Le blog des éditions Libertalia

La Critique des armes dans Le Monde des livres

jeudi 11 avril 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Le Monde des livres, 11 avril 2019.

Manifester dans la violence

Deux livres, l’un d’Éric Fournier, l’autre d’Édouard Lynch, explorent un siècle de pacification progressive, mais jamais définitive, des luttes sociales. Éclairant.

Les violences qui scandent nos samedis depuis décembre étonnent nombre de commentateurs. La construction séculaire, symétrique, de la manifestation pacifique et du maintien de l’ordre le moins violent possible semble être, en partie, remise en question. Une riche historiographie a montré comment, avec l’établissement d’un cadre démocratique sous la IIIe République, l’occupation éventuellement tumultueuse mais pacifique de la rue avait succédé au temps des révolutions, et comment le pouvoir, contraint de tolérer ces manifestations, inventa un maintien de l’ordre « républicain ». Bien des événements, depuis les années 1890-1900, nuancent ce schéma : la tendance de fond, toutefois, est bien là.
C’est pourquoi la publication concomitante de La Critique des armes, gros ouvrage d’Éric Fournier sur la place des armes dans la culture révolutionnaire de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, et du non moins épais Insurrections paysannes, d’Édouard Lynch, sur les usages de la violence dans les manifestations paysannes au XXe siècle, constitue une opportunité intéressante pour mettre en perspective les violences actuelles, dans lesquelles on peut voir resurgir des idées et des pratiques qui n’ont jamais complètement quitté l’espace des manifestations, et les réponses qui leur ont été données.
Éric Fournier, auteur de plusieurs ouvrages sur la Commune de Paris, s’intéresse à l’imaginaire et à la pratique des armes dans les mouvements socialistes et anarchistes de la fin du XIXe siècle, puis communistes jusqu’aux grèves de 1947-1948, c’est-à-dire au cours de décennies où elles sont censées avoir disparu de l’espace public. Trop simple, nous dit-il dans cette étude fondée sur l’exploitation de volumineuses archives, notamment policières, et d’innombrables publications issues des mouvements concernés.
Certes, les années qui ont suivi la Commune sont bien marquées par un adieu aux armes dans les mouvements révolutionnaires. Celles-ci, « détails foisonnants mais incertains des luttes », persistent néanmoins, à la manière du Sphinx, toujours renaissant, ou du spectre, toujours en réserve. Sphinx, à la Belle Époque, lorsque le refus de la délégation de souveraineté et du monopole de la violence par l’État, l’antimilitarisme, l’aspiration à la justice populaire contribuent à maintenir vivant, sous des formes renouvelées, le modèle du citoyen insurgé des deux premiers tiers du siècle. C’est le moment où, dans de rares grèves, quelques armes font sensation et où le journaliste Gustave Hervé exalte le « citoyen Browning » contre l’État bourgeois.
Après la Première Guerre mondiale, au temps de la naissance et de l’organisation du Parti communiste, l’usage des armes apparaît davantage comme un spectre, lorsque la rhétorique de l’insurrection reste vive mais que la discipline bureaucratique s’oppose à la prise d’armes. De fait, d’après la police, qui les surveille de près, moins de 500 militants communistes sur 9 000 possèdent une arme de poing dans l’agglomération parisienne en 1934.
Si Éric Fournier étudie surtout des potentialités de recours aux armes dans les mouvements révolutionnaires, Édouard Lynch met pour sa part en lumière une violence effective, souvent inouïe et pourtant peu remarquée, celle des manifestations paysannes entre la fin du XIXe siècle et le milieu des années 1970. Spécialiste des sociétés rurales, l’auteur propose dans Insurrections paysannes un vaste panorama du répertoire d’actions à l’œuvre dans ces rassemblements. Non seulement celui-ci comprend l’usage de la violence de manière structurelle, mais cette « action directe », exercée par des indépendants souvent (pas toujours) classés à droite plutôt que par des militants anarchistes, ne cesse de s’accroître.
Édouard Lynch décrit minutieusement les paliers successifs de cette radicalisation des moyens d’action. Ceux-ci comprennent les attaques contre les bâtiments officiels, les barrages de routes, la destruction des produits agricoles et, enfin, les atteintes aux personnes lors d’affrontement avec les forces de l’ordre ou entre producteurs agricoles. Les dégradations matérielles, parfois spectaculaires, sont très fréquentes, les morts ne sont pas si rares. Pour l’auteur, précisément, les événements de Montredon, dans l’Aude, en 1976, qui se soldent par la mort d’un viticulteur et celle d’un CRS, marquent la fin d’un cycle : ce modèle protestataire violent apparaît désormais comme une impasse.
Les deux ouvrages se croisent dans le Midi viticole, au printemps et au début de l’été 1907, lorsque s’invente la manifestation paysanne sur la voie publique et que les conscrits du 17e régiment d’infanterie mettent « crosse en l’air », faisant par ce geste un « usage révolutionnaire des armes » qu’interroge Éric Fournier. Ils se rencontrent aussi, et surtout, sur le terrain d’une histoire exigeante qui fournit des éléments de réflexion pour penser notre présent : au milieu des imprécations actuelles, on ne peut que s’en féliciter.

