Éditions Libertalia
> Blog & revue de presse
lundi 23 juin 2014 :: Permalien
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque publié sur le blog de la revue Dissidences.
Cette somme sur la Commune de Paris est, après les travaux de Jacques Rougerie (qualifié d’historien « républicain » de la Commune, et à qui le livre est d’ailleurs dédié), une incontestable référence sur cet événement capital pour les mouvements de gauche se réclamant de la révolution et du socialisme. Initialement publié en 1999 en langue anglaise, Paris, bivouac des révolutions (titre repris d’un article de Jules Vallès) est traduit par José Chatroussat, l’auteur profitant de l’occasion pour reprendre et enrichir son texte. Il s’agit d’une vulgarisation synthétique majeure, qui cherche à proposer une vision totale, englobante des événements, et s’avère souvent passionnante.
Après un exposé chronologique de l’épisode de la Commune, Robert Tombs s’intéresse d’abord au contexte ayant produit cette explosion parisienne. Pour cela, il insiste sur l’importance de la politisation de Paris, marquée par l’empreinte culturelle de l’histoire révolutionnaire (« Les Parisiens savaient que la révolution était possible et savaient comment la mettre en œuvre », p. 50), et dont la population est alors surtout composée de travailleurs (aux deux tiers dans l’industrie et le commerce), avec une majorité d’immigrants récents. D’autant que face à l’haussmanisation de la capitale surgit un désir de reprendre le contrôle sur la vie et la ville.
Pour autant, il n’y avait pas, selon Robert Tombs, de situation prérévolutionnaire dans les années 1868-1870. Il insiste en particulier sur le rapport de force entre police et émeutiers, favorable à la première, et sur l’échec de l’insurrection blanquiste d’août 1870. Loin d’un automatisme à connotation téléologique, il insiste sur l’histoire comme bifurcation, et à ce titre, c’est la guerre contre la Prusse qui va accoucher de la Commune. Le récit de Robert Tombs permet à cet égard un rappel très utile du déroulement du siège de Paris, épreuve ayant grossi les inégalités sociales (sur le ravitaillement en particulier). La menace des armées prussiennes contribua surtout à l’essor de la Garde nationale : « Ainsi, la guerre créa des organisations locales, démocratiques et armées à une échelle sans précédent » (p. 104). Après l’armistice et les élections d’une Assemblée nationale réactionnaire refusant tout compromis avec Paris, c’est elle et son Comité central, de plus en plus composés de révolutionnaires, qui prirent une importance accrue. Ces minorités révolutionnaires avaient d’ailleurs déjà pris de l’importance à l’occasion des municipales de la fin de 1870, contribuant à un activisme à la base (boucheries et cantines municipales, laïcisation des écoles, création de coopératives, de Bourses du travail…) repris ensuite par la Commune.
C’est sur le déroulement de cette dernière que Robert Tombs apporte les réflexions les plus notables. Concernant les organes politiques de la Commune – un terme proposé par Émile Eudes fin mars, référence à la fois à la revendication d’autogouvernement et à la Commune insurrectionnelle de 1792 –, il insiste sur les tâtonnements dont ils furent l’objet [1], tiraillés par ailleurs entre plusieurs tendances, dont les principales furent, grossièrement, celle des « proudhoniens », plus démocratiques, et des « blanquistes », plus autoritaires. À cet égard, Robert Tombs revoit à la baisse les ambitions de la Commune, qu’il juge plus politique qu’économique. Concernant l’administration, pour laquelle la Commune était particulièrement soucieuse de son fonctionnement rigoureux, le salaire moyen des fonctionnaires, si souvent mis en exergue, était plutôt celui d’un bon artisan ou d’un colonel, tandis que les seuls fonctionnaires réellement élus furent ceux de la Garde nationale. Les moyens de production furent quant à eux relativement peu transformés, les petites entreprises, majoritaires, étant respectées, tandis que les réquisitions ou les créations de coopératives demeuraient limitées. Il n’en reste pas moins que « la proportion de dirigeants ouvriers – environ la moitié des membres de la Commune – n’a probablement jamais été égalée dans aucun autre gouvernement révolutionnaire en Europe » (p. 238). C’est finalement sur le plan culturel que les acquis sont parmi les plus affirmés, que ce soit la laïcisation (l’anticléricalisme, endossé surtout par les blanquistes, ne bénéficiant pas toujours du soutien populaire) ou la liberté laissée à la Fédération des artistes menée par Gustave Courbet. Par contre, l’engagement des femmes fut plus restreint qu’on ne le croit, leur investissement s’exerçant surtout à la base, les combattantes étant de rares exceptions [2]. On notera également des développements intéressants sur les motivations de l’activisme révolutionnaire, qui s’explique aussi bien par la volonté de survivre dans l’adversité (la Garde nationale assurant une solde), le sentiment de groupe, les amitiés [3], en plus du sentiment grisant pour les dominés d’inversion de l’ordre social.
