Le blog des éditions Libertalia

Trop jeunes pour mourir, dans Dissidences

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Un compte rendu de Trop jeunes pour mourir par Jean-Guillaume Lanuque, Dissidences, février 2015.

Guillaume Davranche, militant d’Alternative libertaire, est également un chercheur ayant contribué à une meilleure connaissance du mouvement anarchiste français. Il est en particulier l’une des chevilles ouvrières (aux côtés, entre autres, de Marianne Enckel, Claude Pennetier, Anne Steiner) du récent Les Anarchistes : dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone (Éditions de l’Atelier, 2014). On peut d’ailleurs considérer Trop Jeunes pour mourir comme un complément à ce dernier, et également à des travaux comme ceux de Céline Beaudet. Il s’agit en effet d’une étude portant sur une période bien délimitée, les cinq années précédant la Première Guerre mondiale, vues sous l’angle du mouvement ouvrier. Voulant offrir une vision différente de celle de Rosmer et de La Vie ouvrière, Guillaume Davranche centre son propos sur la Fédération révolutionnaire communiste, devenue ensuite Fédération communiste anarchiste. Mais ce faisant, il consacre également une large place au Parti socialiste, à La Guerre sociale de Gustave Hervé et surtout à la CGT. Il livre alors un récit prenant, roman vrai qui nous replonge avec efficacité dans une époque qui prépare déjà les repositionnements du début de la guerre, et s’avère bien plus ambitieux que le livre d’Anne Steiner, Le Goût de l’émeute, avec qui il partage certains événements.
1909, c’est l’arrivée en février au poste de secrétaire général de la CGT du réformiste Louis Niel (qui démissionne dès le mois de mai). L’occasion d’exposer une galerie de certains des principaux personnages syndicalistes (avec une bonne clarification sur les syndicalistes libertaires, comme Monatte ou Jouhaux, et les anarchistes syndicalistes, tel Georges Yvetot, tous regroupés sous l’étiquette de syndicalistes révolutionnaires), que complète un tour d’horizon de la presse anarchiste (Les Temps nouveaux de Jean Grave, Le Libertaire, plus éclectique, ou L’Anarchie, individualiste) et de cet organe de presse fortement magnétique pour l’extrême gauche d’alors qu’est La Guerre sociale. Le mouvement anarchiste, justement, en situation d’atonie globale, semble être à une croisée des chemins : Guillaume Davranche montre que des tentatives répétées d’organisation se manifestent, une Fédération anarchiste dès 1908, qui se limite à un réseau assez lâche et ne dure qu’un temps. 1909, justement, voit l’émergence d’un nouveau projet, celui d’une Fédération révolutionnaire (FR) large, non exclusivement anarchiste, fondée en avril dans l’orbite de la CGT, avant de s’en détacher très vite pour tomber dans celle de La Guerre sociale. Mais la participation d’Hervé à la manifestation pacifique du 17 octobre 1909 en réaction à l’exécution de Francisco Ferrer – précédant des manifestations organisées en concertation entre Parti socialiste et pouvoir en place –, conduit à une scission de la FR derrière Henry Combes et Georges Durupt. Dès lors, deux tendances se font jour. D’un côté, La Guerre sociale qui impulse à partir de 1910 la formation d’un Parti révolutionnaire, à un moment où le Parti socialiste semble abdiquer son rôle de classe par son soutien au projet gouvernemental de retraites par capitalisation. De l’autre, les anarchistes du Libertaire, d’abord unis avec les précédents dans la campagne antiparlementaire de 1910, véritable mouvement unitaire de l’extrême gauche d’alors, mais qui ne dure qu’un temps, puisqu’au final, les anarchistes du Libertaire fondent en novembre une Fédération révolutionnaire communiste (FRC) avec certaines des composantes du Parti révolutionnaire.
L’année 1911 est celle d’un double tournant. Pour la CGT, c’est la naissance du journal La Bataille syndicaliste, véritable passerelle entre le syndicat et la mouvance anarchiste, et pour La Guerre sociale, c’est le changement radical de positionnement manifesté par Gustave Hervé, défenseur désormais d’un « militarisme révolutionnaire » en lieu et place de l’antimilitarisme, d’un rapprochement PS-CGT, avant de prôner un bloc entre Partis socialiste et radical. La rupture avec la FRC se joue dans la violence lors d’un meeting d’Hervé salle Wagram en septembre 1912 (avec coups de feu en guise de dénouement dramatique). Un élément parmi d’autres d’un début de basculement à droite de la société française, que l’on peut trouver sensible dans le retour de l’antisémitisme au sein du mouvement ouvrier (via Émile Janvion et sa vision complotiste, syndicaliste qui finira à l’Action française), mais aussi dans les réactions suscitées par la crise marocaine, préparant une véritable marche à la guerre à compter de 1912. Face à ces évolutions, la CGT s’efforce de rester fidèle à ses positions en préparant une éventuelle grève générale révolutionnaire (une grève générale test, organisée en décembre, obtient des résultats mitigés), quand bien même des doutes commencent à apparaître, plus sensibles encore en 1912, au congrès du Havre, à travers un visage plus consensuel, lié à une profonde