Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec Grégory Chambat paru dans L’Anticapitaliste

mercredi 20 mai 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Grégory Chambat paru dans L’Anticapitaliste, hebdomadaire du NPA (7 mai 2015).

Grégory Chambat est enseignant en collège depuis 1995. Il est notamment l’auteur de Pédagogie et révolution (2011), Apprendre à désobéir (2013, avec Laurence Biberfeld) et de L’École des barricades (2014), mais aussi l’un des animateurs de la revue N’Autre École et de son site Questions de classe(s).

Tout d’abord, toi qui enseignes depuis maintenant une vingtaine d’années, comment juges-tu la politique scolaire du gouvernement ?

Je pourrais partir de la volonté politique, évidente pour tous, de saborder le service public d’éducation, entreprise à l’œuvre depuis plus de vingt ans. Mais je pense aussi à d’autres éléments, en particulier la permanence de pratiques et d’orientations dans une institution qui n’a de cesse de perpétuer et de perfectionner sa fonction de tri social, de reproduction et de légitimation des inégalités. En ce sens, ce que l’école réussit le mieux, c’est à se reproduire elle-même et donc aussi à reproduire la société telle qu’elle est.
Après avoir rallié le libéralisme dans les années 1980, adopté le discours et la rhétorique sécuritaire à la fin des années 1990, la gauche de gouvernement a aujourd’hui abandonné toute ambition de changer l’école, se permettant même de rétablir les cours de moral. Sur cette analyse, je renvoie à l’entretien accordé par Ruwen Ogien à la revue N’Autre École à propos de son livre La Guerre aux pauvres commence à l’école.

On réduit souvent le caractère politique de la question scolaire aux problèmes budgétaires, évidemment très importants. Est-ce que tu pourrais préciser en quoi la pédagogie est aussi un combat politique ?

La pédagogie n’est pas un « supplément d’âme », contrairement à ce que dit le débat entre les réac-publicains et les « pédagogues » l’enjeu n’est pas de choisir entre la pédagogie et l’absence de pédagogie, mais bien de montrer la cohérence entre les pratiques au quotidien, l’organisation et le fonctionnement des établissements et un projet social et politique. L’élitisme, la compétition de tous contre tous, l’évaluation permanente… ou le respect de l’autorité, autant de valeurs et de processus que le libéralisme et le système scolaire partagent depuis fort longtemps… si bien qu’on finit par ne plus trop savoir lequel des deux inspire l’autre ! Nos engagements militants et nos pratiques pédagogiques ne devraient pas se dissocier mais se nourrir réciproquement. En ce sens, face à la conception « bancaire » du savoir, il nous faut, pour reprendre cette autre expression de Paulo Freire, chercher les chemins d’une « pédagogie des opprimés » émancipatrice.

Tu proposes dans plusieurs de tes livres un retour sur des militant-e-s et des auteur-e-s très divers-es qui ont tenté de faire émerger une pédagogie émancipatrice. Est-ce que l’on peut, selon toi, discerner un fil conducteur dans leurs réflexions et/ou dans les dispositifs éducatifs qu’ils ont, pour certain-e-s, mis en place ?

Au XIXe siècle, le mouvement ouvrier a porté une réflexion féconde sur l’éducation. La Première Internationale pose les bases d’un enseignement laïc, public et intégral, que la Commune de Paris s’efforcera de mettre en œuvre. Si l’émancipation des travailleurs est l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, ils se doivent parallèlement de penser et réaliser leur propre éducation. Face à l’école « pour le peuple », mise en place par Jules Ferry pour, dit-il, « clore l’ère des révolutions », il s’agit de mettre en place une éducation « du » et « par » le peuple, visant à la fois une émancipation individuelle et collective qui fait de l’élève non plus le spectateur de ses apprentissages – dans une posture « consommatrice » – mais un acteur et un auteur de son éducation. Ce qui distingue cette pédagogie « sociale » d’autres expériences alternatives, c’est sa dimension collective, la coopération, son ancrage dans le milieu et sa volonté d’armer les dominés pour transformer le monde en le comprenant et de le comprendre pour le transformer.

L’école subit depuis de nombreuses années une offensive néolibérale. Face à cela, la tentation serait de s’en tenir à une stratégie de « défense de l’école républicaine ». Peux-tu nous dire en quoi cette stratégie ne permet pas de résister au rouleau compresseur néolibéral ?