Robert Tombs ne néglige pas de se pencher sur les adversaires ou le marais des hésitants. Assez logiquement, ce sont surtout les classes moyennes, effrayées pour leurs propriétés, qui furent les plus hostiles, le soutien tacite du reste de la population parisienne (dont un tiers avait tout de même quitté la ville) diminuant parallèlement au recul militaire. Ce dernier s’explique en particulier par l’échec des efforts de militarisation manifestés par Cluseret, la Garde nationale souffrant de graves lacunes et d’inefficacités dangereuses ; ce qui n’empêche pas Robert Tombs de souligner ses atouts, au risque de comparaisons trop peu argumentées avec l’Armée rouge ou l’Espagne républicaine [4]. Au final, il y a surtout un décalage considérable entre les deux violences alors en conflit. La Commune manifesta en effet une réelle réticence à l’égard de toute politique de terreur, les actes de ce type étant rares, brefs et isolés, ne mettant pas en cause la responsabilité des dirigeants (à l’exception des blanquistes), là où Versailles exerça un véritable exorcisme de la révolution, s’inscrivant dans un cycle long visant à diminuer la violence publique tout en diabolisant les violences populaires, comme pour mieux affirmer le monopole étatique de cette violence. La défaite de la Commune, si elle signifia l’érosion du poids de Paris en France, permit paradoxalement l’affirmation de la République. Bien des anciens communards réintégrèrent d’ailleurs par la suite le jeu républicain, ce qui amène Robert Tombs à valoriser la dimension patriotique de leur engagement…
Toutefois, en relativisant la profondeur révolutionnaire de la Commune de Paris, et en privilégiant plutôt les changements du temps long, Robert Tombs tend à effacer en partie la singularité propre de cette insurrection [5]. Car finalement, cette révolution composite est tout à la fois crépuscule, aurore et zénith, et si la réalité est souvent fort éloigné des mythes [6], il est clair que ce sont eux qui ont considérablement forgé les réflexions politiques et les conceptions pratiques des révolutionnaires ultérieurs, à commencer par les bolcheviques [7].
Jean-Guillaume Lanuque
[1] « La succession rapide de deux commissions exécutives et ensuite l’étape radicale conduisant à la création d’un Comité de salut public montraient le désir perpétuel, mais vain, de créer une autorité efficace capable de trancher par-delà les rivalités et les délais administratifs, et d’accomplir un miracle politique et stratégique par leur volonté et leur ferveur révolutionnaire » (p. 174).
[2] Sur les femmes pendant la Commune, on peut se reporter à un ouvrage déjà fort ancien, mais pour l’instant encore inégalé, celui d’Édith Thomas, Les Pétroleuses, Paris, Gallimard, collection « La suite des temps », 1963/1980.
[3] « Nous devrions considérer les fédérés non pas comme un ensemble de catégories – « ouvriers », « socialistes », ni même comme des échantillons aléatoires de ces groupes, mais comme des milliers de petits groupes de voisins, d’amis et de camarades » (p. 267). Cette influence de la micro-histoire offrant toutefois le risque d’échapper à une appréhension et une compréhension plus globales.