crise du syndicalisme (les nombreux échecs des luttes ouvrières) conduisant à serrer les rangs autour d’une base minimale, desserrant l’ancrage anarchiste. À l’inverse, la FRC, rebaptisée Fédération communiste anarchiste en juillet 1912, après une nouvelle campagne antiélectorale au moment des municipales, mais sans les hervéistes, s’efforce de demeurer claire dans son positionnement antimilitariste et antibelliciste, sur fond de guerres balkaniques. Au point d’ailleurs d’incarner la véritable aile marchante de l’antimilitarisme d’extrême gauche. Les meetings, les tracts se multiplient, jusqu’à éditer un petit manuel de consignes à suivre en cas de déclaration de guerre (surnommé la « Brochure rouge » par la police) : prévu pour un public restreint, il contient des conseils très précis pour saboter lignes électriques et de communication, voies de chemin de fer ou imprimeries, ainsi que les moyens de fabriquer des explosifs…
Cette campagne, à laquelle participe également la CGT, entraîne une forte répression de l’État (travail des mouchards, nombreuses arrestations et poursuites judiciaires), tout particulièrement à compter de 1913 et de la lutte contre la loi des trois ans (de service militaire), qui déchaîne la fureur patriote de certains députés et du gouvernement, allant même jusqu’à freiner les ardeurs de la CGT, menacée de dissolution. On sent d’ailleurs à cette occasion que Guillaume Davranche fait siennes les analyses de la FCA, opposées à celles de La Vie ouvrière, et qui accusent le recentrage corporatif de la centrale. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du vif débat qui s’organise à l’automne, autour d’une CGT pleinement politique (entendons anarchiste) ou recentrée sur ses préoccupations professionnelles (position incarnée par Alphonse Merrheim), avec un point de fixation sur le « fonctionnarisme » de la CGT, autrement dit sur l’existence d’une bureaucratie syndicale avec des permanents, à changer régulièrement ou non. Une crise qui culmine début 1914 avec le climax de l’exclusion, par son syndicat des Métaux de la Seine, d’Alphonse Merrheim lui-même, exclusion cassée par les instances supérieures, et qui conduit à la sécession du dit syndicat, symbole de la défaite des partisans d’un syndicalisme anarchiste de combat. Tous ces développements précis, longuement référencés, sont autant d’éléments permettant de mieux comprendre les événements de l’été 1914, lorsque la CGT se rallie, tout comme le Parti socialiste, à la défense nationale, loin donc d’être « un coup de tonnerre dans un ciel serein ». En cette année 1914, d’ailleurs, les anarchistes de la FCAR marquent le pas, la campagne antiparlementaire qu’ils organisent se révélant en net retrait comparativement aux précédentes. En plus d’un récit des dix derniers jours précédant le début de la guerre, qui rejoint en partie celui de Jean-Claude Lamoureux et oppose la vigueur de La Bataille syndicaliste à l’atonie de la direction CGT du moment (se ralliant finalement au PS) tout en soulignant le fatalisme et la sidération qui accompagnent la mobilisation, Guillaume Davranche évoque deux autres congrès n’ayant jamais eu lieu, en plus de celui de la IIe Internationale, celui de la CGT à Grenoble (mais dont il n’analyse malheureusement pas les documents préparatoires) et celui, à vocation internationale, des anarchistes de 21 pays à Londres, prévu en août et septembre.
Sur la FCA, son organisation, le profil de ses effectifs, les éléments apportés par Guillaume Davranche sont de première importance (dont, information anecdotique, le passage dans ses rangs d’Ernest Labrousse !), d’autant qu’elle renforce sa cohésion en faisant du journal Le Libertaire son organe officiel, témoignant là encore d’un profond désir de structuration – et d’efficacité – anarchiste. Le congrès organisé à l’été 1913 voit même sa délimitation plus nette d’avec les individualistes et son élargissement aux Temps nouveaux, sous l’intitulé de Fédération communiste anarchiste révolutionnaire de langue française (sic). Elle développe également, durant un an, une structure plus proprement féminine avec le Comité féminin, dont la principale animatrice est Thérèse Taugourdeau, et participe à la création fin 1913 d’une coopérative nommée « Le Cinéma du peuple », véritable succès, avec la réalisation de films voulant se démarquer de la production commerciale (sur les conditions de vie des travailleur(se)s ou la Commune de Paris).
C’est une véritable immersion à laquelle nous invite Guillaume Davranche, à la fois chez les anarchistes et au sein de la CGT, et sur ce plan, sa réussite est remarquable. On (re)découvre également toute la dureté, la radicalité des conflits sociaux d’alors, comme la grève des cheminots fin 1910, qui voit à la fois sabotages, coupures de courant en solidarité par les électriciens et répression forte du gouvernement (pourrait également être cité le principe de cartes de grève). La présence d’une iconographie alternant portraits croqués, caricatures et même une carte du Paris ouvrier bien utile accompagnent un récit particulièrement passionnant, prenant rang parmi les références d’une histoire engagée et scientifique.

