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vendredi 25 octobre 2019 :: Permalien
Article paru dans Libération, le mercredi 23 octobre 2019.
Après avoir participé à presque tous les partis de gauche, Corinne Morel Darleux est une déçue de l’action partisane, qui n’est plus adaptée, selon elle. Elle se sent désormais à une place plus juste dans les mouvements d’action plus radicale et concrète, dans la désobéissance civique.
Dans son livre au titre sombre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia), elle défend, face à la catastrophe écologique, le recours à l’action directe, couplée à une éthique personnelle de résistance et de décroissance. Corinne Morel Darleux a pourtant écumé les partis et accumulé les responsabilités politiques. Mais de cette action institutionnelle, elle tire un constat d’échec. Après avoir tenté d’entraîner, via le mouvement Utopia, le Parti socialiste (PS) vers l’écologie radicale, elle a cofondé en 2008 le Parti de gauche (PG), puis travaillé à ancrer dans l’écosocialisme le Front de gauche, puis La France insoumise (LFI). L’an dernier, cette Drômoise d’adoption a quitté la direction du PG et LFI. Si elle reste élue d’opposition au conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes où elle siège depuis 2010, elle se consacre au militantisme de terrain, du soutien des solidaires de la frontière franco-italienne à celui des écologistes du Rojava, la zone kurde en Syrie, en passant par Extinction Rebellion, dont elle est une « compagne de route ».
Vous avez perdu toute foi en l’efficacité de l’action partisane ?
J’ai consacré dix ans de ma vie aux responsabilités politiques, sur la base de l’idée de la révolution par les urnes. Le bilan est plus qu’en demi-teinte. Dans un parti, on consacre une énergie immense au processus électoral, aux rapports de force et d’ego, à la recherche de visibilité médiatique, énergie qui ne va pas à l’action directe. Être dans un groupe d’élus d’opposition face à Laurent Wauquiez, c’est nécessaire, mais cela ne permet pas de changer concrètement la vie des gens ni de ralentir la disparition du vivant. L’urgence écologique s’accélérant, j’éprouve le besoin de modes d’action plus directement utiles et efficaces, moins dépendants des règles du jeu fixées par nos adversaires. Nous sommes dans un jeu de dupes où les pouvoirs économiques, politiques et médiatiques sont tels qu’ils empêchent la sincérité du scrutin. Je me sens à une place plus juste dans les mouvements d’action plus radicale et concrète, dans la désobéissance civique.
Le débat sur l’écologie est pourtant plus présent que jamais dans les partis, les institutions.
La grande difficulté reste la sincérité des discours et la mise en cohérence avec les actes. Le compte n’y est pas, au gouvernement comme dans la plupart des partis. Il y a un hiatus entre le consensus affiché sur la gravité et l’urgence de la situation et le fait qu’on ne remplace pas les anciennes grilles de lecture. J’ai le sentiment d’un rétrécissement de la pensée politique et du débat public, qui est le reflet d’un dévissage culturel généralisé dans la société. Le bouillonnement intellectuel et politique des premières années du PG s’est ainsi étiolé au profit du commentaire d’actualité, des polémiques au sein de LFI. On a délaissé le débat de fond et le projet. L’abandon de l’écosocialisme a été une erreur. Aujourd’hui, je retrouve ce bouillonnement dans d’autres espaces.
Comme chez Extinction Rebellion (XR) ?
XR a répondu à un vrai besoin, face à la désaffection pour les formes d’engagement traditionnelles, partis et syndicats, face à l’inquiétude, voire l’anxiété, par rapport au climat et la biodiversité, face au constat d’impuissance des acteurs étatiques et économiques. XR est arrivé après la démission de Hulot et les grandes marches pour le climat. Aujourd’hui, les pétitions ne suffisent plus, il faut passer à l’action sans déléguer ce soin à d’autres, en montant d’un cran : nous n’avons que très peu d’années pour essayer d’infléchir les pires scénarios du Giec. L’une des idées centrales de XR, c’est « Hope dies, action begins » (« l’espoir meurt, l’action peut commencer »). Il faut assumer une certaine gravité dans le discours, dans la symbolique, et arrêter avec la volonté de toujours positiver, de ne pas faire peur : c’est totalement lunaire par rapport à ce qui est en train de se passer.