[4] « En comparaison de l’Armée rouge, dans un état d’ébriété et de chaos absolu [sic] pendant la guerre civile en Russie, ou de l’état d’insubordination parfois extrême des milices républicaines pendant la guerre civile espagnole, les fédérés apparaissent comme des parangons d’autodiscipline et d’efficacité. » (p. 324).
[5] Il va même jusqu’à considérer que le catholicisme représentait pour les femmes un espace de liberté, négligeant la dimension d’aliénation qu’elle véhicule inévitablement (p. 292).
[6] Sur les mythes de la Commune, auxquelles Robert Tombs consacre sa dernière partie, voir Éric Fournier, La Commune n’est pas morte. Les usages politiques du passé de 1871 à nos jours, Paris, Libertalia, 2013, chroniqué sur ce même blog : http://dissidences.hypotheses.org/3235
[7] Ainsi que l’écrit Jean-Clément Martin dans Violence et révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national (Paris, Seuil, collection « L’Univers historique », 2006, prochainement chroniqué sur notre blog), « la réalité des faits compte moins que leur résonance et la signification qui leur est ajoutée » (p. 62).
vendredi 20 juin 2014 :: Permalien
Le Parti communiste français et le livre. Écrire et diffuser le politique en France au XXe siècle (1920-1992). Sous la direction de Jean-Numa Ducange, Julien Hage, Jean-Yves Mollier. Éditions universitaires de Dijon, 212 pages, 2014, 18 €.
Chronique parue dans CQFD, numéro du 15 juin 2014.
Il y a quelques années, à l’occasion d’un débat organisé sur L’Argent et les mots (La Fabrique, 2010), André Schiffrin faisait remarquer que les structures éditoriales partidaires et syndicales n’existent plus, ou peu s’en faut.
« J’ai connu l’époque où pas une grande réunion du Parti ne se tenait sans “table de littérature” offrant brochures et livres, et où chaque section se devait d’avoir sa petite armoire à livres », déclare le philosophe Lucien Sève, ancien responsable des Éditions sociales de 1970 à 1982, dans l’ouvrage collectif Le Parti communiste français et le livre. Écrire et diffuser le politique en France au XXe siècle (1920-1992).
On sait la place privilégiée – instrument d’émancipation, objet de formation continue – qu’a toujours détenue le livre au sein du mouvement ouvrier international. On connaît moins bien l’histoire de l’édition communiste en France, en particulier depuis 1968.
L’édition liée au PCF a d’abord été marquée par la figure de Boris Souvarine, animateur de la Bibliothèque communiste et de la Librairie de L’Humanité (qui publia jusqu’à 60 titres par an au cours des années 1920). Rapidement repris en main, ce secteur est ensuite divisé en deux entités : le Bureau d’édition, de diffusion et de publicité (BEDP) et les Éditions sociales internationales chargées de diffuser l’œuvre de Lénine, les romans agréés par Moscou, et les textes émanant de dirigeants majeurs (Fils du peuple, de Maurice Thorez, 1937).
Ce n’est qu’à la libération qu’une place essentielle est accordée au livre communiste : en sus des Éditions sociales (ES), une maison d’édition de littérature est constituée (Les Éditeurs français réunis), ainsi qu’une branche spécialisée dans le livre jeunesse (La Farandole). Mais surtout, le Parti se dote d’un réseau de librairies, les Librairies de la Renaissance, qui compte jusqu’à 40 enseignes à son apogée au milieu des années 1970, ainsi que d’une structure de diffusion, le Centre de diffusion du livre et de la presse (CDLP) qui fera faillite à l’orée des années 1980.