Jean-Guillaume Lanuque

Trop jeunes pour mourir, dans la revue de l’Ours

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Trop jeunes pour mourir , une efficace recension parue dans la revue de l’Ours, Office universitaire de recherches socialistes, avril 2015.

L’épopée anarchiste avant 1914

Guillaume Davranche, par ailleurs un des maîtres d’œuvre du Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone propose un fort volume sur l’histoire des militants anarchistes entre 1909 et 1914. Durant cette période se pose le problème, récurrent chez les libertaires, de la nécessité ou non de la création d’une organisation rassemblant les différentes sensibilités : naît alors en 1910 la Fédération révolutionnaire communiste, qui ne se revendique pas dans son nom de l’anarchisme pour pouvoir attirer davantage de militants tentés par les idées révolutionnaires.

Celle-ci se transforme quelques mois plus tard en Fédération communiste anarchiste, mais peine à réunir tous les partisans de l’anarchisme. En effet, et c’est un des grands intérêts de l’ouvrage de Davranche, elle doit rapidement se positionner vis-à-vis, d’une part, des syndicalistes révolutionnaires de la CGT et, d’autre part, des sympathisants de La Guerre sociale de Gustave Hervé, membre de la SFIO, qui, de son côté, cherche durant ces années d’avant-guerre à mobiliser toutes les énergies des partisans de la révolution au sein du mouvement ouvrier.

Une chronique tonique

L’auteur rend compte, dans un style enlevé et attrayant, de la chronique des relations entre ces différentes organisations, et de leurs difficultés à trouver des moyens d’action unitaires. Mais l’essentiel de l’ouvrage est de nous détailler les actions entreprises par les anarchistes durant les années d’avant-guerre.
La mobilisation contre la guerre, que le sous-titre du livre mentionne, est au cœur de l’étude de Guillaume Davranche. Bon nombre d’informations inédites ou mal connues sont ici rappelées, comme l’existence du meeting de l’Aéropark le 24 septembre 1911, qui marque la naissance d’un mouvement d’ampleur contre les menaces de guerre, et où l’ensemble des organisations du mouvement ouvrier, avec grande difficulté, a commencé à agir sous le signe de l’unité. 
Sont aussi relatés les tentatives de mise en place d’organisations de défense face aux nationalistes, ainsi que de nombreux faits qui permettent de mieux comprendre la culture militante des anarchistes durant cette période. On pense ici en particulier à la mise en place de nouveaux moyens modernes de propagande, comme la création de la coopérative du Cinéma du peuple, mise en place en 1913 par Gustave Cauvin. L’ouvrage se termine avec de belles pages sur l’échec de la mobilisation contre la guerre à l’été 1914.