XR est-il l’extension du mouvement des ZAD ?
Sans Notre-Dame-des-Landes, qui a ouvert le champ des possibles, je ne sais pas s’il y aurait eu XR. Nos références doivent aussi être le Larzac, les faucheurs d’OGM, l’âge d’or des antinucléaires et les grands mouvements de désobéissance civique, lutte anti-apartheid, « marche du sel » de Gandhi, refus de la ségrégation aux États-Unis, et aujourd’hui le Rojava… La solidarité avec les mouvements récents des gilets jaunes et des quartiers populaires doit se faire partout. Il faut politiser une population de sensibilité écologiste qu’on n’avait pas l’habitude de voir militer en réinventant les lieux, l’organisation et la forme des luttes.
XR est trop radical pour les uns, raillé par une partie de la gauche militante…
On est toujours le Bisounours ou le black bloc de quelqu’un ! Les procès en radicalité me désolent souvent, il y a beaucoup de postures et de confusion entre la radicalité et le radicalisme, sa version sectaire. La radicalité, c’est l’attitude de ceux qui font, qui construisent… ou détruisent d’ailleurs : face à la disparition du vivant, certaines formes d’action légitimes passent par la destruction d’infrastructures matérielles. La limite aussi bien de XR que de certains gilets jaunes, c’est le recours trop régulier à des actions symboliques et à des revendications tournées vers le gouvernement. Il nous faut repenser cette culture du rapport de force qui a construit la gauche ouvrière mais n’est plus adaptée. On a passé des années à tenter d’être le plus nombreux possible au même endroit, sur le même mot d’ordre. Cela nous a coûté très cher, on est trop souvent sortis fâchés de cette recherche d’unité. Il faut passer à une forme d’acupuncture politique : appuyer à plein d’endroits, chacun avec ses modes d’action, sans forcément être des millions, mais avec des actions portant en elles leur propre efficacité.
C’est ce que vous appelez « l’archipélisation des luttes » ?
On doit passer d’une vision continentale, où on essaye de faire continent tous ensemble, à une « archipélisation » – j’emprunte le terme à Édouard Glissant – de ces îlots de résistance émergents, sans essayer de se convaincre de tous faire la même chose. On n’a pas tous le même tempérament, les mêmes possibilités de se confronter à la répression policière et judiciaire, on doit respecter la diversité des tactiques, mais avec une stratégie coordonnée et des objectifs communs. Si certains ont analysé cette archipélisation, comme le collectif Deep Green Resistance, je ne crois pas qu’on ait théorisé cette convergence internationale d’actions aussi différentes, qui n’est ni un mouvement insurrectionnel mené par une élite ni un mouvement spontané.
Archipélisation ne rime-t-elle pas avec dispersion ?
Entre les débats publics, les AG, les tribunes, les nouveaux collectifs, les médias alternatifs, on a un foisonnement qui amène une convergence de vue et d’action, sans qu’il ait un émetteur qui donne la « ligne », et une homogénéisation de l’analyse autour de l’anticapitalisme. C’est l’idée que nous défendions déjà avec l’écosocialisme ! Cette synthèse, qui doit beaucoup à Ivan Illich, André Gorz, Élisée Reclus ou Walter Benjamin, me paraît de plus en plus pertinente, sur la base de ces deux constats : l’écologie est incompatible avec le capitalisme, les questions sociales et écologiques sont indissociables. Je suis cependant profondément pessimiste, ou plutôt parfaitement lucide : nous n’avons aucun signe que la situation s’améliore et j’ai une vraie interrogation sur la pertinence qu’il peut y avoir aujourd’hui à tenter de construire des mouvements de masse.
Le phénomène Greta Thunberg reste-t-il vain ?
