Le blog des éditions Libertalia

Christophe Naudin et William Blanc sur Charles Martel et la bataille de Poitiers

mercredi 12 octobre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec William Blanc et Christophe Naudin par Benjamin Brillaud (Nota Bene) sur Charles Martel et la bataille de Poitiers.
Émission enregistrée le 26 septembre 2022.

Communalisme andin et bon gouvernement dans Ballast

mercredi 12 octobre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le site de Ballast, le 6 octobre 2022.

Nous sommes au début du XVIIe siècle. Depuis une centaine d’années, l’Espagne et le Portugal écrasent un continent entier qu’on appelle désormais Amérique latine. Les grands ensembles politiques préexistants se sont effondrés. Ainsi du Tawantinsuyo, l’Empire inca qui couvrait jusqu’alors un vaste territoire sur les Andes. C’est à cette époque que Gómez Suárez de Figueroa, mieux connu sous le nom d’Inca Garcilaso, s’est attaché à décrire ce qu’avait pu être le régime politique déchu. Sa constitution. Ses réalités sociales. Les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, élaborés comme un acte de résistance, fait de lui le premier auteur « indien » que connaît l’Europe et contribue à introduire des thèmes dont la postérité ne fera que croître de part et d’autre de l’Atlantique. Du « Buen vivir » andin aux principes du « Buen gobierno » zapatiste, la mémoire utopique de l’Inca Garcilaso a longtemps été vive. Le socialiste péruvien José Carlos Mariátegui écrivait ainsi en 1927 : « Le passé inca est entré dans notre histoire, revendiqué non par les traditionalistes, mais par les révolutionnaires. » Le philosophe Alfredo Gomez-Muller revient, dans un ouvrage paru aux éditions Libertalia, sur la trajectoire d’un texte parmi les plus commentés dans l’Histoire. Nous en publions un extrait.

Peu de livres ont connu, dans l’histoire des idées sociales et politiques, un impact aussi durable et profond que les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas, de l’Inca Garcilaso de la Vega. Publiés pour la première fois en 1609, les Commentaires suscitent dès la fin de ce siècle l’intérêt de réformateurs engagés dans la recherche de solutions à l’extrême misère qui frappe une grande partie de la population du continent européen. Au XVIIIe siècle, ils deviennent en France une référence majeure du débat politique et culturel ; en Amérique, ils sont lus par Túpac Amaru, le leader de la plus grande insurrection indigène de l’époque coloniale, et sont interdits par le roi d’Espagne après l’échec du mouvement, en 1782, afin que les natifs ne puissent plus avoir un motif supplémentaire pour « vivifier leurs mauvaises coutumes avec de tels documents ». Au siècle suivant et dans le contexte de la tragédie sociale impliquée par la « révolution industrielle » européenne, le « Pérou des Incas » décrit par l’Inca Garcilaso est utilisé comme un important référent historique pour l’élaboration de nouvelles théories sociales et de l’idée moderne du « socialisme ». De même, les Commentaires royaux sont présents, de manière explicite ou implicite, dans la discussion bien connue à propos du « socialisme inca » (ou du « communisme inca ») qui se déroule en Europe et en Amérique latine pendant plus d’un demi-siècle — de la décennie 1880 aux années 1930. Indépendamment de leur pertinence ou non comme catégories historiques, ces notions vont contribuer à l’apparition d’idées et de pratiques politiques très diverses, qui annoncent des tâches contemporaines comme la critique (post)coloniale ou la construction de nouveaux modèles de justice sociale.
L’impact singulier des Commentaires royaux à travers les temps se rattache, surtout, à leur contenu éthico-politique et, en particulier, au thème du « bon gouvernement » (buen gobierno) qui est développé principalement dans le cinquième livre. La société andine décrite par l’Inca Garcilaso n’était sans doute pas un paradis terrestre, mais elle pouvait certainement offrir un modèle de « bon gouvernement » fondé sur une conception de la justice redistributive et de la justice sociale beaucoup plus avancée que celle qui existait alors dans les sociétés européennes. D’après les descriptions de l’Inca Garcilaso, le principe implicite qui sous-tend cette conception serait la reconnaissance de la responsabilité sociale, politique et éthique d’une prise en charge de la vulnérabilité constitutive de l’être humain, considéré comme un « être-nécessiteux ». Il s’agit d’un principe commun ou « universaliste », d’après lequel tous les membres de la société doivent pouvoir disposer du nécessaire pour vivre humainement. Concrètement, ce principe se traduit dans des « lois » qui régissent aussi bien la vie communale (la « loi de fraternité ») que la sphère « étatique » des rapports entre le pouvoir central et les divers niveaux de « communalité » (la « loi commune »). L’association de ces deux « lois » sous-tend la « loi en faveur des pauvres », qui est peut-être celle qui a le plus frappé l’imaginaire social européen, déjà marqué par les descriptions faites un siècle plus tôt par Thomas More à propos du « bon gouvernement » : un gouvernement qui vise avant tout à réguler l’activité productive en fonction des besoins du peuple, au moyen de « lois sur la distribution de toutes les choses ». La tâche économique centrale du « bon gouvernement » d’Utopie1 est d’assurer en permanence l’approvisionnement des entrepôts publics, de sorte que « rien ne manque à personne ». Sur ce point, les descriptions de l’Inca Garcilaso s’entrecroisent avec celles de More, établissant — peut-être délibérément — un pont entre les Européens du XVIe siècle et les Européens du XVIIIe siècle. La signification critique des Commentaires royaux et leur appel tacite — à la fois politique et culturel — à reconstruire l’ordre social sur la base d’une conception avancée de la justice (re)distributive, va susciter l’intérêt, l’enthousiasme et l’espoir chez un grand nombre de lecteurs, mais aussi la méfiance, l’hostilité et la détestation chez d’autres. Au XVIIIe siècle, des auteurs comme Raynal, Genty et Robertson considèrent par exemple que l’existence dans la société inca d’institutions assurant le bien-être public tout comme l’absence de la propriété privée que décrit l’Inca Garcilaso constituent la preuve de la barbarie des Incas ainsi que de leur incapacité de progresser de manière autonome. Ils prétendent par là légitimer l’entreprise coloniale et « civilisatrice » de l’Europe.