Trahison ?

Toutefois, la sympathie affichée par l’auteur pour les idées défendues par les militants qu’il évoque, lui fait dire que l’attitude des anarchistes qui, pour beaucoup acceptent alors, devant le choc moral que représente l’engrenage du conflit international naissant, l’entrée en guerre sans rechigner, peut être assimilée à une « trahison » des idéaux défendus jusqu’alors.
Le contexte général, mais aussi une plus grande attention à l’ensemble du mouvement ouvrier, aurait permis de nuancer ce propos. En effet, quelques points dans cette très riche étude restent en suspens : le livre évoque trop peu les liens entre les militants parisiens et les provinciaux ; or, il nous semble que, dans l’étude des rapports entre les différentes organisations révolutionnaires, la situation en province est parfois plus complexe. Ainsi les liens entre anarchistes et socialistes ont eu tendance à se renforcer dans l’action pour la paix, ce que ne montre que peu le livre. Un réexamen plus exhaustif des relations entre la SFIO, la CGT et les militants libertaires dans ces années d’avant-guerre pourrait nuancer bon nombre de propos de l’auteur.

Mais le lecteur aura plaisir à se plonger dans cette histoire des libertaires d’avant 1914, à la fois érudite, engagée et nourrie de multiples sources, le tout pour un prix modeste. Guillaume Davranche évoque la possibilité de poursuivre son œuvre et d’étudier le parcours des militants étudiés durant la Grande Guerre. Nous ne pouvons que l’inciter à réaliser ce beau projet.

Benoît Kermoal

Trop jeunes pour mourir, dans Siné mensuel

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Siné Mensuel, n° 39, février 2015

Merde aux unions sacrées !

Les grandes manœuvres anti-guerre, à la veille de 14-18, sont retracées dans un livre galvanisant.
Méfions-nous, les loulous, de toutes les unions sacrées. Celle d’août 1914, fristouillée par le gouvernement du troglodyte Viviani, le Parti socialiste et la direction confédérale de la CGT, conduira à la boucherie guerrière. Dans Trop jeunes pour mourir (L’Insomniaque/Libertalia), l’historien rebelle Guillaume Davranche raconte dans les détails, l’ouvrage est dodu, comment les anti-bellicistes (qu’on appelait volontiers les « trouble-parades ») de la Fédération communiste anarchiste (FCA) et de l’aile gauche de la CGT (pas encore totalement agglutinée au système) s’y prirent dès 1910 pour tenter de saboter l’hystérique « mobilisation nationale » :
– ils multiplièrent les brûlots contre « le joujou patriotisme » (Rémy de Gourmont) comme l’affiche rouge « Appel aux conscrits » ou la pub pour les mutineries signée par 3 000 gustaves ; ils soulevèrent les foules contre les bagnes militaires sadiques d’Afrique du Nord (« Biribi » !) ;
– ils pourchassèrent les va-t-en-guerre à coups de « chaussettes à clous » (traduire : à coups de pieds au cul) et rentrèrent dans le chou des officiers médaillés : « En as-tu tué des Marocains pour avoir cette ordure sur la poitrine ? ») ;
– ils incitèrent des tapées de pioupious à « lever la crosse en l’air » (on dénombre 80 000 déserteurs en 1911) ; et, en attendant la grande « grève générale révolutionnaire » qui devait répondre à toute déclaration de guerre, ils trempèrent dans les petites grèves corsées du moment et les autres actes contagieux d’insoumission collective.
Excitant, non ?

Noël Godin

Fascisme et grand capital, dans L’Anticapitaliste

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Recension de Fascisme et grand capital dans L’Anticapitaliste, hebdomadaire du NPA, 17 février 2015.

