Le blog des éditions Libertalia

La Rage contre le règne de l’argent dans CQFD

mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans CQFD (décembre 2019).

Cap sur l’utopie

« Détruisez le règne de l’argent ! Communisez ! » (John Holloway)

Catastrophe pour le vieux monde ignoble : le Holloway nouveau est arrivé. Il s’intitule éloquemment La Rage contre le règne de l’argent et est traduit en français balèzement par les éditions Libertalia comme les deux géniaux brûlots précédents de l’agitateur irlandais, Crack Capitalism, 33 thèses contre le capital et Lire la première phrase du Capital qui conviaient eux aussi à la création d’une « nouvelle grammaire » de la révolte épicée.

Brandissant l’appel à la révolution immédiate d’Étienne de La Boétie en 1574 (« Soyez résolus de ne servir plus et vous serez libres aussitôt »), John Holloway met en avant que si c’est nous qui faisons le capitalisme par notre lâche soumission à sa logique, nous pouvons tout aussi bien le défaire. Nous ne voulons plus du capitalisme ? Cessons tout de suite de le fabriquer. Comment ? En envoyant aux pelotes les vieilles stratégies de luttes avec lesquelles on part toujours perdant puisque, par exemple, un militant ne fait qu’attendre cafardeusement le Grand Soir dans un parti hiérarchisé « reproduisant lui-même ce qu’on veut détruire » (l’esprit de discipline, l’abnégation, l’adoption d’« agendas fixés par le capital »).

Finis les sacrifices et les papillons noirs ! s’écrie Holloway. C’est sur-le-champ qu’on peut niquer le capitalisme, l’autorité, le travail, l’argent, « le temps de l’horloge » en leur disant « Non ! » Chaque fois qu’on leur désobéit, qu’on retrouve un peu du pouvoir créatif enfoui au fin fond de nous, qu’on agit comme ça nous chante, qu’on construit des espaces ou des moments de rébellion éclair, qu’on prend soi-même l’initiative advienne que pourra, on fracture un tout petit peu ou beaucoup plus que ça, crac crac, les structures mêmes de la domination. C’est qu’« à mesure que nous faisons les choses d’une manière différente, contre et au-delà du travail, nous commençons à voir que le capitalisme est plein de brèches. » Des brèches, presque invisibles parfois, qui constituent la vraie « crise du système » et qu’il convient d’élargir, de multiplier, de rendre mobiles, de faire entrer en résonance et en confluence pour qu’elles nous entraînent vers un « possible changement radical », vers un « monde de nombreux mondes », comme disent les zapatistes. Les zapatistes dans un des bastions desquels, à l’université autonome de Puebla, au Mexique, John Holloway enseigne depuis 1991 l’histoire de l’insoumission.

Tout ceci n’est bien sûr que le pitch d’un trio de manifestes contre la résignation d’une prodigieuse richesse libératrice constellés d’exemples roboratifs d’occupations sauvages, de réinventions surprises, de sabotages corsés, d’expérimentations hardies, de mutineries contagieuses, de détournements inattendus, d’anti-spectacles transgressifs, d’insolences jouissives, d’ouvertures galvanisantes sur l’ailleurs.

« Le monde que nous voulons créer brise la séparation instrumentale entre la fin et les moyens : les moyens sont la fin. »

Noël Godin

L’Abolition de la prison dans Le Monde libertaire

mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Le Monde libertaire.

Les bonnes raisons de lire le dernier livre de Jacques Lesage de La Haye L’Abolition de la prison sont multiples. Il en est pourtant une que je tiens personnellement pour majeure. Elle contribue à nous déniaiser, à nous libérer des lieux communs, des idées préconçues et du lavage de cerveaux savamment organisé par celles et ceux qui s’y entendent à merveille pour gouverner les esprits. Donc, au passage, pour empêcher de réfléchir sereinement et sans a priori aux conditions de vie d’une grande partie des citoyens et, notamment, des citoyens incarcérés dans les geôles républicaines françaises, incessamment dénoncées par l’Union Européenne pour les conditions de détention qui avoisinent encore trop souvent celles que l’on rencontre le plus souvent dans des pays aux convictions humanitaires pour le moins douteuses.