Pierre Karila-Cohen

Jimmy Gladiator, 1948-2019

jeudi 11 avril 2019 :: Permalien

Le compagnon Jimmy Gladiator (1948-2019) a tiré sa révérence.
Nous avions publié son roman
Éléphants de la patrie en 2008.
Riez pour lui.

L’adieu aux armes, dans Politis

jeudi 28 mars 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Article d’Éric Fournier pour Politis, 3 mars 2019.

L’adieu aux armes

L’échec de la Commune, l’insurrection la plus fortement armée du XIXe siècle, semble signer l’adieu aux armes de la constellation révolutionnaire, qui, sous la IIIe République, opterait résolument pour le bulletin de vote ou la grève générale. Ce faisant, le citoyen insurgé exerçant directement sa part de souveraineté un fusil en main – incarnation de la République démocratique et sociale depuis 1792 – serait aussi promis à l’effacement. Pourtant, les armes à feu ne disparaissent pas des luttes et des horizons. La prise d’armes cesse d’être une évidence pour se transformer en une énigme impérative, constamment réinterrogée : comment faire la révolution face à une république qui maintient implacablement l’ordre avec, en dernier recours, une armée de conscrits ? La présence des armes dans l’espace public, et partant en politique, est accentuée par une législation très libérale, garantissant peu ou prou depuis 1885 la possession et le port des armes individuelles, au nom de la mémoire de l’abolition des privilèges. Paradoxalement, si s’armer est un droit, manifester ne l’est pas. Régulièrement, l’armée fusille mortellement les cortèges en lutte, de Fourmies (1891) à Villeneuve-Saint-Georges (1908). En face, les révolutionnaires ne rendent pas les armes, appelant les soldats à mettre crosse en l’air, à l’égal des communards sur la butte Montmartre ; exhortant à l’autodéfense « à armes égales » face aux « assommeurs » de la police de Clemenceau. Surgit alors, dans les colonnes de La Guerre sociale, le « citoyen Browning ». Cette figure fantasque, hybridant l’homme et son arme, souligne à quel point cet artefact reste un objet subversif et souverain capable de faire le révolutionnaire. Telle est l’histoire des mutins du 17e de ligne en 1907, accomplissant, lors d’une rébellion en armes de 24 heures, les plus fortes attentes antimilitaristes, alors que presque aucun d’entre eux n’avait une expérience militante préalable.
Au-delà de l’autodéfense, l’adieu à l’insurrection lui-même est tardif, incertain, heurté – « bulletin de vote ou fusil, peu importe », affirment par exemple les guesdistes à l’orée du XXe siècle. Il faut attendre les années 1910 pour voir décroître significativement le poids des armes au sein des mouvements révolutionnaires, entre l’insurrection qui s’en va et le développement des « hommes de confiance » – le service d’ordre de la SFIO – qui se révèle plus efficace que le « citoyen Browning » pour tenir la police à distance. Ce premier service d’ordre moderne souligne l’entrée dans « l’ère des organisations » et son exigence de discipline militante. Ce faisant, une certaine idée libertaire du citoyen combattant s’efface, et avec elle un pan de la mémoire vive de la Sociale.
Durant l’entre-deux-guerres, l’essor du communisme parachève cette rupture. Certes, « l’insurrection armée » léniniste selon le modèle de la révolution d’Octobre devient l’horizon impératif du PCF, tandis que la riposte antifasciste pose la question de l’autodéfense armée, particulièrement après le 6 février 1934. Perpétuellement invoquées, les armes peinent cependant à se matérialiser dans l’action. Hors quelques événements comme la fusillade de la rue Damrémont en 1925 face aux nationalistes ou encore les affrontements du 9 février 1934 contre la police – les plus intenses échanges de tirs à Paris depuis la Commune – les armes sont en retrait, tant elles restent des objets indisciplinants à même de tourmenter la stricte discipline d’un PCF bolchevisé. De surcroît, la législation se durcit, rendant de plus en plus pénalement risqué la possession et la prise d’armes, pour le porteur comme pour l’organisation. En 1939, les décrets Daladier, rompant avec le plus que séculaire héritage révolutionnaire, procèdent à une inversion de la norme, socle de notre législation actuelle : être en arme devient l’exception et non un droit. La charge souveraine de l’arme ne se relève pas de ce bannissement de l’espace public. Mais des années 1880 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les armes en lutte sociale ont porté la capacité d’agir, la souveraineté politique et le chaos – le propre des brèches révolutionnaires.