Classiques : réédition de Fascisme et grand capital de Daniel Guérin

Publié pour la première fois en 1936, Fascisme et grand capital, que viennent de rééditer les éditions Libertalia, reste encore aujourd’hui une des analyses les plus complètes et les plus pertinentes sur les origines du fascisme, les causes de son triomphe en Italie et en Allemagne, la nature, l’idéologie et les grandes tendances de ces régimes. Alors jeune militant proche de la revue La Révolution prolétarienne, qui avait effectué deux voyages en Allemagne, Daniel Guérin s’est appuyé sur les témoignages de réfugiés antifascistes. Il décrit en parallèle ces phénomènes tels qu’ils se produisirent successivement en Italie et en Allemagne. En premier lieu, son ouvrage démontre que le fascisme n’est qu’une forme particulière prise par le système capitaliste et non une nouvelle forme de société. En dépit de leur discours « socialiste », les nazis – nationaux-socialistes –, s’ils ont mis au pas quelques bourgeois récalcitrants, ne se sont jamais attaqués à la propriété capitaliste. Leur discours purement démagogique était nécessaire pour pouvoir mobiliser et encadrer une partie de la population frappée par la terrible crise économique de 1929. C’est cette capacité à enrégimenter une petite bourgeoisie paupérisée et des éléments déclassés pour constituer des bandes armées et les lancer contre les organisations ouvrières qui constitue une des caractéristiques essentielles du fascisme et le distingue des dictatures militaro-policières traditionnelles. Le financement de ces bandes par les grands capitalistes italiens et allemands joua un rôle considérable. Pourtant ceux-ci jouèrent avec le feu en portant au pouvoir des hommes qu’ils ne contrôlaient pas entièrement. Les nazis, grâce à leur base sociale, en constituant leur propre appareil militaire et policier, disposèrent d’une certaine autonomie, car Hitler ne fut pas une simple marionnette des capitalistes. Guérin pensait que le fascisme se transformerait en dictature militaire traditionnelle, ce qui ne fut pas le cas : quand une fraction de la bourgeoisie et de la hiérarchie militaire tenta de se débarrasser d’Hitler à la fin de la guerre, son coup échoua. Guérin explique comment les nazis parvinrent à « transmuer l’anticapitalisme de leurs troupes en antisémitisme ». Pourtant, dans l’édition remaniée de 1945, il consacre peu de place à la politique d’extermination des nazis, laquelle ne peut s’expliquer que par l’autonomie de l’idéologie et du monstre mis en place, dans la mesure où elle ne répondait à aucune exigence économique. En revanche, reprenant l’analyse de Trotski, il dénonce la politique suicidaire des Staliniens et met clairement en lumière les raisons de la défaite du mouvement ouvrier : « L’antifascisme est illusoire et fragile, qui se borne à la défense et ne vise pas à abattre le capitalisme lui-même. » En période de crise aiguë on ne peut compter sur la démocratie bourgeoise pour nous protéger du fascisme. C’est pourquoi, quand toutes les horreurs de la barbarie nazie apparaîtront au grand jour, il insistera sur la vanité du mot d’ordre « Plus jamais ça », si on ne s’attaque pas au système qui porte toujours les germes de la barbarie.

Gérard Delteil

Fascisme et grand capital, dans Le Monde libertaire

lundi 27 avril 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Fascisme et grand capital : une longue et subtile note de lecture publiée dans Le Monde libertaire (février 2015).

« Quand le fascisme nous devançait »

Commencé en 1934 au lendemain des émeutes provoquées le 6 février par les ligues d’extrême droite à Paris (16 morts, 2 300 blessés), Fascisme et grand capital passa à peu près inaperçu lors de sa première publication, deux ans plus tard. Le fascisme constituait à cette époque une nouveauté historique et Daniel Guérin fut l’un des premiers, avec Léon Trotski, à analyser de façon rigoureuse le mécanisme par lequel une société d’économie capitaliste bascule dans la dictature fasciste. Si cette œuvre pionnière rééditée en 1945 par Gallimard, reprise par Maspero en 1965, puis Syllepse (1999), La Découverte (2001) et aujourd’hui Libertalia est devenue un classique, c’est que l’analyse de Daniel Guérin a été largement confirmée par les faits et qu’elle reste indépassée malgré l’immense historiographie qui n’a cessé de s’accumuler sur le sujet.