S’il faut analyser et dénoncer ces projets libéraux – comme le font par exemple Christian Laval, Angélique del Rey ou Nico Hirtt – c’est, à mon avis, sans jamais perdre de vue pour quoi et pour qui nous nous battons. Déjà, dans les années 1930, Freinet parlait d’une école « fille et servante du capitalisme ». Laisser le monopole de la contestation du système scolaire entre les seules mains des conservateurs et des ultralibéraux – souvent de connivence – serait la pire des défaites. Là où je me distinguerais peut-être des noms cités précédemment, c’est que je ne crois pas à une alliance entre les pédagogies alternatives et le libéralisme. C’est toujours en s’appuyant sur la frange la plus conservatrice que l’ultralibéralisme s’est imposé. Ce n’est ni dans le mouvement Freinet ni dans l’Éducation nouvelle qu’on doit chercher les fossoyeurs de l’école, mais plutôt du côté des éditorialistes réactionnaires dont les pamphlets contribuent à jeter la suspicion sur l’égalité (« l’égalitarisme »), la liberté (« le laxisme ») ou la démocratie (le « droit-de-l’hommisme »). Gardons-nous du fantasme d’une société ou d’une école d’inspiration « libéral-libertaire » – analyse récurrente de l’extrême droite – quand l’heure est bien à un raidissement autoritaire que le traitement « scolaire » de l’affaire Charlie a clairement mis en évidence.

Tu parles dans plusieurs de tes textes des « réacs-publicains ». Pourrais-tu nous expliquer quel type de courant intellectuel et politique tu désignes par là et quel danger il fait peser sur l’École ?

À la fin des années 1970, dans le sillage d’une « reconquête » idéologique et culturelle (cf. la Nouvelle droite) une série d’ouvrages dénoncent le « naufrage » de l’école imputé à l’esprit de 68. Débute alors une véritable contre-révolution scolaire où des transfuges de la gauche radicale trouvent un champ d’intervention médiatique. Dans une situation de crise économique, d’abandon des espérances révolutionnaires, de massification scolaire, etc., il s’agit de défendre les privilèges de classe. Ils réactivent toute une phraséologie d’une violence incroyable, remettant au goût du jour la rhétorique de l’extrême droite qui, de Drumont à Le Pen en passant par Maurras et Pétain, s’est toujours intéressée à la question scolaire. Brighelli, qui vient de saluer le programme éducatif du FN ou qui analyse l’actuelle réforme des programmes d’histoire dans l’optique du « grand remplacement », illustre cette dérive inquiétante au service de l’ordre moral et d’une révolution conservatrice.

Depuis plusieurs mois une tentative, le FN tente d’implanter ses idées dans le milieu scolaire (notamment via le collectif Racine). Pourrais-tu nous dire en quoi consiste l’idéologie scolaire de l’extrême-droite et indiquer quelques pistes pour résister à ce poison ?

Il y a de cela deux ans, le FN a lancé le collectif Racine, « les enseignants patriotes », une stratégie d’implantation qui n’a rien de nouveau pour l’extrême droite mais qui bénéficie aujourd’hui d’un terrain déminé par la médiatisation des thèses les plus réactionnaires sur l’école. Ce collectif se contente de reprendre mot pour mot les analyses des Brighelli, Polony et autres Zemmour. Sur le site officiel de Marine Le Pen, les mots-clés signalés pour son clip « Refonder l’école » parlent d’eux-mêmes : « Délinquance – École – Immigration – Savoir ». Cette entreprise de « séduction » peut porter ses fruits en jouant des peurs, en accusant ce qu’il est devenu à la mode d’appeler les « nouveaux arrivants » de détruire le système et la méritocratie avec la complicité des « pédagogistes »… Là encore, notre combat doit se mener aussi bien dans nos établissements qu’en-dehors, pour une autre école dans une autre société.

Propos recueillis par Ugo Palheta, pour l’hebdomadaire L’Anticapitaliste (7-14 mai 2015).

Propos recueillis par Ugo Palheta

Trop jeunes pour mourir sur Non Fiction

mercredi 20 mai 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Recension de Trop jeunes pour mourir sur Non Fiction (30 avril 2015).

Dans Trop jeunes pour mourir, Guillaume Davranche saisit le mouvement libertaire à son acmé et étudie l’histoire d’un déclin, bien que les militants refusent alors de le vivre comme tel. Déclin parce que l’année 1909 entérine sa perte d’influence dans la Confédération générale du travail, la centrale syndicale que les libertaires avaient grandement aidée à développer, et qui glisse progressivement vers une forme de réformisme qui ne dit pas son nom. Son secrétaire, Léon Jouhaux, s’est pourtant formé dans cette mouvance. Mais si elle demeure proche de certaines des figures tutélaires de l’anarchisme, c’est surtout par souci d’équilibre. 