Greta est dans l’archipel, en représentante de la jeunesse qui réclame un futur. Je ne crois pas qu’on sauvera la planète par des prises de parole, ni que l’ONU arrêtera le bouleversement en cours, mais la jeunesse dans la rue et les grèves scolaires, cela va dans le bon sens si l’objectif est d’alerter les opinions et de faire entrer dans l’action militante les jeunes… et leurs parents. Les petits pas sont aussi parfois des premiers pas !
Ce cheminement vers l’action est au cœur de votre livre, via trois règles de vie : refuser de parvenir, cesser de nuire, cultiver la dignité du présent.
Ce triptyque part de Bernard Moitessier, navigateur en passe de remporter un tour du monde en solitaire en 1969, qui décide d’abandonner la course, de changer de cap par refus de la société d’ultraconsommation, et file dans le Pacifique militer contre les essais nucléaires et le béton. Ce « refus de parvenir », je l’ai redécouvert dans son livre La Longue Route ; la charge subversive de cette idée est plus actuelle que jamais. Refuser un poste, faire un pas de côté, sortir de la consommation à outrance, c’est une manière d’affirmer que cette société ne nous convient pas. On peut se réapproprier ainsi un petit morceau de sa souveraineté d’individu libre, quelles que soient les marges de manœuvre matérielles dont on dispose. C’est totalement lié au cesser de nuire, c’est un choix, subversif car dissident, que chacun peut reprendre à son échelle.
Le cesser de nuire passe par un changement de notre rapport à la nature ?
Nous avons perdu la bataille culturelle contre le consumérisme : les dégâts sociaux et environnementaux pour partie irréversibles de ce modèle sont largement démontrés, et pourtant rien ne change. On doit aller vers une décroissance matérielle, sortir de notre anthropocentrisme suicidaire ! La ZAD et les nouveaux mouvements lient la question du climat et de la biodiversité, en clamant « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend ». C’est le slogan du siècle. Tout y est, y compris le « nous » de la lutte collective.
Et la « dignité du présent », qui donne son titre à votre livre ?
Plus les victoires futures sont hypothétiques, plus on a besoin de s’abreuver à d’autres sources de l’engagement. Il est des combats qu’on mène non pas parce qu’on est sûr de les gagner, mais simplement parce qu’ils sont justes ; c’est toute la beauté de l’engagement politique. Il faut remettre la dignité du présent au cœur de l’engagement : rester debout, digne, ne pas renoncer à la lutte. Il y a toujours des choses à sauver ! C’est une question d’élégance, de loyauté, de courage, valeurs hélas un peu désuètes. Il s’agit d’avoir des comportements individuels en accord avec notre projet collectif, comme l’a formulé l’anarchiste Emma Goldman (1869-1940). On peut marier radicalité du fond et aménité de la forme, action radicale et élégance. Je plaide pour le retour du panache !
Propos recueillis par François Carrel.
mardi 15 octobre 2019 :: Permalien
Rencontre avec Véronique Decker dans l’émission Des vies françaises du 5 octobre 2019 sur France Inter.
« Véronique Decker a été enseignante en Seine-Saint-Denis pendant plus de trente ans et directrice de l’école primaire Marie-Curie, à Bobigny, pendant vingt-cinq ans. Une enseignante de combat, qui n’a pas la langue dans sa poche. Une semaine après le suicide d’une directrice d’école à Pantin, elle raconte ses luttes. »
mercredi 9 octobre 2019 :: Permalien
Tribune de Véronique Decker parue dans Le Monde, 9 octobre 2019.
Après la récente polémique provoquée par une affiche de la FCPE montrant une mère voilée, Véronique Decker, ancienne directrice d’école, estime que l’on devrait remercier ces femmes pour leur présence lors de sorties scolaires, plutôt que de les stigmatiser.
La Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) a édité, en septembre, une affiche défendant le droit des mères voilées d’accompagner les sorties scolaires. Alors que la polémique prend de l’ampleur, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, finit par employer un adjectif fatal à propos de cette affiche : « regrettable ».