I. Apprendre de l’histoire.

Pourquoi les antifascistes de 2015 devraient-ils connaître ce texte écrit il y a bientôt quatre-vingts ans par un jeune militant d’extrême gauche plus lucide que les « experts » patentés de son temps ?
Le 30 janvier 1933, raconte Daniel Guérin, la prise du pouvoir par Hitler prit totalement au dépourvu la gauche française et européenne. Personne, absolument personne n’avait vu venir la catastrophe. Nul n’avait prévu la fulgurante ascension électorale de « l’agitateur de brasseries » ni sa nomination à la Chancellerie allemande. Pas un « politologue » n’imagina non plus ce jour-là que la République de Weimar disparaîtrait en six semaines, que le mouvement ouvrier outre-Rhin s’effondrerait sans combattre et encore moins que le régime nazi réussirait à se maintenir au pouvoir et à transformer en quelques années l’Allemagne ravagée par la crise en une puissance militaire menaçante.
Le précédent italien (Mussolini était au pouvoir depuis 1922) aurait dû inciter les analystes à s’interroger sur le basculement dans la dictature de deux grands États capitalistes d’Europe occidentale à dix ans d’intervalle mais il n’en fut rien. Très peu considéraient alors le régime du Duce et celui du Führer comme deux versions d’un même système politique : le fascisme. L’Italie était avant tout regardée (de haut) comme une ex-alliée de la Grande Guerre, au contraire de « l’ennemi héréditaire » teuton, et les clichés xénophobes – qui n’ont pas disparu de nos jours – tenaient lieu d’exégèse aux « phénomènes » politiques mussolinien et hitlérien : les « macaronis » méritaient d’être gouvernés par un « César de carnaval », les « boches » de marcher « à la schlague », etc. Ou bien les commentateurs recouraient aux explications irrationnelles qui dispensent de réfléchir : le fascisme est une névrose collective, les Italiens et les Allemands sont pris de folie, fascinés, envoûtés… Quant aux partis, SFIO et PCF, tout à leur haine réciproque, ils ne se préoccupaient que d’instrumentaliser les défaites des mouvements ouvriers italien et allemand pour s’en accuser mutuellement.
C’est pourquoi, lorsque les émeutes de février 1934 révélèrent la montée de l’extrême droite française sur fond de corruption politicienne et de démagogie aveugle – l’auteur de Fascisme et grand capital raconte avoir vu les militants communistes et les bandes du colonel de La Rocque défiler au coude à coude en criant « À bas les voleurs ! », une scène qui dut lui rappeler les alliances « rouge-brun » de 1930 à 1932 en Allemagne contre les sociaux-démocrates – Daniel Guérin résolut d’écrire un texte de combat pour tirer les leçons des expériences italienne et allemande en prévision de l’affrontement à venir avec le capitalisme et le fascisme français. Affrontement qui aura lieu après la « révolution manquée » du Front populaire, dont Guérin aura été un acteur passionné, pendant la triste parenthèse du régime patriarcal-fasciste de Vichy.
Plus tard, au crépuscule de la Seconde Guerre mondiale, Daniel Guérin, rédigeant la préface de la nouvelle édition de Fascisme et capital – reproduite dans la présente édition – ne put que constater a posteriori l’échec des révolutionnaires antifascistes : « Nous, les survivants sans fierté de la décennie 1930-1940, écrit-il, nous devons à une jeunesse justement méfiante et justement sévère, non pas de battre notre coulpe, ce qui ne servirait à rien, mais de lui expliquer comment nous avons été si peu maîtres de notre destin. » La lutte a été perdue mais qu’au moins l’expérience serve aux générations futures car, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le fascisme peut renaître de ses cendres partout où les conditions de sa prolifération auront été réunies. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’avertissement mérite d’être à nouveau lu et écouté.