En ce moment de perte de vitesse, la question qui taraude les anarchistes demeure celle de l’organisation. Débat qu’ils n’arrivent pas à résoudre. Ils sont éparpillés entre de multiples tendances, chapelles et individualités, qui rivalisent d’invention mais qui demeurent par nature incapables de se regrouper, au nom de la prééminence de la liberté individuelle. Quelle forme doit donc prendre l’organisation libertaire ? Certains sont un temps séduits par l’idée d’un parti révolutionnaire comme celui que fonde le socialiste insurrectionnel Gustave Hervé. Très vite, ils voient l’impasse. Davranche restitue bien les débats et explique que la Fédération révolutionnaire, fondée en 1910, reste aussi éphémère qu’embryonnaire. La tentative insurrectionnelle de l’automne 1909, après les manifestations de protestation qui ont suivi l’exécution de l’anarchiste et pédagogue espagnol, Francisco Ferrer achève de cliver les comportements. Le monopole que Gustave Hervé et la revue antimilitariste La Guerre sociale veulent instituer sur le mouvement révolutionnaire donne indirectement naissance à la Fédération révolutionnaire communiste, l’ancêtre (de deux ans) de la Fédération communiste anarchiste. C’est cette dernière qui connaît un véritable succès. Cette FCA est vivifiée par la réapparition des Jeunesses syndicalistes, principalement constituées autour du noyau parisien qui représente les deux tiers des effectifs.



Parallèlement à la volonté de construire une organisation politique structurée, nombre de libertaire flirtent avec la mouvance individualiste où se retrouvent des militants aux marges de la légalité. C’est là que la Bande à Bonnot a pris naissance et s’est développée. Les « bandits tragiques » ont généré la réprobation d’une partie de la mouvance organisationnelle. Les autres libertaires les qualifiaient au mieux de « révoltés égarés » alors que d’autres les dénonçaient en tant que groupe de mouchards. 



Parallèlement à l’achèvement de cet épisode tragique survient l’essor, dans le mouvement libertaire, de la Fédération communiste anarchiste (FCA), créée en 1912 : depuis lors, une nouvelle génération impulse le mouvement anarchiste. Ils ont entre 25 et 50 ans et sont pour la majeure partie d’entre eux passés par la CGT. Ils sont en concurrence directe avec les militants de la Guerre sociale animée par Gustave Hervé pour affirmer la suprématie des idées libertaires sur la gauche révolutionnaire et sur la frange la plus révolutionnaire de la CGT. La concurrence est rude, et la fondation d’une caisse de solidarité aux prisonniers comme les campagnes contre le bagne témoignent de part et d’autre d’une volonté de s’arroger le monopole de l’expression, ainsi qu’une certaine forme de « pureté révolutionnaire ». Enfin, le tout se termine par quelques noms d’oiseaux et surtout une violente bagarre qui fera cesser les hostilités, les libertaires ayant réussi à imposer une forme d’hégémonie. 



Mais cette « victoire » est en trompe-l’œil. Est-ce parce qu’ils sont convaincus de leur force que les libertaires se lancent dans des appels détaillés au sabotage de la défense nationale, ou est-ce plutôt pour passer pour victime de la répression, et en conséquence, se lancer dans une course en avant ? Toujours est-il que la FCA tente plusieurs mobilisations contre la guerre et la répression sans arriver à entraîner les gros bataillons ouvriers. Si les mobilisations contre la guerre conservent de l’ampleur, le recul est perceptible et les libertaires semblent avoir définitivement perdus la bataille, avant même la guerre, à laquelle seule une minorité de ces antimilitaristes refusera de se rendre. 