Éric Fournier

Entretien avec Éric Fournier sur le site des Inrocks

lundi 25 mars 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Éric Fournier publié le 25 mars 2019 sur le site des Inrockuptibles.

« Ce ne sont pas les ultras qui ne désarment pas, c’est l’État. »

Pour justifier la férocité de l’arsenal répressif mobilisé contre les Gilets jaunes, le gouvernement brandit le risque d’émeutes insurrectionnelles. Pourtant, il y a bien longtemps que les révolutionnaires ont fait leur adieu aux armes, comme l’explique l’historien Éric Fournier, auteur de La Critique des armes (éd. Libertalia).

En faisant appel aux troupes militaires de l’opération Sentinelle dans la stratégie de maintien de l’ordre (en renfort des forces de l’ordre pour sécuriser certains endroits de la capitale), le gouvernement a renoué avec une logique datant du XIXe siècle. À croire que le spectre des insurrections armées qui ont secoué la France au siècle des révolutions hante encore les partisans d’une République d’ordre. Les services de renseignement surveillent d’ailleurs attentivement ces radicaux « qui ont recours à la violence pour tenter de faire prévaloir leurs idées extrêmes ». Pourtant, selon l’historien Éric Fournier, auteur d’un livre sur le rapport des révolutionnaires français aux armes, dès l’après-guerre celles-ci deviennent des « objets neutres, sinon suspects » aux yeux des insurrectionnalistes. Il revient pour nous sur cet adieu aux armes progressif et non-linéaire sur la longue durée, avant d’aborder l’histoire immédiate.

Après l’insurrection de la Commune de Paris en 1871, achevée par la Semaine sanglante, la République devait « domestiquer la violence » révolutionnaire. Y est-elle parvenue ?
Éric Fournier. Cette République libérale, qui entend maintenir l’ordre sans faillir avec, en dernier recours, une armée de conscrits n’a pas subi de 1872 à 1939 d’insurrections comparables à 1830, 1848, ou 1871 ; les fusillades meurtrières opérées par la troupe sur les « champs de grèves » rappelant régulièrement la fermeté du régime face au mouvement social. Pourtant, si la révolution en armes cesse d’être une évidence, elle ne disparaît pas immédiatement après la Commune des horizons militants.
L’adieu à l’insurrection est tardif – pas avant les années 1890 – régulièrement interrogé et incertain. Il faut attendre les années 1910 pour voir l’insurrection délégitimée au profit de la grève générale ou du bulletin de vote. Mais, en histoire, rien n’est linéaire et durant l’entre-deux-guerres, « l’insurrection armée » léniniste devient l’horizon impératif des communistes jusqu’au Front populaire. Globalement, après 1871, l’adieu à l’insurrection n’est jamais un adieu aux armes. Celles-ci, des armes de poing principalement, restent présentes dans les discours et, furtivement, dans les actes de ceux qui contestent frontalement le monopole de la violence étatique et entendent se défendre eux-mêmes face à la police.

