxisme non stalinien.
Le confédéralisme ou communalisme démocratique que propose Öcalan est donc une sorte d’autogouvernement de communautés locales, une organisation politique démocratique mais non étatique, qui se veut en rupture avec le capitalisme et son avatar, l’État-nation. Certes, l’État ne pourra pas être aboli d’un trait de plume : la démocratie communaliste vise la réduction du rôle de l’État, jusqu’à ce qu’il devienne obsolète et disparaisse (ce qui, soit dit entre parenthèses, était la position de Marx et d’Engels).
Contre le capitalisme et le patriarcat
Le communalisme démocratique selon Öcalan se définit comme anticapitaliste : il aspire à un socialisme écologique et une économie axée sur la valeur d’usage et pas sur le profit. Mais il se définit aussi, et même avant tout, comme anti-patriarcat : le principe fondamental du socialisme, écrit-il, c’est de tuer le mâle dominant, ce qui signifie tuer la domination, l’inégalité et l’intolérance, ou encore, tuer le fascisme, la dictature et le despotisme, qui ont tous leur fondement dans l’asservissement des femmes. En d’autres termes : le niveau de liberté et d’égalité des femmes détermine la liberté et l’égalité de tous les autres secteurs de la société. La stratégie révolutionnaire repose donc, avant tout, sur l’auto-organisation des femmes, y compris pour leur autodéfense, sous forme de détachements militaires féminins.
Beaucoup d’arguments de ce livre nous sont proches, d’autres peuvent nous dérouter ou surprendre. Comme le dit Olivier Besancenot dans son introduction : « J’espère que la lecture de cet ouvrage vous troublera autant que moi »… Raison de plus pour le lire !
Michael Lowy