II. La crise, ventre du fascisme.

Daniel Guérin identifie sans ambigüité l’agent moteur du fascisme : ce n’est pas le nationalisme – simple facteur aggravant –, ce n’est pas l’antisémitisme – utilisé pour mobiliser la frange radicale des militants –, et ce n’est pas non plus la menace du mouvement ouvrier – ce serait plutôt la conséquence de son échec. Non, le terreau indispensable au fascisme, c’est la crise du capitalisme. Ce diagnostic, sur lequel repose toute l’analyse de Daniel Guérin, est encore loin d’être partagé, ce que l’on comprend mieux en arrivant aux conséquences qu’il en tire.
Fascisme et grand capital est composé d’une suite de brefs chapitres qui retracent l’histoire des fascismes italien et allemand avant, pendant et après leur prise du pouvoir, puis qui comparent point par point leurs doctrines, leurs tactiques, leurs politiques économiques et sociales, pour faire ressortir, au-delà des différences de forme, la grande similitude de leurs rôles et tant que sauveurs du capitalisme.
Le basculement vers le fascisme, affirme Guérin, suivra toujours le scénario observé en Italie et en Allemagne. En période stable, le grand capital s’accommode fort bien de la démocratie qui lui permet de gonfler ses profits en toute quiétude. Mais voici que surgit une crise économique aigue qui menace les intérêts capitalistes, ruine les classes moyennes et accule le prolétariat à la misère. La production s’effondre et le chômage s’envole. Les partis de gauche, empêtrés dans le légalisme, se cantonnent à des solutions plus ou moins diluées dans le réformisme, quand ils ne courent pas derrière l’extrême droite, par exemple sur le thème de « l’identité nationale » et ses variations patriotiques. Leurs partis échouent à proposer une alternative au capitalisme et leurs syndicats épuisent les forces du prolétariat à coup de grèves revendicatives sans perspectives. La crise s’intensifie. Ne voyant pas d’autre issue, les classes moyennes, les chômeurs, les petits paysans et une partie de la classe ouvrière se tournent vers le mouvement fasciste qui promet de détruire le « système » pourri et d’ériger une société véritablement « socialiste », égalitaire, probe, forte et ordonnée. Le chef des fascistes est porté au pouvoir par les politiciens de droite (en Italie la « Marche sur Rome » avait été une pantalonnade et, en Allemagne, Hitler a été nommé chancelier après un échec électoral). Enfin les capitalistes qui ne finançaient pas déjà le parti vainqueur se rallient à lui une fois rassurés sur la préservation de leurs intérêts.
Installé au pouvoir, le fascisme n’a cure de tenir ses engagements démagogiques vis-à-vis des classes populaires à présent solidement encadrées par la police et l’armée. Un second mérite de Daniel Guérin, pas si courant, c’est de regarder derrière le miroir tendu par la propagande des États fascistes et de démythifier leur soi-disant « socialisme » : Mussolini et Hitler n’ont certainement pas « acheté » leur peuple. Quant au IIIe Reich, pour lequel les bourgeoisies anglaise et française avaient les yeux de Chimène, louant ses performances économiques, ses Volkswagen, ses logements sociaux, ses vacances organisées, ses « réalisations sociales » (autant de poudre aux yeux) et l’ordre qui y régnait, voici ce qu’en dit Ian Kershaw : « Le nazisme au pouvoir, écrit-il, produisit la société de classe la plus brutale et la plus exploiteuse de l’ère industrielle – une société qui, rétrospectivement, faisait apparaître l’Allemagne du kaiser comme un “paradis de la liberté” aux yeux de la classe ouvrière. Les nouveaux rapports de classe institués en 1933 réduisirent à néant les acquis sociaux remportés par le monde ouvrier non seulement depuis 1918, mais même depuis l’ère bismarckienne ; ils consolidèrent la position d’un capitalisme affaibli et préservèrent – du moins dans un premier temps – celle des forces réactionnaires au sein de l’ordre social. »