Restent plusieurs questions : combien de ces amants passionnés de la culture de soi-même, adversaires de toutes les dictatures – pour paraphraser les mots de Fernand Pelloutier – sont finalement partis au front, et combien y sont morts ? Parmi les survivants, combien ont cédé aux sirènes du communisme ? Pour combien de temps ? Le guesdisme et l’hervéisme étaient-il finalement les seuls précurseurs du communisme ? L’anarchisme n’y a-t-il pas apporté sa contribution involontaire ? Mais ceci est l’objet d’autres ouvrages…



Celui-ci, passionnant, tient à la fois de la chronique et de l’ouvrage militant. L’auteur ne s’en cache pas ; il appartient à une organisation libertaire, prend parti et affirme ses choix et ses sympathies, sans que cela n’entache la qualité du récit ni l’impartialité avec laquelle les faits sont rapportés. La chronique a belle allure : en plus de cinq cents pages, elle explore une page d’histoire peu connue voir totalement oubliée de l’histoire du mouvement libertaire, et par récurrence, du mouvement syndical, du mouvement associatif et des micros communautés qui fondaient alors une partie de la gauche française. S’il est possible de lui reprocher quelques longueurs et va-et-vient, le tout est plaisant, agréable et accessible pour le lecteur non initié alors que les spécialistes y trouveront moult détails inédits, ainsi qu’une riche iconographie composée de dessins originaux et de reproductions d’affiches de la période concernée.

Sylvain Boulouque

Charles Martel et la bataille de Poitiers, sur Histoire pour tous

mercredi 20 mai 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Recension de Charles Martel et la bataille de Poitiers, de l’histoire au mythe identitaire sur le site Histoire pour tous (21 avril 2015).

Depuis les années 2000, la figure de Charles Martel et la bataille de Poitiers où en 732, il repousse avec son armée franque les troupes arabo-berbères d’Abd al-Rahmân, sont devenues un enjeu de mémoire et d’instrumentalisation du passé, notamment de la part de l’extrême droite française voire européenne. Souvenons du « Je suis Charlie Martel » prononcé par Jean-Marie Le Pen au lendemain du massacre de Charlie Hebdo. Deux historiens, William Blanc et Christophe Naudin, reviennent sur l’histoire de cette bataille et analysent son utilisation politique des origines à aujourd’hui. Ils livrent un essai historique complet et nécessaire montrant comment un événement a priori modeste, si ce n’est mineur, de l’histoire de France est devenu un mythe historiographique et identitaire.

De Médine à Poitiers

Le présent ouvrage se découpe en deux grandes parties. Si la seconde s’intéresse à la mémoire et au mythe de la bataille de Poitiers, la première partie aborde son histoire et son déroulement. À ce titre, les deux auteurs nous offrent un rigoureux exercice de synthèse sur cet événement. Car cette bataille demeure aujourd’hui fort mal connue jusqu’à sa date et son emplacement. En effet, si la date communément retenue est celle de 732, le doute subsiste entre 731 et 734. Quant à sa localisation, n’oublions jamais que les historiens anglais parlent traditionnellement de « The Battle of Tours ». Que dire alors des connaissances actuelles sur son exact déroulement ?
Pour autant, Blanc et Naudin n’ont pas cherché à fournir une nouvelle approche historique de la bataille mais à nous faire comprendre sa nature à la lueur des dernières recherches et à nous permettre d’appréhender sa véritable importance. Ce qui ne pouvait se faire qu’en la replaçant dans un contexte élargi, celui des relations entre l’Islam et les mondes chrétien, byzantin, franc ou encore perse. Leur essai débute ainsi plus d’un siècle avant la bataille de Poitiers, quand le prophète de l’Islam, Muhammad, décède à Médine en 632 et que débutent les conquêtes « islamiques ». Et il ne s’arrête pas non plus à la fin de ladite bataille. Car loin d’avoir arrêté une invasion, Charles Martel n’aurait fait que repousser une simple armée venue piller la Gaule. Le maire du palais ne stoppe d’ailleurs pas non plus ces pillages alors dirigés vers la Provence. Enfin, la démonstration des deux auteurs montrent qu’au delà de cet affrontement à l’impact aujourd’hui incontestablement fantasmé, les relations entre Islam, Francs et populations locales au VIIIe siècle ne sont pas celles d’un conflit permanent. Des alliances, qu’elles soient politiques, diplomatiques ou commerciales sont nouées et perdurent sans que le fait religieux – et donc une soi-disant islamisation forcée – n’intervienne rendant le célèbre Choc des civilisations de Samuel Huntington publié en 1996 hors propos.