On a l’impression qu’au XIXe siècle, l’arme faisait le révolutionnaire : le fusil brandit par le citoyen-combattant était chargé de sens, c’était le seul moyen de parvenir à la révolution, d’affirmer sa souveraineté. À partir de quand le rapport aux armes s’est-il inversé ?
Exactement, jusqu’à la Commune incluse, la prise d’armes populaire collective, notamment au sein de la Garde nationale (une milice citoyenne élisant ses chefs), est vécue comme l’exercice de sa part de souveraineté, le plus directement possible, un fusil en main. Cette citoyenneté pleinement vécue fait écho à l’idéal de la République sociale, celle de 1792 ou de 1871. Ainsi, des hommes sans expériences politiques sont devenus d’intraitables révolutionnaires par le truchement de la prise d’armes, où se mêle lutte pour la souveraineté et exercice immédiat de cette souveraineté.
Sous la IIIe République, militer arme au poing, même sans faire feu, entretient en mode mineur la mémoire vive du citoyen insurgé de la Sociale. En ce sens, malgré l’absence d’insurrections et de barricades, la Commune n’est pas morte. Ceci est facilité par une législation très libérale en matière de détention et de port d’armes, peu ou prou comparable à la situation américaine actuelle, assumée par un régime qui entend être fidèle ici à un héritage révolutionnaire. Cette légitime présence de l’arme dans l’espace public, garantie par la loi de 1885, crée une situation surprenante : le droit à l’arme existe, mais pas celui de manifester. Certains entendent alors « conquérir ce droit élémentaire revolver au poing », comme l’affirme La Guerre sociale en 1908.
Le changement s’opère vers 1910. Les nouveaux codes d’une masculinité apaisée s’accordent mal avec la prise d’armes. Manifester revolver au poing ne protège presque jamais les cortèges de la répression meurtrière (au contraire). Enfin, le premier service d’ordre moderne, les « hommes de confiance » de la SFIO, se révèle bien plus efficace pour s’imposer face aux autorités. Ce point est fondamental : l’entrée dans « l’ère des organisations » de masse exige une discipline militante. Ce faisant, une certaine idée libertaire du citoyen combattant s’efface, et avec elle un pan de la mémoire vive de la Sociale, dont la prise d’armes faisait partie.
Après la Grande Guerre, le communisme porte au plus haut cette exigence de discipline militante, incompatible avec la prise d’arme spontanée. Surtout, la loi se durcit progressivement, jusqu’aux décrets Daladier de 1939 qui procèdent à une inversion de la norme, socle de notre législation actuelle : être en arme, ou en posséder, devient l’exception et non un droit. La charge souveraine de l’arme ne se relève pas de ce bannissement de l’espace public.

La théorisation de la grève générale comme voie pacifiste et légaliste de la révolution a-t-elle rendu les armes complètement archaïques ? Ont-elles commencé à être stigmatisées par les révolutionnaires comme des objets potentiellement aliénants ?
Pelloutier théorise vers 1890 la grève générale comme une révolution des « bras croisés », prônant la sécession et l’esquive face à la violence d’État. Mais, très rapidement, les « grèves-généralistes » nuancent ce strict pacifisme, estimant nécessaire l’autodéfense armée face aux briseurs de grève, et, surtout, lorsque le gouvernement fera appel à l’armée. Rallier les conscrits sera indispensable à la victoire. Il faudra les appeler à mettre la crosse en l’air, à l’égal des communards le 18 mars 1871. L’espérance de la crosse en l’air, entre fraternisation et arme retournée contre les officiers, est le premier rapport aux armes propre à toute la constellation révolutionnaire. Ainsi maniée, l’arme du soldat peut devenir un « fusil révolutionnaire » ou un « fusil libérateur ». De plus, vers 1910 surgit la figure fantasque du « citoyen Browning » [du nom d’un fabricant d’armes à feu, ndlr], construction imaginaire hybridant l’homme et son arme, qui souligne à quel point cet artefact reste un objet subversif et souverain capable de faire le révolutionnaire. Tout change après-guerre. L’arme devient un objet neutre, sinon suspect. Entretenir une fascination pour l’arme, ou faire corps avec elle, est considérée comme une dérive fasciste.

En 1931 paraît L’Insurrection armée, un « encombrant manuel au destin compliqué », écrivez-vous. Quelle position particulière occupe-t-il dans le rapport aux armes des révolutionnaires ?
Ce manuel rédigé en URSS à l’apogée de la ligne « classe contre classe » est l’un des rares écrits communistes à s’intéresser précisément à la matérialité des armes de l’insurrection : modèles, munitions, distributions et usages. La gêne ressentie par les communistes français souligne à quel point les armes sont encombrantes. Pour paraphraser Marx, elles sont comme un spectre qui hante le communisme hexagonal. Perpétuellement invoquées au nom de « l’insurrection armée », elles peinent à se matérialiser dans l’action, et lorsqu’elles surgissent, souvent dans l’autodéfense antifasciste, elles sont immédiatement délégitimées, tant les armes apparaissent comme des objets indisciplinants, tourmentant la stricte discipline exigée par le Parti. Ainsi en 1925, Le Militant rouge, martèle : « Le prolétariat français doit-il s’armer maintenant ? Tout vrai marxiste répondra indubitablement non ! »