À la lecture des différents chapitres et des trois passionnants – mais techniques – entretiens qui constituent cet ouvrage, on est d’abord écrasé par le poids de la diffusion des ouvrages communistes. Alors premier parti de France, le PC, fort de ses relais municipaux et des nombreuses fêtes de l’Humanité départementales, vendait des dizaines de milliers d’exemplaires de la plupart des ouvrages dont il diligentait la fabrication. Pourtant, en dépit de la richesse d’une partie du catalogue, trois points cruciaux, à charge, sont à mentionner : 1) la plupart des acteurs majeurs et communistes du livre ne souhaitaient pas être publiés par les éditions liées au PCF. Louis Aragon animait une collection chez Gallimard, son éditeur ; Louis Althusser, Henri Lefebvre ou Michel Vovelle publiaient leurs travaux ailleurs ; Henri Alleg opta pour un éditeur « bourgeois » lorsqu’il rédigea La Question (Minuit, 1958). Pire encore : les dirigeants communistes, à commencer par Georges Marchais, publiaient chez Grasset. 2) On reste ensuite saisi par l’ampleur de la dette qu’accumulèrent ces structures auprès de leurs imprimeurs est-allemands. Au début des années 1980, Georges Gosnat, trésorier du PCF, négocie un moratoire sur les dettes, qui s’élèvent à l’équivalent de 40 millions d’euros ! Les tirages sont colossaux et la gestion calamiteuse. 3) Enfin, et cela transparaît particulièrement au cours des entretiens avec Lucien Sève et Claude Mazauric, deux anciens responsables des ES (membres du comité central du parti), la liberté éditoriale a de fortes limites. Les éditions du Parti sont chargées de relayer la ligne insufflée par les instances dirigeantes et les travaux les plus ambitieux, notamment la traduction intégrale de Marx, sont souvent considérés avec indifférence, voire avec dédain.
Tout ceci donne le sentiment d’une absence de réflexion globale sur la place du livre au sein du monde communiste. Il n’est donc guère étonnant que l’édifice se soit totalement effondré avec la fin du « communisme réel ». À ce jour, il n’existe plus de maisons d’édition intrinsèquement liées au PCF (mais des éditeurs proches comme Le Temps des cerises et La Dispute), et il ne reste que quatre des 40 librairies que compta le réseau La Renaissance-Messidor.
Nicolas Norrito
vendredi 20 juin 2014 :: Permalien
Chronique de Guerre à l’État publié dans Alternative libertaire, juin 2014.
Au début des années 1980, l’État espagnol passe à la deuxième étape de sa « transition démocratique », la période où s’installent vraiment les nouvelles forces capitalistes, avec l’arrivée des socialistes au pouvoir. Mais c’est aussi la période où les bases des luttes et des activités politiques se mettent en place au Pays basque, en particulier en Hegoalde (Pays basque sud). Mais ici, en parlant des différentes luttes et outils militants apparaissant à cette période et toujours présents actuellement, l’auteur parle des luttes autonomes et libertaires, dans une région où sévit la répression des États espagnol et français pour l’Iparralde (Pays basque nord), et où tout est encore a reconstruire politiquement après les années franquistes, ultra-nationalistes et ultra-conservatrices. La répression continue pour tout ce qui est régionalistę, en particulier au Pays basque (avec l’apparition des Groupes antiterroristes de libération).
Le livre fait un bon état des lieux des différents mouvements autonomes et libertaires de ces années-là, des différentes luttes menées. D’ailleurs, chaque chapitre parle d’un thème bien précis, de luttes ou d’outils militants variés (fanzines, processions athées, squats, antimilitarisme, etc.). Le tout finissant par des documents d’archives, de simples articles jusqu’aux bandes dessinées ou caricatures. Ce qui est aussi très intéressant à relever, c’est comment l’auteur montre une confrontation, non seulement avec les États espagnol et français, mais aussi avec le Parti nationaliste basque (PNV), conservateur et contrôlant la police locale (Ertzainza), et une gauche abertzale qui veut être hégémonique sur les luttes progressistes. Pour finir, je dirais qu’il explique pas mal de spécificités des dynamiques politiques au Pays basque, par exemple sur les gaztetxes (foyers déjeunes autogérés), ou le mouvement de libération des prisonniers politiques basques
Otxoa, AL Montpellier
mardi 17 juin 2014 :: Permalien
C’est l’un des textes les plus forts sur la guerre d’Espagne.
Écrit par Mika Etchebéhère (1902-1992), une femme qui dirigea une colonne du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) en 1936-1937.