Si encore la prison se montrait efficace en matière d’éradication de la délinquance et de la criminalité, nous pourrions peut-être, en fermant les yeux (au prix d’une entorse à l’humanité la plus élémentaire) lui dénicher finalement une dimension sociale favorable à la vie en collectivité. Hélas pour la collectivité et l’apaisement des conflits d’intérêt entre les individus, qui se révèlent le plus souvent à l’origine des actes délictueux, il n’en est strictement rien. Et Jacques Lesage de La Haye s’attelle avec la sagesse et l’intelligence d’un homme qui connaît ce sujet par cœur, ne serait-ce que pour avoir lui-même goûté aux cachots de la République et pour animer depuis plusieurs années une émission anti-carcérale hebdomadaires Ras les Murs tous les mercredi soir sur Radio Libertaire (89.4 FM).

Cette expérience humaine lui permet de nous éclairer avec intelligence sur les véritables raisons d’être en prison. Pas plus que les galères, la roue, le bagne, voire la guillotine, la prison n’aboutit aux effets escomptés par celles et ceux qui songent, bien au contraire, à en augmenter sempiternellement le nombre, quitte à continuer à tromper les citoyens abusés par une rhétorique répressive et illusoire, que Jacques Lesage de La Haye dénonce avec la justesse et la liberté de ton qui conviennent à de tels errements sociaux.

En fait, l’aberrante et inutile politique carcérale dénoncée avec détermination par l’auteur rappelle en de nombreux points la devise ô combien stupide (certainement concoctée par des individus tout aussi inconséquents que les tenants du tout carcéral). À savoir : « si nous voulons la paix, il faut préparer la guerre. » Résultat, nous n’avons jamais cessé de faire autant la guerre. Construisons donc de plus en plus de prisons et nous aurons de plus en plus de détenus.

À tout dire, il serait souhaitable et fructueux pour la société que les responsables de notre étrange République éprouvent au plus vite le besoin de s’inspirer de cet ouvrage salutaire à plus d’un titre.

Lisez donc ce livre. Il ne vaut pas très cher mais il vaut le coup !

Serge Livrozet

La Joie du dehors dans Le Monde libertaire

mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Le Monde libertaire (octobre 2019).

Pédagogie sociale en acte !

Le livre de Guillaume Sabin La Joie du dehors s’ouvre sur un constat : l’école est un lieu d’enfermement visant à la conformité des enfants et des adultes à venir. Lieu clos y compris pour les écoles dites alternatives où les espaces pour apprendre sont aussi fermés afin de protéger des effluves d’un monde extérieur souvent vécu comme hostile. Ainsi pédagogies traditionnelles et « nouvelles », même si l’auteur ne confond pas les intentions des unes et des autres, doivent se dérouler dans un milieu ad hoc, dans un lieu « à part » afin d’atteindre leurs objectifs. Au-delà du constat, Guillaume Sabin précise que le concept d’éducation sociale serait dû à Bernard Charlot qui en 1976 dans son livre La Mystification pédagogique en aurait défini les contours. Il s’agit d’éduquer et de s’éduquer a priori comme je l’ai pratiqué moi-même il y a quelques années dans un contexte ouvert, celui d’une « école sans lieu et sans contenu » et où toutes les rencontres matérielles et humaines deviennent source et occasion d’apprentissage. En d’autres termes, où « toutes les personnes croisées deviennent co-éducateurs et tous les espaces sociaux fréquentés des lieux possibles d’éducation » (p. 22). Mais elle remonte aussi pour une large part aux pratiques mises en place par Célestin Freinet souhaitant développer « une école de la vie » (p. 43) où les enfants eux-mêmes « décident de participer ou non, ce sont eux qui sont responsables de la gestion de leur temps » (p. 35) et qui mènent l’enquête et la quête des savoirs. Au demeurant pour la rendre possible il est essentiel, c’est le b.a.-ba pour les praticiens de la pédagogie sociale, de « connaître le territoire et ses ressources » (p. 34). La pédagogie sociale, toujours en petit groupe de 3 ou 4, vise à « rendre accessible des lieux quotidiens mais [généralement] non autorisés » (p. 70), à rencontrer et à se confronter à l’altérité afin d’en faire des occasions d’apprentissage.