On associe souvent l’idée de violence politique et d’usage des armes à la constellation anarchiste. Est-ce une idée reçue, ou les anarchistes sont-ils vraiment les derniers révolutionnaires à avoir un rapport décomplexé aux armes ?
Avant 1914, les anarchistes sont effectivement les seuls à prôner l’attentat et l’assassinat politique et sont les plus prompts à brandir des revolvers face à la police. Mais les partisans de la « propagande par le fait » ont toujours été minoritaires au sein d’une constellation libertaire qui se rallie plutôt à la grève générale. Par ailleurs, la fascination pour la dynamite et autres armes de destruction massive n’est pas l’apanage des attentateurs anarchistes. Depuis la Commune, on rêve à des armes terribles rendant la guerre impossible, tandis que des syndicalistes révolutionnaires et quelques socialistes insurrectionnalistes vantent un usage maitrisé de la dynamite, pour le sabotage, et se retrouvent aux cotés des anarchistes dans des manifestations armées. Durant l’entre-deux-guerres, ce sont les communistes qui appellent aux armes, avec les ambiguïtés que j’ai évoquées, alors que les anarchistes se sont ralliés à un pacifisme total et désarmé, au moins jusqu’à la guerre d’Espagne.

Dans le moment de conflictualité sociale intense que nous vivons, le spectre de l’insurrection semble planer de nouveau sur les Champs-Élysées, au point que le pouvoir fait appel aux militaires de Sentinelle. On lit dans certains articles que « les ultras ne désarment pas ». Ces considérations angoissées relèvent-elles du fantasme ou sont-elles justifiées ?
En 1948, lors du dernier déploiement de l’armée face aux grévistes en métropole, à hauteur d’armes, le mouvement social s’arrête précisément au seuil de l’insurrection armée. Des compagnies entières de CRS sont caillassées, tabassées et intégralement désarmées à Alès ou Montceau-les-Mines ; d’anciens résistants tirent au pistolet contre les forces de l’ordre à Saint-Etienne, mais, hors quelques armes de poing, on ne ressort pas les pistolets-mitrailleurs du maquis. Du côté de l’ordre en revanche, on déploie des dispositifs militaires contre-insurrectionels énormes, incluant des blindés. En 1948 comme aujourd’hui, ce ne sont pas les ultras qui ne désarment pas. C’est l’État.
En matière de « désarmement », un des incidents du 1er décembre – la prise d’un fusil d’assaut HK G36 à un équipage policier au terme d’un très violent corps-à-corps – fait écho à une histoire longue mais aujourd’hui oubliée du mouvement social : le désarmement violent des forces de l’ordre est un mot d’ordre central dans la constellation révolutionnaire, portée notamment par les communistes des années 1930. Être prêt à arracher leurs armes aux policiers ou aux soldats est alors un signe de détermination révolutionnaire.
Mais, insistons, ce qui est angoissant est essentiellement de déployer l’armée face au mouvement social. C’est d’autant plus dangereux que, pour la première fois depuis la Commune, c’est une armée de métier qui serait utilisée, moins susceptible de fraterniser que des conscrits effectuant bon gré mal gré leur service militaire. Des mutineries fraternisantes, comme celle emblématiques des hommes du 17e en 1907, sont de ce fait moins probables.

À l’heure des résurgences des groupuscules d’extrême droite et de l’accentuation des violences policières, le mot d’ordre d’« autodéfense populaire » semble connaître un regain d’intérêt. La question centrale de votre livre – « peut-on se penser comme révolutionnaire et désarmé ? » travaille-t-elle encore les milieux révolutionnaires aujourd’hui ?
Si on parle d’armes à feu, et non d’armes par destination, je n’ai repéré aucun signe tangible de volonté d’armement du mouvement social, y compris dans ses franges insurrectionnalistes. La législation très restrictive, l’illégitimité absolue de l’arme dans l’espace public (ce qui ne peut plus faire d’elle un objet souverain), et la mémoire critique de l’échec des luttes armées des « années de plomb » font que la fascination pour les armes, sans même parler d’armements effectifs, semble marginale. J’espère vivement ne pas me tromper.
Mais l’accélération des événements est inquiétante. Sous la IIIe République, comme aujourd’hui, services d’ordre et groupes d’autodéfense populaire réagissent aux pratiques et aux dispositifs policiers. Or, si on se concentre sur le maintien de l’ordre républicain actuel, entre le droit de manifester qui est durement éprouvé mais que le mouvement social entend à bon droit exercer, et les angoissantes rodomontades d’un Castaner qui, à mots couverts, déclare assumer par avance de possibles tirs policiers contre des manifestants, on ne peut être qu’indigné et vigilant.