L’instrumentalisation du passé : une pratique ancienne

Si la bataille de Poitiers n’a très certainement pas eu l’aura et l’importance que nous lui accordons aujourd’hui ; si Charles Martel n’a pas, comme nous l’entendons souvent, « arrêté les arabes à Poitiers », il n’en demeure pas moins que sa récente instrumentalisation par l’extrême droite est tout sauf un fait récent. Bien au contraire, l’utilisation du passé à des fins politiques (entre autre) est une pratique ancienne à laquelle la bataille de Poitiers et Charles Martel ne font pas exceptions. Reste néanmoins à savoir de quelle façon et dans quelle proportion. C’est à ces questions que se sont attachés les deux auteurs afin de livrer une étude approfondie en ne négligeant aucune source et en les analysant objectivement. De ce fait, Charles Martel a toujours été l’objet depuis le Moyen Âge d’une instrumentalisation politique. Néanmoins, cette instrumentalisation s’avère discrète, fluctuante, oubliant souvent la bataille de Poitiers. Enfin, loin d’être l’apanage de l’extrême droite, la figure du maire du palais n’a pas cessé de valser selon les intérêts politiques et religieux du temps.
C’est ainsi avec une grande minutie que Blanc et Naudin exposent et commentent la mémoire de Charles Martel et de la bataille de Poitiers à travers les âges. Il est dès lors extrêmement intéressant et passionnant d’observer que pendant la période médiévale, la bataille de Poitiers, bien loin d’être un événement majeur, fondateur ou décisif de notre histoire, est tout simplement quasi-oubliée ou confondue avec d’autres batailles qui parfois ne concernent nullement les Sarrasins – et donc un affrontement entre Islam et chrétiens – mais des peuplades venues de l’Est, de l’actuelle Allemagne. Et que pendant de longs siècles, Charles Martel est persona non grata dans notre histoire auprès des rois de France. Pire ! Chez certains clercs, le maire du palais est voué aux enfers pour avoir spolier les biens de l’Église. Il peut dès lors apparaître comme un sauveur de la chrétienté et de l’Occident ou bien au contraire comme un tyran et un usurpateur. Il peut devenir tour à tour pendant la période moderne un défenseur de la monarchie absolue ou un protecteur de la noblesse luttant contre cette monarchie absolue. Il peut devenir sous la plume de Chateaubriand un des chantres du christianisme, rempart à l’esclavage tout comme un païen chez Michelet, ayant empêché la civilisation de se développer chez Voltaire. Et ce ne sont là que quelques petits exemples des différentes fluctuations de Charles Martel dans l’histoire et avec lui de la bataille de Poitiers qu’évoquent Blanc et Naudin, ne passant outre aucune des représentations possibles : la littérature, la sculpture, la peinture, le cinéma et même les timbres sans naturellement oublier les manuels scolaires où la bataille de Poitiers brille par sa quasi-absence depuis toujours.

Le mythe identitaire

Quelque soit l’instrumentalisation de Charles Martel à travers l’histoire, celle-ci demeure modeste jusqu’à la fin du XIXe siècle où s’opère un tournant avec sa récupération et son utilisation par l’extrême droite. Pour autant, le maire du palais et la bataille de Poitiers sont encore loin d’être des symboles remparts contre le « Grand Remplacement » comme nous pouvons le voir aujourd’hui. Ils sont avant tout des symboles pour lutter tantôt contre le judaïsme, tantôt contre le communisme, enfin contre l’américanisme lorsque les États Unis prennent fait et cause pour les populations albanophones et musulmanes lors de la guerre du Kosovo en 1999. Et à Charles Martel de pénétrer plus fortement le roman national comme étant le sauveur de l’Europe face à l’Islam comme nous pouvons le voir apparaître dans les écrits ou discours de politiques comme Jean-Marie Le Pen, Bruno Mégret ou de personnalités comme Lorànt Deutsch et Éric Zemmour. Ces personnalités dénoncent à ce propos un certain ostracisme du vainqueur de la bataille de Poitiers de la part de l’actuel gouvernement de gauche et de la dite pensée unique allant de pair. Et c’est à ce moment que le livre de Blanc et Naudin prend tout son sens en expliquant que justement, la bataille de Poitiers n’a rien d’un événement fondateur de l’histoire de France et elle n’a quasiment jamais été regardée comme tel.

Notre avis pour conclure

Parfois touffu, parfois trop pointilleux, le livre de William Blanc et Christophe Naudin n’en est pas moins parfaitement mené et complété par de riches annexes (iconographies, cartes, etc.). Utile et nécessaire, cet ouvrage tord le coup aux idées reçues faisant de la bataille de Poitiers un véritable « choc » des civilisations et de Charles Martel un héros national ayant repoussé l’envahisseur musulman. Mais mieux encore, les deux historiens démontrent que cet événement n’a jamais été considéré comme important dans notre histoire à quelques exceptions, des exceptions fortement politiques comme celle qu’utilisa le groupe Génération identitaire avec son slogan « Je suis Charlie Martel » à la suite du massacre de Charlie Hebdo. Et si le précédent ouvrage des deux auteurs – Les Historiens de garde, coécrit avec Aurore Chéry, Éditions Inculte, 2013 – pouvait laisser parfois place à la polémique et aux orientations politiques, ce n’est ici jamais le cas. Cet essai historique reste neutre et objectif. Et c’est-ce pas là, la meilleure des façons de combattre les manipulations politiques dont l’histoire fait inlassablement l’objet ?