On y croise des minoritaires, des anarcho-syndicalistes et des marxistes antistaliniens, tous habités par la conviction d’imminents lendemains qui chantent.
Rédigé en langue française par une internationaliste argentine qui a fini ses jours à Paris, ce livre vient d’être réédité par les éditions Milena, qui signent là leur premier ouvrage.
La première édition date de 1975, le livre avait alors été publié par Denoël. Puis il a été republié en format poche par Actes Sud en 1999, dans la collection « Babel Révolutions », sans le moindre appareil critique.
C’est un livre que Libertalia aurait rêvé de rééditer.
Mais c’est pour nous une grande joie que de le voir si joliment traité.
Outre des photos inédites et une lettre de Julio Cortázar en fac-similé, l’ouvrage est vendu avec un intéressant documentaire de 80 minutes (réalisé en 2013 par Fitot Pochat et Javier Olivera.) — Disponible sur notre librairie en ligne.
En voici un extrait. Bonne lecture !
« Sitôt la femme partie, je me dis que j’aurais dû l’accompagner jusqu’au métro, rester là, partager avec les miens cette nuit d’épouvante au lieu d’aller raconter notre guerre à un étranger, venu là seulement pour regarder cette terre ensanglantée. Puis les obus cessent. Des sirènes d’ambulances et de pompiers annoncent que la mort et le feu mordent le corps de la ville. Je n’irai pas au métro, je ne retournerai pas à la caserne, je tremble de froid et de terreur, je ne réussirais pas à dormir, j’irai voir le journaliste français.
“En voyant l’heure passer j’ai cru que tu ne viendrais pas, dit-il en venant à ma rencontre dans le hall de l’hôtel. J’ai demandé qu’on nous laisse de quoi souper, allons donc manger.”
Depuis le commencement de la guerre c’est la première fois que je vois des nappes blanches, des garçons comme en temps de paix, des gens assis autour de tables du passé, qui parlent et mangent comme avant les bombardements. Il y a quelques officiers et même de simples miliciens. Des planqués, diraient les nôtres, ou peut-être des gens qui ont de l’argent. Je suis sur le point de le demander au garçon qui vient nous servir, mais sans doute vaut-il mieux ne pas chercher à le savoir. De toute façon je ne pense pas revenir ici. Je suis gênée par les regards qui se fixent sur les trois étoiles que je porte accrochées à mon blouson de luxe.
“J’ai oublié d’ôter mes insignes, dis-je au journaliste. Ces messieurs doivent croire que je suis une capitaine à la gomme sortie de quelque ministère.
— On voit à ton visage que tu reviens du front, dit-il. Tu as la peau comme du cuir tanné et une sorte d’arrogance dans l’allure peu commune à l’arrière-garde. C’est naturel que ton orgueil de combattante te colle à la peau. De toute façon j’imagine que tu te moques de ce que les gens pensent de toi.
— Tu te trompes, j’en fais plus de cas que je ne le voudrais. C’est une faille de mon caractère, une faiblesse, si tu préfères. La plus légère manifestation de méfiance ou d’hostilité me blesse, pis encore, m’humilie comme une offense insupportable. Au fond je suis une faible femme sans défense. C’est la pure vérité, mais je ne devrais pas te l’avouer. Je parle plus qu’il ne le faut à cause de la chaleur et du vin, c’est sûr. Changeons de sujet. Demande-moi ce que tu as envie de savoir.
— Avant tout, dit l’homme en me regardant dans les yeux, savoir pourquoi tu te moques de moi.
— Tant pis pour toi si tu crois que je me moque. Tu pensais me voir réagir en homme. Tu as peine à croire que je suis vulnérable parce que ma situation au front, à la tête d’une compagnie d’hommes, contredit ce que les gens définissent comme féminin. Laissons donc cela, je n’ai pas envie d’en discuter davantage.
— Au risque de te gêner, je veux te demander une chose que je crois importante.
— Je sais, tu es comme tout le monde, tu veux savoir si cela ne me crée pas de problèmes de type, disons, sentimental ; si je n’ai pas à repousser des propositions, des insinuations ou des tentatives amoureuses. C’est bien cela ?