Propos recueillis par Mathieu Dejean

Jacques Roux, le curé rouge dans Annales historiques de la Révolution française

lundi 25 mars 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Annales historiques de la Révolution française, n° 395, janvier-mars 2019.

En 1967 paraissait à Berlin-Est un ouvrage du professeur Walter Markov sous le titre Die Freiheiten des Priesters Roux, soit Les Libertés du prêtre Roux. Un demi-siècle plus tard, une réédition de cet ouvrage, pionnier en son temps, est proposée par un groupe d’historiens de la Société des études robespierristes. La traduction a été assurée par Stéphanie Roza, spécialiste de la littérature utopique au siècle des Lumières. L’appareil critique est réalisé par Claude Guillon, bien connu pour ses travaux sur les Enragé·e·s, et Jean-Numa Ducange, fin connaisseur de l’historiographie marxiste de la Révolution française. Une postface de Mathias Middell donne tout son sens à cette publication, car, en 1967, « les circonstances n’étaient pas non plus favorables à une bonne réception internationale » (p. 464). Il s’agit bien d’un événement éditorial, qui permet de s’interroger sur l’importance de l’ouvrage de Markov en son temps – la fin des années 1960 –, et sur les décalages qui se sont manifestés en cinquante ans, dans la perception des problèmes de la Révolution en général et de Jacques Roux en particulier. Un cd-rom précieux, joint à l’ouvrage, fournit des compléments indispensables à la connaissance des recherches de Walter Markov et à leur actualisation historiographique, suite à un « long travail de reconstitution » (p. 17). Une telle « entreprise » peut-elle faire de ce livre un « classique de l’histoire révolutionnaire » ?

L’ouvrage proprement dit comprend huit chapitres, de « La patrie du régicide » à « La mort pour compagne ». La principale originalité de l’ensemble est la mise en perspective des analyses de Walter Markov avec les textes de Jacques Roux figurant dans l’ouvrage complémentaire Scripta et Acta, qui recense l’intégralité de ses textes et discours. Il est possible ainsi de suivre en parallèle, une biographie solide croisant les documents disponibles, le tout agrémenté de notes présentant les personnages cités et des repères actualisés. Nous pouvons dès lors nous interroger sur les conditions de la réception de l’ouvrage aujourd’hui.