J. Perrin

Comment peut-on être anarchiste ? dans Le Monde libertaire

mercredi 20 mai 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Le Monde libertaire (7-20 mai 2015)

Une écriture mordante et radicale

Avec Comment peut-on être anarchiste ? Claude Guillon donne à lire, presque in extenso, ce qu’il a écrit pendant ces quinze dernières années ; textes repris de différents journaux, de revues, de tracts, ou simplement mis en ligne par ses soins ; les références multiples semées dans ce livre permettront aux plus curieux de prendre connaissance de nombreux autres ouvrages seulement écartés pour alléger ce déjà gros volume.
Claude Guillon, pensons-nous, sans doute à tort, est essentiellement connu du grand public pour Suicide, mode d’emploi, ouvrage − qui fit scandale − écrit avec Yves Le Bonniec et qui donna lieu à procès. Rappelons pour l’humour qu’il était conseillé au lecteur suicidaire, avant de passer à l’acte, de « faire le tour du monde en 8 880 jours » et aussi « de ne pas rester sur sa fin » (sic).
Dans Comment peut-on être anarchiste ? nous voudrions retenir, entre autres sujets d’actualité sur lesquels l’auteur aiguise ses dents, une critique sans concession de l’expression écrite d’un Chomsky (réformiste), d’un Brossat (hyper-radical en théorie mais qui accouche d’une approbation des lois en vigueur), de l’expression radiophonique d’« Onfray-mieux-d’se-taire » ou de l’expression physique des jeunes femmes aux seins nus (les Femen) armées de leur « déplorable goût » pour de la publicité ; critique qui entraîne souvent notre auteur sur le chemin de la polémique. Mais Claude ne craint jamais le conflit verbal ou écrit ; encore moins de s’alarmer quand il choque son lecteur en lui rebroussant le poil.
Claude Guillon se déclare révolutionnaire et communiste libertaire ; ce qui explique aussi sa charge contre les bonnes âmes d’Attac (l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne) qui s’habillent des « oripeaux de la radicalité » dans un monde où « la faiblesse actuelle de l’idée révolutionnaire » est affligeante. Et, si la gauche réformiste au pouvoir a montré quelque chose, c’est bien son impossibilité à réformer le capitalisme. D’ailleurs, à propos d’électoralisme, Guillon déclare avec énergie : « Les urnes sont funéraires, la vraie vie se décide ailleurs ! »
Mais nous aimerions surtout attirer l’attention du lecteur sur une particularité de notre auteur, une habitude, une manière militante d’être quand il accompagne physiquement toutes les grandes « émotions » du peuple, quand il participe à toutes les grandes manifestations de rue de notre époque. Et, plongé dans la foule, il développe une analyse très lucide des situations.
Aussi ne sommes-nous pas surpris qu’un de ses engagements subversifs favoris soit la distribution de tracts pendant ces déploiements populaires ; tracts au demeurant rien de moins que succincts.
De plus, il ne craint pas, lui si soigneux du souvenir et qui a fait le choix d’étudier en bibliothèque les « enragés » et les émeutes de la Révolution française, de rapprocher tous ces moments d’agitation anciens du temps présent.
À l’écoute, attentif, il tente de ne pas être oublieux d’« une infinité d’informations qui n’ont pas été collectées sur le moment ».
En effet, les recherches historiques de Claude Guillon sur la Grande Révolution et ce qu’il avance sur les révolutions à venir − qui seront sans modèle − sont là, nous semble-t-il, ce qu’il y a de plus original dans sa pensée en construction.
Par ailleurs, dans un tract de quatre pages, « Qu’est-ce qu’une révolution communiste et libertaire ? », distribué lors des manifestations lycéennes de mai 2002, puis repris en ligne et en revue, Claude Guillon, à propos de la violence, nous dit qu’elle est d’abord l’expression du monde capitaliste. Mais il ajoute :
« Dans une société techniquement développée où peuvent être mises en œuvre de nombreuses techniques de sabotage (informatique notamment), qui ne nécessitent pas ou très peu de violence physique, les meilleures chances sont réunies de paralyser le système en faisant moins de victimes humaines que les accidents de la route un week-end de Pâques. »
Et, bien qu’il ne soit pas opposé à toute contre-violence, nous ne sommes donc pas trop surpris de lui voir mentionner la notion de « non-violence active » qui n’est donc pas, pour lui, contradictoire avec une pensée radicale. On en déduira que l’auteur ne ménage aucun effort intellectuel pour imaginer un projet révolutionnaire cohérent :
« La geste révolutionnaire sera d’autant plus belle qu’elle fera moins de victimes, y compris parmi les salauds indiscutables. »
Il écrit encore :
« Pour une organisation politique, le caractère inutile ou contre-productif d’une action la rend illégitime. »
Sa réponse à Gérard Coupat (le père de Julien Coupat, celui qui fut accusé d’avoir voulu saboter une ligne de chemin de fer), qui l’invitait à l’Assemblée nationale pour un colloque consacré au « bilan de vingt-cinq ans de lois antiterroristes » (sic), est plus que bienvenue. Car la proposition n’était nullement un canular, sans doute une forme désinvolte d’ironie…
De même, on appréciera son « Je ne suis pas Charlie » :
« Sachant que la France est en guerre, je n’éprouve pas le même étonnement que beaucoup de Charlie à apprendre qu’un acte de guerre a été commis en plein Paris… » ; une guerre « permanente et tournante » qui se déploie − en notre nom − en différents pays du monde et une action guerrière qui a suscité l’écœurante « union sacrée » que l’on sait.
Il y a peu de ses points de vue qui n’apportent pas notre adhésion, aussi nous étonnons-nous d’une légère réticence de notre part à lui emboîter quelquefois le pas. Pourquoi ? Une tonalité ? Une posture ? Une assurance trop orgueilleuse ?
Qu’importe ! À chacun son style ! À chacun sa voix ! Notre lutte a besoin du concours de tous et de la diversité du discours.
« Rien n’est donné, rien n’est acquis, voilà bien la seule règle de conduite, d’ailleurs commune au mouvement des femmes et au mouvement révolutionnaire ».