Mais voilà, la laïcité n’a pas à être ouverte ou fermée, stricte ou molle. La laïcité est un accord qui doit être recréé à chaque génération, pour permettre à des gens ayant différents impératifs laïques ou religieux de partager un espace commun. Il y a un siècle, certaines communes avaient interdit aux curés de porter la soutane, d’autres faisaient fermer les écoles publiques le jour de la procession du saint qui protégeait l’église, les écoles et collèges permettaient de manquer l’école pour les jours de retraite de communion, sans compter l’Alsace-Moselle, qui conserve encore aujourd’hui un statut différent du reste de l’Hexagone, et les Comores ou la Guyane, dans lesquelles les valeurs de la République ont été si largement adaptées à la réalité locale qu’on y a négligé de construire suffisamment d’écoles pour scolariser tous les enfants…
Rancœur ordinaire
Quoi qu’on puisse penser du fait de porter un voile sur les cheveux, la laïcité a défini, en 2004, des règles qui s’imposent aux fonctionnaires et aux élèves, mais ne s’appliquent pas aux parents, qu’ils soient délégués des parents ou accompagnateurs des sorties. Il a fallu plusieurs actions judiciaires pour que le Conseil d’État acte ce fait. Néanmoins, cette question resurgit encore, surtout dans les périodes électorales.
Chaque parti se demande s’il fera du « chiffre » en créant du malaise islamophobe, alors que le simple bon sens permet de voir que le XXe siècle est terminé et qu’une communauté importante de musulmans partage le territoire français. Certains sont étrangers, mais la majorité est de nationalité française et souvent née de parents français, et envoie dans les écoles des enfants français nés en France de parents français eux-mêmes nés en France.
Il reste des gens pour le regretter, sans aucun doute. Mais les incroyants, les juifs, les catholiques, les athées, les protestants, les bouddhistes, les musulmans et toutes les autres minorités qui vivent en France sont dans l’obligation de vivre ensemble et de s’accorder sur les règles d’usage de l’alimentation, de la construction des lieux de prière, de l’habillement, des pratiques des fêtes et de l’organisation de l’école, car un des rôles de l’école publique est justement de permettre aux enfants de toutes origines, de toutes confessions de se rencontrer et aux parents de se fréquenter. Lorsque le ministre décide que c’est « regrettable », que regrette-t-il ? Le bon temps des ouvriers des foyers Sonacotra qui laissaient leurs familles dans les pays d’origine pour trimer ici loin d’elles ?
La FCPE s’est battue pour que tous les parents puissent accompagner les sorties, habillés tels qu’ils sont, et ils ont eu gain de cause. Les musulmans ont le droit au même respect que les autres parents. Et pourtant, en sous-main, il reste des gens dans l’Éducation nationale pour affirmer aux directeurs d’école que « c’est eux qui choisissent et que s’ils veulent éliminer les parents portant des signes religieux, il leur suffit de privilégier les autres ». Donc la FCPE a raison de faire campagne à ce sujet, car il reste des écoles où le respect n’est pas de mise.
Rien n’est plus important que le respect pour construire la laïcité. Lorsqu’un groupe se sent humilié, la rancœur ordinaire devient le terreau de toutes les agressivités.
Alors, bien sûr, toutes les femmes musulmanes ne portent pas le voile. Un bon nombre d’entre elles travaillent dans les écoles, les collèges et les lycées dans tous les métiers de l’éducation, sans compter le reste de la fonction publique. Mais d’autres le portent. Et elles en ont le droit, car toutes les femmes ont ici le droit de s’habiller comme elles veulent.
Polémique stérile
Ce qui m’agace considérablement, c’est que le ministre alimente cette polémique stérile. Car tout le monde sait qu’aucune décision ne sera prise, vu que des mamans disponibles et dévouées pour accompagner les sorties, il n’y en a pas tant que cela et encore moins de papas.
Les rares parents accompagnateurs bénévoles sont choyés dans la plupart des écoles, et, comme pour tous les bénévoles, la seule chose que l’école publique peut leur dire est « merci ». Merci d’être avec nous pour passer toute la journée au Louvre. Merci de venir chaque mardi à la piscine. Merci d’accompagner les CP à la bibliothèque. Merci de préparer les repas froids pour la journée canoë à la base de loisirs. Non, rien ne vous oblige à enlever votre voile pour venir nous aider.