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Eugène Varlin, ouvrier-relieur dans Histoire @ Politique

mercredi 12 octobre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Histoire @ Politique, la revue du Centre d’histoire de Science Po (2020).

Hasard du calendrier éditorial ou signe des temps, deux nouvelles publications consacrées à la figure d’Eugène Varlin (1839-1871) ont paru coup sur coup au printemps 2019, trois ans seulement après la réédition de la biographie de référence rédigée par Michel Cordillot. Quoique brève, la trajectoire militante de cet ouvrier du livre – infatigable animateur des sociétés ouvrières parisiennes entre 1865 et 1871, membre actif de l’Association internationale des travailleurs, il est élu à la Commune de Paris avant de succomber sous les balles des Versaillais le dernier jour de la Semaine Sanglante – est d’une incroyable richesse pour analyser les transformations sociales et politiques des années 1860.

Pour Jacques Rougerie, le cas d’Eugène Varlin est l’occasion de redécouvrir la vitalité des associations ouvrières de cette époque, marquée par la légalisation du droit de coalition et la montée des oppositions au Second Empire. L’historien, grand spécialiste de la Commune et de l’Internationale, retrace les engagements, pratiques et intellectuels, auxquels Varlin a participé, ce qui lui permet de réfléchir à la production contextualisée des idées politiques (en particulier ce qu’il appelle le « collectivisme antiautoritaire »). Michèle Audin privilégie quant à elle une entrée par les nombreux textes (articles de presse, correspondances, appels à souscription, arrêtés officiels du temps de la Commune, etc.) rédigés par cet ouvrier autodidacte, qu’elle a recherchés, compilés et présentés de manière chronologique, en y intercalant des éléments de contextualisation et de commentaire. La succession des écrits permet de suivre le parcours militant de Varlin semaine après semaine, de mieux connaître ses interlocuteurs, le rôle qu’il joue dans les grèves, ou ses prises de position sur certains des sujets les plus débattus parmi les ouvriers de l’époque.