André Bernard

Imprimer Marx pour 184 euros par mois

jeudi 14 mai 2015 :: Permalien

Tribune parue dans CQFD, mai 2015.

Imprimer Marx
pour 184 euros par mois

Quoi de commun entre David Graeber, Raoul Vaneigem, le collectif Mauvaise Troupe et Norbert Trenkle ? Ce sont de brillants penseurs et activistes. Mais leurs livres sont imprimés dans des pays où la main-d’œuvre est moins onéreuse. Voyage dans les coulisses de l’édition.

De nombreux éditeurs dits « indépendants [1] » ou « engagés » n’hésitent pas à faire imprimer leurs livres dans les pays de l’Est, en Bulgarie, en Pologne, en Lituanie, etc. Rien de bien étonnant à cela, mais la critique du capitalisme se dissout-elle dans les impératifs économiques ? Les pratiques ne sont-elles pas à la base de toute contestation politique ? Faut-il distinguer le contenant du contenu ?

Depuis belle lurette les éditeurs commerciaux se sont tournés vers la Chine, réputée moins chère et plus compétitive pour la fabrication des livres « animés » ou des livres-objets. Qui est encore choqué par cela tant la délocalisation est entrée dans les mœurs ? Les grands éditeurs imprimant à des milliers d’exemplaires, la ristourne est d’autant plus avantageuse. Mais à leur décharge, ces éditeurs « industriels » ne sont pas connus pour être de fieffés défenseurs de l’économie locale ou des détracteurs des ravages du capitalisme mondialisé.

Parallèlement, l’édition française – et en cela elle reste encore une exception – compte myriade de petits éditeurs, dont un courant vivace, regroupé sous les appellations d’« éditeurs engagés », voire « militants » ou « alternatifs », ou plus simplement de « critique sociale ». Par les temps qui courent, où l’édition est trustée par de grands groupes tels Planeta ou Hachette, l’existence de ces maisons d’édition représente un souffle ou une poche de résistance essentielle à la pensée critique.
Bien souvent, les conditions matérielles ne sont pas réunies pour que ces maisons puissent vivre de leurs ventes, avoir des bureaux et rémunérer leurs animateurs et collaborateurs. Les aides du CNL et des collectivités territoriales restent une véritable béquille quant à la production éditoriale, tant pour la fabrication des ouvrages que pour la traduction d’œuvres ambitieuses. Ce segment de l’édition française vit donc plus ou moins sous perfusion. Plutôt plus que moins, d’ailleurs. Mais sa production connaît une vitalité certaine, qui permet de trouver dans les librairies des textes critiques, des textes ardus qui mettront des années à s’écouler mais qui présentent une importance réelle dans l’histoire des idées, des traductions de textes subversifs, des textes qui permettent à des idées minotaires de trouver un écho et un lectorat, des textes que l’économie du livre laissent sur le carreau. Pas rentables, trop chers à traduire, pas formatés pour les médias (les pavés par exemple), auteur inconnu, etc.