M. Blanquer va-t-il devoir en même temps conduire la nouvelle politique d’Emmanuel Macron, destinée à prendre des voix à Marine Le Pen, et instiller un peu de haine chaque jour pour faire prendre la mayonnaise, quitte à empêcher les enfants des écoles de visiter le Louvre, d’aller à la piscine ou d’aller à l’opéra ?
On est juste dans le déversement d’« éléments de langage » n’ayant plus aucun rapport avec un débat réel autour de la laïcité, qui sera forcément un débat constructif, car la laïcité est la construction commune d’un espace où nous vivrons ensemble, où nos enfants vivront ensemble et dans lequel la haine n’est jamais souhaitable. Jamais.
Véronique Decker a été directrice de l’école Marie-Curie, cité scolaire Karl-Marx, à Bobigny. Elle a notamment écrit Pour une école publique émancipatrice.
lundi 7 octobre 2019 :: Permalien
Paru dans L’Humanité (3 octobre 2019).
Depuis les marges politiques s’énonce parfois une parole d’une folle clairvoyance. L’historien Nedjib Sidi Moussa a réuni pour le présent recueil six textes diffusés entre 1963 et 2001 par l’Internationale situationniste puis par des protagonistes « post-situationnistes ». Leur point commun : l’Algérie. Signifiant central des débats entre révolutionnaires au mitan du siècle passé, ce territoire est aujourd’hui le théâtre d’un surgissement populaire arrimé à une dense expérience historique. Ces textes en donnent un stupéfiant précipité, du coup d’État de 1962 jusqu’aux insurrections contemporaines qu’ils annoncent ou saisissent avec le même tranchant, le même souffle poétique. L’un d’eux, « L’insurrection algérienne a été plus ignorée qu’incomprise », pose un regard aigu sur le « printemps noir » de 2001. Il s’ouvre sur ces mots, qu’on croirait écrit pour le « hirak » en cours : « Même si elle devait s’arrêter là, l’insurrection algérienne aurait déjà beaucoup fait : dans des conditions très dures, elle est parvenue à accomplir pour la liberté ce que n’arrivent même pas à imaginer les habitants de la démocratie marchande. »
Rosa Moussaoui
lundi 7 octobre 2019 :: Permalien
Publié sur Bibliothèque Fahrenheit 451, 20 août 2019.
Anthologie réunissant à la fois ses dimensions politiques et littéraires, proposant une approche thématique plutôt que chronologique et témoignant surtout de l’intensité de l’engagement de Louise Michel.
La transcription de son procès, suite à son implication dans la Commune de Paris, donne le ton. Non seulement elle refuse de se défendre, acceptant l’entière responsabilité de ses actes, se déclarant « complice de la Commune » puisque la révolution sociale que celle-ci voulait instaurer, est le plus cher de ses vœux, mais elle réclame sa part de plomb, comme « tout cœur qui bat pour la liberté » : « Si vous me laissez vivre, je ne cesserai de crier vengeance. » « Si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi… » (Décembre 1871)
Vingt-six ans plus tard, annonçant les célébrations de la Semaine sanglante, par la montée au mur des Fédérés, elle exprime les regrets de n’avoir pas marché sur Versailles et renoncé à tout pouvoir, à « cette idée funeste de légaliser la révolution » : « Pour être heureux vraiment / Faut plus d’gouvernement ! » (Mai 1897)
Dans son récit La Commune, publié en 1898, elle revient sur la proclamation de celle-ci, le 28 mars 1871, et la responsabilité de son échec : « C’est que le pouvoir est maudit, et c’est pour cela que je suis anarchiste. »
Elle s’oppose à l’injonction d’oubli accompagnant la loi d’amnistie en affichant une détermination vivace : « Je suis partie enthousiaste, je reviens froide, calme. Nous étions généreux, nous ne le serons plus. Vous nous avez arraché le cœur, tant mieux. Nous serons implacables ! »
« Nous ne voulons plus que les mères deviennent folles de douleur ; nous ne voulons plus que les enfants meurent, et quand viendra l’heure, je vous demanderai de frapper la première ! Vive la révolution sociale ! » (conférence du 2 novembre 1880)
Elle expose largement ses idées autant lors de ses interventions que dans ses articles : « Nous unir tous, prolétaires, bohèmes, déshérités, parias de la vie, et dans une étroite solidarité d’intérêt, déclarer une guerre implacable au capital infâme ; nous montrer sans pitié dans la lutte contre les accapareurs, les ruffians, les banquistes ; ne sont-ils pas sans entrailles et nous traitent-ils autrement que des forçats et des bêtes de somme ? » « Prenons donc pour mot d’ordre et pour point de ralliement la haine du capital, le mépris du pouvoir. » (avril 1889)
« Mais oui, sans doute, l’anarchie est la vie sociale.