III. Une mécanique implacable.

En définitive, conclut Daniel Guérin, ce n’est pas le danger révolutionnaire mais plutôt l’incapacité du mouvement ouvrier à proposer une alternative socialiste au capitalisme qui précipite l’ascension du mouvement fasciste vers le pouvoir en cas de crise. C’est parce que le PS et la CGT italiens détournèrent de son objectif révolutionnaire le mouvement « conseilliste » d’occupation des terres et des usines en 1920 que les masses avides de révolution se tournèrent vers Mussolini et ses Chemises noires ; en Allemagne, la bataille contre les nazis était virtuellement perdue dès le début de la crise économique, quand les gouvernements de droite successifs purent mener une politique ultraréactionnaire sans provoquer de riposte efficace des travailleurs. En faisant passer leurs querelles avant la lutte contre l’aggravation vertigineuse des inégalités sociales, les partis de gauche trahirent ceux qu’ils étaient censés représenter et qui leur faisaient confiance. Les militants socialistes et communistes furent réduits à l’impuissance par les choix politiques de leurs directions et ces choix furent possibles parce que ces directions échappaient au contrôle de leurs mandants.
Ensuite, une fois le fascisme au pouvoir et disposant des forces de répression étatiques, il est trop tard.
Huit décennies se sont écoulées depuis la première publication de Fascisme et grand capital. Ses thèses ont été pour l’essentiel confortées par les apports de l’historiographie, sauf sur quelques points qui ne les remettent pas en cause. Nous savons par exemple que l’incendie du Reichstag n’a pas été une machination des nazis, ou que ceux-ci avaient conquis le pouvoir absolu dès juin 1934. Sans doute connaissons-nous également un peu mieux le dessous des cartes échangées entre le mouvement nazi, l’État et le patronat allemands. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Hitler, les capitalistes allemands, effrayés par les discours « bolcheviques » du Führer nazi et par son programme isolationniste, ne se sont pas précipités pour financer le parti national-socialiste (NSDAP), à l’exception de quelques individualités ultraréactionnaires. Contrairement à ce qu’écrit Daniel Guérin, la plupart préféraient miser sur le DNVP, le parti de l’extrême droite monarchiste patronné par leur collègue, le magnat Hugenberg, et c’est d’ailleurs un NSDAP menacé de banqueroute qui arriva opportunément au pouvoir en janvier 1933. Ce furent principalement les petits patrons que le chef nazi promettait de protéger contre la concurrence déloyale des grandes firmes qui lui apportèrent leurs votes et leurs subsides. Bien entendu, sitôt au pouvoir, le dictateur s’empressa d’oublier ses promesses et se tourna vers le grand capital dont il avait besoin pour financer son régime et réarmer. In fine, au cours de la dictature nazie, des quatre puissances en compétition pour le contrôle du Reich – la bureaucratie d’État, l’armée, le grand patronat et le NSDAP – seul le parti nazi étendit son pouvoir, son « élite », la SS, ayant pris l’ascendant sur la bureaucratie d’État et sur le haut-commandement militaire. Le grand patronat, obligé quant à lui de se plier au dirigisme national-socialiste, avait en revanche reconquis un pouvoir absolu dans les entreprises puis créé des empires industriels et accumulé des fortunes grâce à l’économie de guerre doublée de l’exploitation des pays occupés. Son pari de collaborer sans réserve avec la dictature totalitaire lui profita. Sorti à peu près indemne de la dénazification, il reprit ses affaires sous Adenauer comme les capitalistes italiens reprenaient les leurs de l’autre côté des Alpes.

Voulant faire œuvre de pédagogue, Daniel Guérin s’applique à formuler ses analyses – particulièrement fines sur les questions économiques – dans un langage direct et accessible à tous. Le texte est vivant, étayé de multiples références, et l’on sent que l’auteur a de son sujet une connaissance qui n’est pas seulement livresque. Lorsqu’il évoque la division suicidaire des partis ouvriers allemands face au national-socialisme ou l’attraction du discours nazi sur de jeunes idéalistes déçus par la gauche, il sait de quoi il parle, lui qui a parcouru l’Allemagne à vélo à la veille du « coup de tonnerre » de janvier 1933. Et quand il insiste sur l’importance du « mouvement plébéien » à la base du parti nazi, c’est qu’il a assisté aux meetings des prolétaires de la SA réclamant une « seconde révolution » au lendemain de la prise de pouvoir.
Cette nouvelle réédition proposée par Libertalia est à la hauteur du texte qu’elle veut servir : la mise en page est aérée, l’appareil de notes rédigé au cordeau et le glossaire bienvenu. L’essai de Daniel Guérin est encadré d’une préface datant de 1954 et d’une postface écrite en 1938 par le journaliste et écrivain américain Dwight Macdonald, l’un des rares à avoir saisi à l’époque toute la portée de cet ouvrage.

François Roux