— Oui, c’est ce que je voulais dire.
— Alors je te réponds catégoriquement : jamais.
— En as-tu parlé quelquefois avec les miliciens ?
— Jamais. Ç’aurait été une erreur de ma part, et de plus une faiblesse. Pour eux je ne suis ni femme ni homme. Le climat qui s’est créé entre nous est né de ma conduite […].
— Maintenant une autre question, peut-être banale, qu’on t’aura posée souvent. Tu n’as jamais eu peur ?
— J’ai toujours eu peur, mais pas dans ma tête ni dans mes jambes : dans mon estomac, surtout au début d’un combat, quand éclatent les premiers obus, surtout les obus d’avions. Ils sont parfois pires que les coups de canon, surtout dans une tranchée, et l’avion jouit d’un prestige sinistre auquel il est difficile de se soustraire. Aux premiers jours de la guerre un seul avion ennemi survolant le terrain du combat suffisait à provoquer la débandade parmi les miliciens. C’est que nous n’avions rien, pas même des fusils en nombre suffisant. Maintenant c’est un peu mieux, grâce à l’Union soviétique, mais de rudes moments attendent la petite unité du POUM. La presse communiste attaque l’organisation. Ses calomnies sont un affront à nos combattants qui ont vu tomber tant de leurs compagnons dès les premiers jours de la guerre. Il est très douloureux de voir s’achever la fraternité qui est née avec le mouvement révolutionnaire, et de voir que la révolution elle-même perd du terrain.
— Mais en Espagne le Parti communiste n’est pas l’organisation la plus forte. Le Parti socialiste avec sa puissante UGT, la CNT-FAI avec ses masses anarchistes peuvent fort bien l’empêcher d’imposer sa loi et de détruire le POUM, en dépit des ordres de Moscou.
— Avant le 18 juillet, le Parti communiste, face aux autres organisations ouvrières, représentait peu de chose, presque rien. Mais trois jours après il s’est mis à encadrer les milices avec un sens de la discipline et de la propagande qui s’inspirait des méthodes de l’Internationale communiste. À ces premiers galons se sont ajoutés ceux qu’ont gagnés les avions russes luttant dans le ciel de Madrid contre l’aviation fasciste qui incendiait et assassinait la ville. Maintenant la Russie nous envoie des tanks, des canons, des mitrailleuses. La Russie est notre providence et son porte-drapeau le Parti communiste. Seulement, avec les armes soviétiques viennent les sinistres méthodes staliniennes, les fabricants de calomnies, les « tchékistes » qui obtiennent des « aveux »…
— Cela n’explique pas la soumission de toutes les autres organisations ouvrières qui ont pris les armes pour lutter contre le soulèvement fasciste.
— Elles ont pris les armes, oui, mais pas le gouvernement. Et remarque bien que je dis le gouvernement pas le pouvoir, parce qu’en réalité elles ont instauré un pouvoir révolutionnaire dans les premiers jours et même les premières semaines. Mais elles ont laissé le gouvernement entre les mains des mêmes politiciens bourgeois qui n’ont pas su faire face à la conspiration militaire (que tout le monde voyait venir) par peur de renforcer le courant révolutionnaire qui circulait dans tout le pays. Même au dernier moment le gouvernement a caché la gravité de la situation parce qu’il espérait pouvoir négocier avec les généraux soulevés et éviter de donner des armes aux travailleurs. Quand les travailleurs ont obtenu leurs premiers fusils ils ont oublié le gouvernement, préoccupés seulement par l’immédiat : étouffer les foyers fascistes, former les milices… Et le gouvernement n’a pu l’empêcher…
— C’est vrai, il ne l’a pas pu. Mais dix jours après il a essayé de prendre le contrôle des forces révolutionnaires en payant dix pesetas par jour chaque milicien. Je ne sais pas si tu as une idée de ce que représentait cette somme pour les ouvriers et les paysans qui n’avaient jamais gagné pareil salaire. Même dans notre colonne, qui comptait plusieurs militants politiques, nous ne sommes pas parvenus à faire repousser ces dix pesetas par nos miliciens. Les syndicats et les partis ont annulé en partie la manœuvre du gouvernement en exigeant que la paie des milices leur soit versée à eux pour qu’ils fassent, eux-mêmes, la distribution […]. En attendant, il n’y a d’autre solution que de continuer à combattre comme nous sommes et avec le peu que nous avons : peu d’armes, peu de cadres, peu de vêtements et très peu de science militaire. Je n’ai plus envie de parler. La journée a été longue, j’ai besoin de dormir, adieu.