Ce livre est le résultat d’un travail collectif avec le réseau des Groupes de pédagogie et d’animation sociale (GPAS) constitué en Bretagne tant en ville qu’en territoires ruraux. Il s’agit donc d’un livre décrivant des pratiques collectives réelles visant à changer le faire éducatif, de sortir des murs des écoles casernes et des programmes. Au-delà cette pédagogie s’inscrit aussi et surtout dans la compréhension du « social » et de sa transformation comme le préconisait Paolo Freire et avant lui les pédagogues libertaires. Elle incite à sortir de la logique et des impératifs de la culture « légitime » et dominante, à renoncer ou à rompre avec certains habitus, à interroger les traits culturels acquis en société sans regard critique. Plus encore elle tend à faire de tous les échanges culturels un acte de culture légitime au sens où il est produit dans un groupe humain. Cette pédagogie ancrée dans le réel social affirme et revendique donc suite à Freire que « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde ».

De fait, dans cet ouvrage d’inspiration collective, la pédagogie sociale est pensée et pratiquée comme une pratique d’éducation populaire dans un cadre périscolaire et associatif en lien, voire en complémentarité, avec les équipes pédagogiques des écoles ou des collèges. Il s’agit donc d’une éducation non-formelle. En cela, les pratiques des GPAS se distinguent de la pédagogie sociale revendiquée par d’autres courants et dans d’autres régions et dont les praticiens souhaitent réduire les liens et les contraintes liés au système traditionnel d’éducation et qui se réclament d’une école de la rue.

On peut regretter toutefois que des expérimentations aussi riches soient aussi peu connues et que pour les faire vivre les pédagogues impliqués relèvent le plus souvent de contrats aidés, donc précaires, ou de différentes formes de bénévolat (p. 26). Au reste un livre qui donne à réfléchir sur les pratiques et les effets de l’éducation formelle et traditionnelle qui ne vise qu’à conformer. Les « pédagogues de rue » (p. 119), ne se veulent ni maîtres d’école, ni animateurs, ni éducateurs et refusent toute logique programmatique et tout objectif préalablement défini, comme à toute fonction « orthopédique » ou à toute « prescription de bon comportement » (p. 119). Ils occupent simplement les espaces vacants comme opportunité d’apprentissage, ou pas, et développent des formes de spontanéisme éducatif où l’incertitude a toute sa place. Ces « passeurs émancipés » (p. 144) qui apprennent à disparaître et à laisser la parole, œuvrent à ouvrir simplement et le plus largement le champ des possibles éducatifs sans volonté de maîtriser toutes les situations d’apprentissage. Ils veillent à lâcher prise et renoncent à « la toute-puissance » (p. 155) du maître des écoles.

Reste la question du qui propose cette démarche de pédagogie sociale ? Qui prend la décision de la mettre en place ? Les adultes et/ou enfants ? Certes, il s’agit bien d’éducation non-formelle mais quelle place, quel espace d’initiative et de proposition d’activités formulés par les enfants eux-mêmes ? Constat, à relativiser toutefois, d’un pédagogue de rue qui déclare : « dans nos pratiques on apporte des savoirs mais on ne part pas des enfants » (p. 206). Le pédagogue social semble rester au centre des propositions car toujours tenu d’aller vers les « apprenants » potentiels. Ils ont pour mission d’être des catalyseurs, des déclencheurs d’initiatives productrices de savoirs de toute nature. Une interrogation demeure : qu’apprend-on dans ce contact avec la ville ou la campagne et leurs habitants ? En quoi la découverte de l’environnement et le trajet dans ces espaces sont-ils apprenants et émancipateurs ? En quoi ces savoirs sont-ils complémentaires, différents, contradictoires avec le savoir « légitime » et socialement prescrit ? L’auteur convient que les savoirs du dehors sont hétéroclites (p. 167) et construite par autour de l’expérience, qu’ils ont pour but avant tout de faire naître le goût des autres, la curiosité et « l’accès à la variété du monde social et à l’élargissement des espaces vécus (p. 192) ». Enfin, l’auteur et le collectif qu’il représente exerce un regard critique sur leurs propres pratiques et du même coup sur tous les dispositifs éducatifs qui se veulent émancipateurs. Espaces qui ont souvent une « disposition pour les certitudes » (p. 227) au même titre que les processus les plus autoritaires, savoir ce qui est bon pour l’autre. Il rappelle à dessein qu’il ne peut « y avoir d’émancipation décidée de l’extérieur [… que l’] on n’émancipe jamais, on s’émancipe [… et qu’] on ne peut s’émanciper seul » (pp. 230, 235, 236).