Dans ces conditions d’existence difficiles, où la diffusion-distribution reste un casse-tête, l’idée de faire des économies çà ou là fait son chemin. Un des postes les plus coûteux pour l’activité d’un éditeur est bien évidemment celui de l’imprimerie. Alors les convictions politiques sont mises à mal… Imprimer en Pologne un texte de Marx sur la théorie de la valeur ? Pas de problème. Imprimer en Bulgarie un ouvrage sur les luttes politiques de « l’ultragauche » ? Pas de soucis. Pour autant, nos pratiques ne sont-elles pas le fondement de nos engagements politiques ? Pouvons-nous prôner une idéologie anticapitaliste dans nos ouvrages et nous en détourner au premier obstacle économique ? Oui, imprimer en France coûte plus cher. Oui, les petits éditeurs manquent cruellement de moyens. Mais le système capitaliste qui consiste à faire baisser les prix en allant exploiter une main-d’œuvre moins chère dans des pays où le niveau de vie est bien moindre est justement au cœur de l’économie mondialisée que nous rejetons en bloc. C’est elle qui est à l’œuvre quand on propose à un salarié de Good Year qui va être viré un reclassement en Tunisie pour 500 euros par mois. C’est elle encore qui permet à de grands industriels du textile de faire fabriquer des chaussures à des enfants en Asie payés une bouchée de pain pour les revendre en Europe à des prix exorbitants (le quart d’un RSA par exemple). C’est elle aussi qui permet aux entreprises du CAC 40 de reverser des dividendes exponentiels à leurs actionnaires quand les populations triment deux fois plus à cause de « la crise »…

L’argument le plus souvent avancé par ces éditeurs est qu’ils font aussi tourner l’économie des pays de l’Est, que cela peut permettre aux salariés des imprimeries roumaines ou bulgares d’avoir des conditions de travail moins précaires. Bien sûr ! Mais le chemin va encore être très très long ! Voilà où nous en sommes : « D’un rapport de 1 à 14 en 2008, l’éventail des différents Smic brut est passé de 1 à 10 début 2015. […] En queue de peloton, les pays de l’Est : la Bulgarie (184 euros), la Roumanie (218 euros), la Lituanie (300 euros) ou encore la République tchèque (332 euros) [2]. »
L’autre argument est celui de l’Europe. D’ailleurs, il n’est pas rare de trouver dans l’achevé d’imprimer, à la fin du livre, « imprimé en Europe ». Certes, ce n’est pas en Chine ou en Malaisie, mais lorsque l’on trouve cette référence, on se doute que ce n’est pas en France et que l’éditeur a préféré ne dire où… N’assumerait-il pas son choix ?

Finalement, imprimer dans les pays de l’Est n’est pas vraiment le problème, au fond. Loin de moi l’idée d’une préférence nationale ! Mais cela révèle, en revanche, un vrai souci quant au développement des idées anticapitalistes que d’aucuns classent sans suite sous l’appellation « utopie ». Est-ce effectivement une utopie de croire que la faillite du capitalisme peut résider dans nos comportements, au quotidien, au boulot, face aux patrons, avec les armes qui sont les nôtres (grève, boycott, pratiques raisonnées, entraide, solidarité, prix libres, échanges, DIY, etc.) ? Est-ce que, pour reprendre une expression de John Holloway, « la révolution ne consiste pas à détruire le capitalisme, mais à refuser de le fabriquer » ?

Charlotte Dugrand

[1« Indépendant » peut porter à confusion, Gallimard étant, par exemple, un éditeur indépendant…

[2Luc Peillon, « Les écarts de Smic se réduisent en Europe », Libération, 27 février 2015. http://www.liberation.fr/economie/2015/02/27/les-ecarts-de-smic-se-reduisent-en-europe_1210871