— Tu pourrais rester dormir ici.
Ici, avec toi ?
Pourquoi pas ? Tes principes te l’interdisent ?
— Oui, mes principes guerriers me l’interdisent.
— Parce que tu crois que dans l’article que je vais écrire je vais dire que j’ai couché avec une capitaine qui commande des forces sur le front de Madrid ?
— Même si tu ne le dis pas, même si personne ne le sait, pas même mes miliciens, cela rabaisserait d’une certaine manière, salirait même la cause que je sers. Ne me regarde pas avec cet air de moquerie ou de pitié, ne crois pas que je me prenne pour Jeanne d’Arc ou que je m’impose une règle de vie monacale. Mon attitude n’a rien à voir avec la morale bourgeoise : elle concerne le personnage que j’incarne pour les miliciens de ma compagnie, pour tous ceux qui m’entourent et même pour toi.
Alors tu t’imagines que si tu passais la nuit avec moi, tu baisserais dans mon estime ?
— Je suis sûre que oui. Je n’ai pas la force cette nuit de t’expliquer par quels chemins tortueux l’image que tu emporterais de moi se banaliserait, s’abaisserait à la taille d’une aventure pittoresque dans l’Espagne rouge avec une capitaine que tu mets dans ton lit quand tu l’as décidé. Tu me répondras, je sais bien, que je donne une importance démesurée à quelque chose qui n’en a aucune, que je me donne à moi-même une fausse importance en voulant à tout prix que tu me prennes pour un être exceptionnel.
— J’espère au moins ne pas t’avoir offensée. La seule chose peut-être que tu puisses me reprocher c’est d’avoir voulu te traiter simplement comme une femme semblable aux autres femmes, en oubliant en effet que tu es exceptionnelle.”
Il est deux heures du matin quand j’arrive à la caserne. Derrière la porte entrouverte, dans le large hall, en plus des deux miliciens de garde, je vois assis par terre et fumant trois de nos vieux et quatre ou cinq jeunes.
“Que se passe-t-il, pourquoi êtes-vous réveillés ?
— Rien, on t’attendait. On croyait même que tu ne viendrais pas dormir, tu aurais pu…”
Les voix deviennent indécises, comme gênées, cherchant une explication difficile à exprimer. Je ne recueille pas la méfiance, je ne revendique pas une indépendance parfaitement naturelle et qu’il leur en coûterait de discuter.
“Si j’avais pensé ne pas rentrer dormir, dis-je seulement, j’aurais averti avant de m’en aller. Et si quelque chose de grave s’était produit vous saviez bien que j’avais rendez-vous avec le journaliste à l’Hôtel Gran Vía.”
Ni eux ni moi ne faisons allusion au motif qui aurait pu me faire dormir ailleurs qu’à la caserne. Hypocrisie ? Je dirais précaution. Entre eux et moi il existe un terrain commun, la lutte, la solidarité, la dure loi du combat. Au-delà il y a une zone obscure où nous nous mouvons, eux et moi, à pas prudents, comme si nous marchions au bord d’un puits mal fermé. Ce qui dort ou s’agite dans les eaux de ce puits nous concerne eux et moi, mais par un accord tacite nous ne regardons pas à l’intérieur du puits. Cela n’est pas nécessaire non plus. L’essentiel est clair entre nous. Si j’étais restée dormir avec le journaliste français quelque chose se serait troublé. L’homme ne pouvait le comprendre parce qu’il n’est pas espagnol.