Sans renoncer pour autant aux savoirs fondamentaux, ces actions collectives d’éducation sociale à la marge, forme d’école buissonnière, se révèlent largement compatibles avec les aspirations et les pratiques des pédagogues libertaires qui eux aussi veillèrent toujours à multiplier les échanges, les rencontres, les lieux et les expériences comme autant d’occasion d’apprendre et de s’apprendre. Comme ils mirent tout en œuvre pour ne pas laisser l’éducation aux seules volontés et aux seules mains des professionnels de l’éducation et qu’ils militèrent toujours pour une « école » ouverte au monde.

Hugues Lenoir

Plutôt couler en beauté dans Agir par la culture

mercredi 11 décembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Agir par la culture #59, automne 2019.

« L’écosocialisme est-il un anarchisme, et d’ailleurs où est le rôle de l’État dans tout ça ? » Voilà l’une des nombreuses questions qui parsèment le petit livre de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce – Réflexions sur l’effondrement. Petit livre par l’épaisseur, certes, mais d’une extrême densité, tant il nourrit et stimule la réflexion sur la mise en œuvre d’une éthique – et d’un programme ! – écosocialistes. L’écrivaine, essayiste et élue régionale du Rassemblement (qui réunit, en Auvergne-Rhône-Alpes, Europe Écologie - Les Verts et le Parti de gauche), étaye notamment ses propos (de brillantes intuitions !) sur des textes variés et souvent littéraires, dont se dégagent Les Racines du ciel de Romain Gary (1956) et La Longue route du navigateur Bernard Moitessier (1986). Il y a 50 ans, Moitessier, alors en tête de la première course de vitesse en solitaire, décide de changer de cap et, plutôt que de rallier l’Occident, s’échappe vers les îles du Pacifique. Gary, lui, nous raconte le combat pour l’honneur et la beauté du geste d’un homme décidé à protéger les éléphants d’Afrique des massacres perpétrés par les trafiquants d’ivoire et les peuples qui, à l’instar de l’homme blanc colonisateur, saccage leur environnement naturel. D’où l’attention portée par Corinne Morel Darleux sur deux balises essentielles pour percevoir les lignes de fuite du modèle consumériste qui nous consume : le refus de parvenir ou comment résister à la pression du réussir, à la méritocratie ambiante ; et puis cette dignité du présent qui consiste « à aiguiser en soi la capacité à mener des batailles désintéressées, à dire non, et se donner la puissance de décliner une offre séduisante plutôt que d’acter le déclin de sa propre décence. » Une lecture indispensable.

Fille à pédés sur DDT 21

jeudi 28 novembre 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru sur DDT 21 (novembre 2019).