Walter Markov prend soin, dans chaque chapitre, de mettre les éléments de la vie de Jacques Roux en relation avec les événements nationaux contemporains. D’un côté, il colle aux documents précis dont il fait l’exégèse et l’étude critique. De l’autre, il élargit à des considérations générales, littéraires et historiques, qui peuvent surprendre dans une biographie classique. Dans le chapitre 1, « La patrie du régicide », prenons l’assassinat du chanoine Mioulle, le 18 juillet 1778, dans lequel Roux est inculpé et arrêté, en compagnie d’autres jeunes « frondeurs ». Markov livre tous les éléments de l’affaire, sans indulgence, ni pour Roux, ni pour les interprétations rétrospectives du fait divers par les historiens. Il tente alors de situer l’itinéraire de l’« agitateur » dans un « rapide panorama de l’Ancien Régime » en France et dans l’Angoumois. Cette méthode se retrouve dans tous les chapitres de son livre. Dans le chapitre 2, « Les chemins de la Révolution mènent à Paris », le vicaire de Saint-Thomas-du Conac commente la Grande peur dans le diocèse de Saintes dans un sermon, Le Triomphe des braves Parisiens sur les ennemis du bien public. L’analyse est remarquable. Mais il montre aussi le rejet du curé Roux par le haut clergé de Saintes, qui l’empêche de devenir le leader d’une « république au village », comme d’autres curés rouges, avant son départ pour la capitale. Le chapitre 3, « Cordeliers et Gravilliers » est essentiel par l’acuité de la situation sociale et politique, la présentation d’une section et d’un club, même lorsque l’on perd la trace de Jacques Roux. Markov expose les relations complexes entre Marat et « le petit Marat », et entre Robespierre et Roux, en mai 1792, quand « ce Cordelier consciencieux » entame « la route escarpée qui le mènerait vers les cimes du mouvement populaire » (page 166). Le chapitre 4, « La Commune, la Convention et la tête du roi » est remarquable par les analyses du rôle de Jacques Roux dans les massacres de septembre, alors qu’il est électeur des Gravilliers. Il se sépare de Marat en se rangeant dans une « avant-garde plébéienne » qui « ne recoupe pas l’ensemble de la sans-culotterie » (p. 198). Il devient « chef de parti » au moment d’accompagner Louis « le-dernier » (sic) à la guillotine, comme conseiller municipal, bien élu. Roux refuse le testament de celui qu’il voit exécuter « depuis la fenêtre » et dont il avait écrit en épitaphe : « Il est temps que la liberté des peuples soit consolidée par l’effusion légale du sang impur des rois » (p. 206). Le chapitre 5, « Les magnifiques », analyse le rôle de Jacques Roux, dans la « formation d’un spectre que l’on appela les Enragés » lors la journée du 25 février 1793, taxation populaire qui toucha 1 000 boutiques, qui n’est certes pas la journée de Marat (p. 240). S’il se fait appeler le « Marat de la Commune », Roux se voit qualifier de « faux ami du peuple » par Brissot. Lorsqu’il parle de « dépouiller les riches », il partage la tête d’un mouvement où « il joue sa vie » comme les autres « meneurs » Enragés, Varlet, Leclerc, Pauline Léon, Claire Lacombe, une « série de destins » qui « avaient fini de se réunir » (p. 271), au moment où lui rédige son Discours sur les causes des malheurs de la République française. Walter Markov fait de ce discours une analyse subtile, prudente, exemplaire. Le chapitre 6, « La loi des riches », d’une densité impressionnante, est dominé par l’analyse des conditions et du contenu du Manifeste des Enragés. Certes le titre « constitution de l’an II » prête à équivoque, l’an II ne débutant officiellement que trois mois après le vote de juin 1793. Markov établit que lors de ce Manifeste, les Enragés dirigent le mouvement des sans-culottes « pour la première et dernière fois » (p. 304), suivis par les Citoyennes républicaines révolutionnaires. Fort de l’appui des Cordeliers et des Gravilliers, Jacques Roux présente son Manifeste-pétition le 25 juin 1793, alors que l’enthousiasme pour les principes de la Constitution est à son apogée. Mais il n’a pas anticipé sur la stratégie des Montagnards, Robespierre en tête, qui derrière son « motif populaire », dénoncent un texte « incendiaire ». Attaqué aux Jacobins, exclu des Cordeliers, puis de la Commune, le 1er juillet, il est condamné avec Varlet et Leclerc, par Marat qui « se débarrassait des Enragés avec dégoût » (sic, p. 328), même si selon Markov, « Jacques Roux avait vu quelque chose que Marat ne pouvait plus voir » (p. 336) ! Le chapitre 7, « L’ombre de Marat », expose les luttes entre les Enragés, qui reprennent le titre et le flambeau de L’Ami du peuple, et les dirigeants montagnards, Hébert et Robespierre-Jupiter (p. 353) en première ligne. Roux passe une semaine à la Conciergerie, alors qu’il est président des Gravilliers, avant que les idées des Enragés ne triomphent de façon éphémère. Le Capitole du 5 septembre 1793, à la suite d’une manifestation sans-culotte où aucun Enragé n’a mené le mouvement, débouche sur son arrestation finale, le 7 septembre, et « La mort pour compagne », l’ultime chapitre 8. Lâché par tous, y compris par ses compagnons de route, Roux est détenu à Bicêtre, fait son autocritique dans son journal Le Publiciste (n° 271), puis tente de se suicider lors de son procès par 5 coups de « stylet taille-plume à manche d’ivoire ». Il décède le 10 février 1794. Pour Markov, au-delà de ce destin tragique, « la démocratie s’était peu à peu changée en dictature » (p. 426). L’utopie défendue par Jacques Roux était trop forte dans sa défense du droit concret « à la vie et à la sécurité, au pain et au travail, à l’éducation et à la culture » (p. 444). Certes, Jacques Roux a commis nombre d’erreurs, fait un pacte avec la mort en défendant les exclus et les bras-nus, a mené un moment une vague « à la surface de l’océan du peuple ». Mais il a été vaincu par le nouveau Léviathan. Son combat pour l’égalité, que l’on ne doit pas « embellir », ni « s’en inspirer », ne pourra être effacé, au sein d’une Révolution qui « a irrévocablement changé le monde et les hommes » (En particulier, p. 461).