La voix du vieux Servando coupe un silence qui dure plus qu’il ne le faut :
“Ne va pas croire que nous t’épions. Tu es tout à fait libre de faire ce que bon te semble. Nous sommes restés debout parce qu’un ordre aurait pu arriver et qu’il aurait fallu aller te chercher.
— Bien sûr, je le sais. Eh bien, bonne nuit à tous. Heureusement qu’aucun ordre n’est arrivé, nous avons besoin de nous reposer. Espérons qu’on nous laissera tranquilles quelques jours.” »
mardi 17 juin 2014 :: Permalien
Dans L’Anticapitaliste, le journal du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), le romancier et militant Gérard Delteil propose une intéressante recension de l’ouvrage de Matthias Bouchenot.
C’est d’ailleurs Gérard Delteil qui animera le débat qui se déroulera à la librairie La Brèche (Paris 12e) ce jeudi 19 juin à 19 heures.
Si vous ne pouvez y être, ne manquez pas son dernier (et excellent) roman Les Années rouge et noir, une fiction qui emprunte grandement à la vie du sinistre Georges Albertini (1911-1983), passé de la Collaboration aux cabinets ministériels de G. Pompidou (nous y reviendrons).
La violence des affrontements qui opposèrent pendant la période de l’entre-deux-guerres les organisations fascistes et les partis ouvriers a souvent été occultée. La mémoire collective n’a généralement retenu que les émeutes fascistes de 1934 et la victoire du Front populaire en 1936. Matthias Bouchenot s’est penché sur les organisations mises sur pied par la SFIO et le PC pour riposter aux agressions d’une extrême droite alors puissante et encouragée par la prise de pouvoir des Chemises noires de Mussolini en Italie en 1922, puis par les nazis en Allemagne en 1933. La question se posait donc de savoir si l’Hexagone ne risquait pas de subir le même sort et comment faire face à cette menace. Les socialistes comme les communistes constituèrent donc des groupes d’autodéfense qui firent l’objet d’âpres discussions et polémiques au sein de ces partis. Alors que les dirigeants réformistes de la SFIO ne voulaient leur donner qu’un rôle purement défensif, pour protéger les manifestations, meetings, diffusions, les tendances les plus radicales, dont celles qui devaient former le PSOP de Marceau Pivert ou rejoindre le mouvement trotskiste, entendaient former des embryons de milices ouvrières susceptibles, non seulement de rendre coup pour coup aux fascistes, mais de préparer la prise de pouvoir révolutionnaire. Léon Blum, avant de parvenir au gouvernement en juin 1936, faisait partie des dirigeants socialistes qui préconisaient un rôle offensif et même révolutionnaire pour ces milices ! Ce qui n’empêcha la police du gouvernement de Front populaire de tirer sur les manifestants qui voulaient interdire un meeting du Parti social français à Clichy le 16 mars 1937, faisant cinq morts, dont une jeune militante des TPPS, et 300 blessés…
Les Jeunes Gardes socialistes, les TPPS (Toujours prêts pour servir) liés à l’aile gauche de la SFIO et les Groupes de défense antifasciste du PC ne formeront jamais de véritables milices ouvrières, mais parviendront à interdire les quartiers populaires aux fascistes et même à les mettre en échec au Quartier latin où ils faisaient la loi dans plusieurs facultés à coups de canne plombée.
Au moment où l’extrême droite relève la tête en Europe, ces expériences méritent réflexion. Le livre de Matthias Bouchenot nous apporte une informations particulièrement riche, non seulement sur la politique et l’idéologie mais sur la composition sociale de ces organisations, ce qui permet, entre autres, de constater que le Parti socialiste d’aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec la SFIO des années 1930. Reste une question que Bouchenot ne soulève pas : suffit-il de créer des organisations de type paramilitaire pour vaincre le fascisme ? Or l’expérience a montré qu’il fallait aussi avoir une alternative politique à proposer à la classe ouvrière et à la petite bourgeoisie, notamment en Allemagne et en Autriche où les milices social-démocrates qui faisaient défiler des dizaines de milliers de militants en uniforme n’ont pu empêcher la victoire du nazisme…
Gérard Delteil