Souvenirs d’une fille dégenrée

Lola Miesseroff est née en 1947. Vers 18 ans, en plaisantant, un de ses proches la surnomme « fille à pédés », pour son goût et sa facilité à lier amitié avec des hommes qui préfèrent les hommes. Mais « la typologie de la fille à pédés est large », écrit Hélène Hazera dans sa postface. Surtout pour une fille dégenrée dès l’enfance, élevée dans ce qui a aujourd’hui pour nom « diversité » : jeunesse marseillaise, ascendance juive et arménienne, langues russe et française, éducation naturiste et libertaire, voisinage d’orientations sexuelles diverses et fluctuantes. Nos lectrices et lecteurs la connaissent par l’entretien qu’elle avait donné sur le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) pour notre série « Homo » (reprise en volume par les éditions Niet !). Le livre Filles à pédés, qui vient de paraître chez Libertalia, raconte quelques années de fureurs, de bruits, d’efforts pour vivre libre ou, du moins, sous le minimum possible de contraintes, temps de fêtes et de morts aussi. Époque pré-68, Mai 68, post-68 : un historien dirait « le long 68 ».
Lola ne mystifie ni cet ébranlement, ni la part qu’elle y a prise, mais sans lui sa vie aurait été plus pale. (Sur la période, nous recommandons vivement son Voyage en outre-gauche. Paroles de francs-tireurs des années 68, Libertalia, 2018). Des temps bien lointains. Trente-deux ans séparaient de Juin 36 les grévistes et manifestants de Mai 68 : plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis une secousse dont on méconnaît le fait central : c’était la plus grande grève générale de l’histoire.
Adolescente puis jeune femme, Lola fait l’expérience de la révolte… anarchisme, Internationale situationniste, communisme libertaire, « outre-gauche », monde du jour et souvent de la nuit, plutôt marginal mais qui ne se théorise pas comme le nouveau ferment révolutionnaire, Comités d’action, MLF, FHAR, Gouines rouges, Gazolines… on croise au passage quelques noms connus, évoqués sans que Lola les prenne trop au sérieux, sachant aussi d’ailleurs garder la même distance vis-à-vis d’elle-même. Partager des appartements, provoquer, se droguer (joint et acide, on se méfie des seringues), dériver, vivre de petits boulots et de débrouille, boire, faire l’amour et/ou baiser (parfois percevoir la différence est difficile), faire des rencontres, voyager pour connaître amies et camarades (pas à Katmandou, ce serait une désertion), rester disponible pour agir quand et comme on peut (sans verser dans le militantisme, ce « stade suprême de l’aliénation »).
On ne lira évidemment dans ce témoignage aucune glorification d’une « révolution sexuelle » qui n’a pas eu lieu (si l’expression a un sens, seule une révolution sociale le lui donnera). Certes la société a beaucoup évolué. En France, il a fallu attendre 1967 pour la légalisation de la pilule (et deux ans de plus avant de pouvoir l’acheter en pharmacie), et 1975 pour la dépénalisation de l’avortement. Depuis, mœurs et lois ont heureusement changé. En ce début de XXIe siècle, gays et lesbiennes vivent presque librement leur sexualité – du moins dans certains lieux et sous certaines limites. Pour autant, si « révolution » de la vie quotidienne il y avait eu, nos contemporains ne ressentiraient pas le besoin de s’abriter derrière une classification, comme si l’on n’était libre – ou simplement en sécurité – qu’à l’intérieur d’un espace protégé. Cinquante ans après 68, on ne critique l’identité que pour s’en trouver une. Autrefois, selon que l’on était né avec un pénis ou avec un utérus, un rôle sexuel fixe était imposé : maintenant il serait, théoriquement, possible de le choisir, d’en changer, voire de le combiner à d’autres modèles, mais une pression sociale pousse à se classer chaque fois hétéro, gay, lesbienne, bi, queer, transgenre, en questionnement, agenre… et l’on espère échapper à un code en les multipliant : LGBTQQIAAP, complété du signe « + » pour n’oublier personne. Les hétéronomé·e·s aussi ont leurs spécialisations, avec nomenclature obligée, du lithromantique au sapiosexuel. Les individus isolés ont au moins le réconfort d’appartenir à une communauté. Dans ces conditions, ce que raconte Lola Miesseroff, et que résume faute de mieux le mot « polysexualité », risque de déconcerter du simple fait qu’elle et ses ami(e)s vivaient, bien ou mal (elle n’idéalise rien), mais sans ces classifications. Le garçon attiré seulement par les filles ne se disait pas plus hétéro que celui préférant les deux sexes ne se proclamait bi, et beaucoup des personnes mentionnées dans le livre seraient aujourd’hui qualifiables de queers, sauf qu’alors elles n’en éprouvaient ni besoin ni envie, ni le temps, estimant avoir mieux à faire. Et s’il ne s’agissait que de mots ! Mais ce qui est en jeu dans cette rectification lexicale est tout autre. La fragmentation langagière révèle une division entre « sociétal » et « social », entre critique du quotidien et critique globale, entre ce sur quoi on croit pouvoir agir (mon corps, mes comportements, mes amours) et ce qui nous paraît hors de portée (le travail, la société marchande, le capitalisme). Lola et ses proches résistaient aux séparations en s’abstenant de toute affirmation et lutte séparées. C’est le plus difficile à comprendre – et à dépasser.
Le récit aborde les années 1980, le sida, puis « la transition de genre », PMA et GPA, « temps de la normalisation », quand la fluidité sexuelle devient désorientation puis codification. Pourtant, ce que nous dit Lola, c’est que la nostalgie ne sert à rien, et les regrets non plus. À nous, à d’autres, d’imaginer et de vivre la suite, aujourd’hui et demain.

G.D