Une humanité composée d’hommes ne connaissant que le droit de tous en place de la force produirait au centuple.
Jamais, dit Michelet, on ne laboura la terre comme après qu’on l’eût arrachée aux mains des seigneurs. »
« L’anarchie, c’est l’harmonie dans les groupes humains, accomplissant tous les travaux par attraction et non par force. »
« L’anarchie n’est pas le chaos où nous sommes ; elle brise les lois factices établies par la force et démolit les bastilles sans en ramasser les pierres pour en élever d’autres. »
« Dans cette nuit transitoire où râle le vieux monde, le pouvoir se frappe lui-même au cœur, comme le scorpion cerné par la flamme ; il meurt de ses propres turpitudes. » (mai 1890)
« Tout est bagne sur la terre, tout est prison. La mine, la caserne, l’atelier sont des bagnes pires, quelquefois, que ceux dans lesquels sont envoyés ceux que d’autres hommes se permettent de déclarer coupables. » (décembre 1895)
Elle défend la grève générale qui serait « la prise de possession du monde par les travailleurs », contre la grève partielle qui « a toujours été un suicide ». (Mai 1889) et ne cesse de croire à la « tempête » d’une révolution mondiale inexorable que ne saurait étouffer la répression. Jusque dans ses actes, elle prend fait et cause pour les femmes : « Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine. En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme. » Elle réclame l’émancipation par « la science et la liberté » de celles qui sont « élevées dans la niaiserie », « désarmées tout exprès pour être mieux trompées » et les considère « en état de légitime défense », « en droit de tuer leur bourreau ». Cette radicalité est constante, colère sans cesse alimentée par l’injustice. Ainsi après le massacre de Fourmies, le 10 mai 1891, elle déclare que « l’heure de la vengeance a sonné » :
« Oui, chacals, nous irons vous chercher dans vos palais ; ces antres de tous les crimes et nos poignards justiciers sauront trouver vos cœurs féroces. » « Hommes sans conscience, l’humanité entière jette son cri de désespoir. C’est pourquoi votre glas de mort va sonner ! C’est pourquoi l’arène est pleine de milliers de lutteurs ; ils y sont descendus frappés au cœur, par les imprécations de vos victimes, d’une main ils tiennent la justice, de l’autre la vengeance. »
Beaucoup de ces déclarations sont issues de rapports de police inédits, transcription de conférences :
« S’il y a des miséreux dans la société, des gens sans asile, sans vêtements et sans pain, c’est que la société dans laquelle nous vivons est mal organisée. On ne peut pas admettre qu’il y ait encore des gens qui crèvent la faim quand d’autres ont des millions à dépenser en turpitudes. C’est cette pensée qui me révolte ! »
« Les anarchistes sont généralement traités d’utopistes. Nous ne sommes pas des utopistes. N’oubliez pas que l’utopie est la réalité de demain. »
« Nous rêvons au bonheur universel, nous voulons l’humanité libre et fière, sans entrave, sans castes, sans frontières, sans religions, sans gouvernements, sans institutions. »
Chacun de ces documents est rapidement contextualisé et en annexe, quelques textes, de Victor Hugo, Jules Vallès, Paul Verlaine, entre autres, complètent ce « portrait » de Louise Michel par elle-même.
Cette anthologie s’adresse autant à ceux qui désirent découvrir une œuvre et une figure, qu’à ceux qui en sont familiers et que les textes inédits raviront. Magnifique travail d’édition !