Cet aperçu du contenu de l’ouvrage dévoile en partie l’importance de son édition en français, un demi-siècle après sa publication en allemand. Les apports en sont considérables. Il a fallu vaincre l’obstacle de la traduction, passer de l’allemand littéraire « à la Stefan Zweig », à un français accessible, grâce à la traduction souvent inspirée de Stéphanie Roza ; actualiser les problématiques soulevées par l’auteur par des notes infrapaginales explicatives et par une bibliographie sélective bienvenue ; donner au public érudit les clefs du travail de bénédictin entrepris par Walter Markov, en restituant les écrits et les compléments historiographique, tant par les Acta et scripta que par les 60 chapitres des Digressions sur Jacques Roux, publiées en allemand à Berlin en 1970. L’édition est valorisée par des articles complémentaires de Roland Gotlib et Claude Guillon, le dernier biographe en date des Enragés. Peut-on dès lors dire avec les auteurs que « Jacques Roux nous revient à point nommé » ? S’il faut souhaiter à cet ouvrage le succès qu’il mérite dans « le livre d’or de l’histoire universelle » (p. 457), on peut s’interroger sur les conditions de sa réception par un large public, à la fin des années 2010. L’immense érudition déployée dans l’ouvrage peut dérouter, lorsque l’auteur s’éloigne des sentiers battus d’une biographie « classique ». Des dissertations, bourrées de références, ouvrent et closent chacun des chapitres, comme une longue analyse du contexte de l’hiver 1792-1793 (pp. 171-176). Markov parsème ses analyses de jugements de valeur, le plus souvent étayés, parfois contestables par leur subjectivité, comme celui sur le numéro 233 du Publiciste de l’Ami du Peuple, qui traîne Jacques Roux dans la boue, qualifié ainsi : « Un des textes les plus mauvais de Marat » (p. 331). Quelques pages plus loin, figure cette formulation après l’assassinat de Marat : « Le “grand homme” de la gauche était mort. » Walter Markov prend toutefois des distances constantes avec son personnage, n’hésitant jamais à étaler certaines de ses faiblesses et contradictions. L’historien fait parfois place au romancier, lorsqu’il décrit la dernière entrevue entre Marat et Roux, quatre jours avant l’assassinat : « Le regard oblique que Jacques Roux lui jeta en ce 9 juillet avant de descendre les escaliers a frappé les témoins, “impossible à dépeindre”, un “regard prolongé de vengeance”. Mais peut-être une trop vive blessure lui donnait-elle ce regard fou ? » (p. 333). Certaines conjectures « romantiques » quant aux relations entre ses personnages renvoient à la fascination de l’auteur pour Zweig. À notre avis, ce mélange constant des genres suscite constamment l’intelligence du lecteur, qui doit rester sur le qui-vive pour en tirer le meilleur parti. Un autre problème découle des analyses par Markov des écrits de Jacques Roux, lorsque la citation ou la paraphrase l’emportent sur la distance au texte, qu’il s’éloigne ainsi des « normes universitaires », suscitant des réserves des préfaciers : « Markov résume souvent le texte de Jacques Roux, ce qui est légitime ; il le paraphrase aussi, ce qui est problématique » (p. 90). On pourra aussi mesurer, à un demi-siècle de distance, la distance significative entre le contexte des années 1960, idéologique, diplomatique, historiographique et le contexte des années 2010, tant « l’eau a coulé sous les ponts ». Mais Mathias Middell évoque avec justesse les potentialités du « roman à clé » de Walter Markov, cet intellectuel qui « cherche à saisir les mécanismes d’une situation plus que complexe », tout en étant « un homme engagé en faveur de l’émancipation humaine » (p. 482). Si je pouvais suggérer deux directions d’approfondissement contemporain des travaux de Walter Markov, elles concerneraient les liens entre Jacques Roux et les « citoyennes républicaines » d’une part, et, de l’autre, la question essentielle de la qualification de « curé rouge », qui figure dans le titre et dont les avancées historiographiques pourraient être mieux mises en évidence.

Mais il s’agit de remarques mineures au regard des apports considérables de cet ouvrage longtemps espéré, qui vient combler un retard inquiétant, « une frilosité historiographique et politique » qui n’ont plus de raison d’être aujourd’hui. Et nous ferons nôtre la conclusion de Matthias Middell : « Le travail de Markov sur le curé rouge a dévoilé des enjeux bien plus cruciaux que ceux de la sympathie ou du rejet que peuvent susciter la biographie d’un individu. Gageons que les multiples aspects du travail de cet auteur susciteront de multiples interprétations. »

Serge Bianchi