Très différents dans leurs approches, les deux ouvrages se complètent : celui de Jacques Rougerie met en avant quelques thèmes structurants, autant du point de vue de Varlin que des mondes ouvriers dans lesquels il s’inscrit, tandis que celui de Michèle Audin aide à saisir l’importance de l’écrit dans l’activité politique et militante, ainsi que le processus de professionnalisation qui l’accompagne, dans une période extrêmement riche et agitée – avant sa fin tragique, Varlin fut emprisonné à deux reprises, en 1868 et 1870, puis contraint de s’exiler un temps à Bruxelles au printemps 1870. Tous deux insistent sur quelques traits caractéristiques de la vie de Varlin : son goût pour l’éducation et la culture (ayant quitté l’école à l’âge de 13 ans, il suit des cours pour adultes au début des années 1860 et se forme à la comptabilité, à la géométrie, peut-être au droit), son ouverture d’esprit sur la question du travail des femmes (la corporation des relieurs et brocheurs, dont il est issu, compte une majorité d’ouvrières), son attachement pour toutes les formes possibles d’association (qu’il s’agisse des sociétés de crédit et de secours mutuels, des coopératives de consommation telle « la Ménagère », ou du restaurant coopératif « la Marmite » qu’il fonde en 1868), sa contribution essentielle à la vie de l’Internationale et aux grèves qui se multiplient, en France et ailleurs, entre 1865 et 1871. Car Varlin devient l’un des militants les plus aguerris en matière d’organisation des grèves et de collecte de fonds, à Paris, mais aussi en France et vers l’étranger (comme l’illustre, par exemple, son rôle lors de la grève des ouvriers en bâtiment de Genève au printemps 1868). Les appels à l’aide sont tellement nombreux que Varlin est obligé de tempérer les ardeurs de ses correspondants, reprenant à son compte l’idée selon laquelle une grève doit être savamment pensée et correctement organisée pour avoir une chance d’aboutir. Plus les demandes se multiplient, plus il affine sa réflexion en matière de circulation des ressources ouvrières (il encourage les sociétés à se prêter de l’argent, à constituer des fonds de garantie, voire à émettre des obligations pour constituer des ateliers coopératifs, comme lors de la grève des mégissiers parisiens en 1869). Son activité illustre au plus haut point la conviction partagée par de nombreux militants de l’époque, qui s’attachent à lier ensemble l’économie solidaire, l’amélioration du sort des travailleurs par la grève et l’émancipation politique. 

Relieur de profession, Varlin n’est pas un intellectuel au sens strict du terme, mais ses multiples contributions à la presse ouvrière et aux journaux d’opposition républicaine (il collabore, avec Benoît Malon, à La Marseillaise d’Henri Rochefort en 1869-1870), comme aux congrès de l’Internationale (à Londres en 1865, à Genève en 1866, à Bâle en 1869), témoignent d’une pensée en perpétuel mouvement. Derrière les théoriciens les plus célèbres, à l’image de Proudhon, Marx ou Bakounine, que la postérité a plus facilement retenus, existe une myriade d’ouvriers et d’artisans qui ont eux aussi contribué à une réflexion collective sur l’émancipation des travailleurs et l’invention d’une autre forme de société. Varlin participe à la naissance d’un « collectivisme antiautoritaire », selon Rougerie, qui se distingue à la fois du mutuellisme proudhonien et de ce qui allait devenir, plus tard, le collectivisme marxiste. Il est donc plus proche des positions de Bakounine, même si Rougerie souligne à juste titre le flou qui continue d’entourer la réflexion des militants de cette époque sur les contours de l’État socialiste à venir.

La vie de Varlin s’interrompt brutalement dans le bain de sang de la Semaine Sanglante. Ses interventions plus théoriques se raréfient durant la Commune, témoignant d’une implication intense dans la gestion des affaires quotidiennes, comme délégué aux Finances, aux Subsistances, à l’Intendance et finalement à la Guerre, le tout en à peine deux mois, ce qui constitue un apprentissage accéléré des tâches administratives. Il ne dédaigne pas le débat politique et se range du côté des minoritaires lorsqu’il s’agit, au début du mois de mai 1871, de protester contre la formation d’un comité de salut public. Plus tard, il proteste en vain contre l’exécution des otages, avant d’être arrêté puis fusillé à Montmartre le 28 mai 1871. 

Tout son engagement fut tourné vers la construction d’une émancipation collective, mue par de grands idéaux, sans jamais délaisser les tâches, jugées plus ingrates, de gestion et d’organisation des collectifs militants : figure héroïque, Varlin est l’emblème d’une génération qui conjugua le débat d’idées avec l’aspiration pratique à d’autres formes d’organisation sociale, à une époque où le courage des convictions se payait au prix fort.

Nicolas Delalande

Présentation par Cécil Chaignot de Detransition, Baby

mercredi 28 septembre 2022 :: Permalien

Présentation de

Detransition, Baby
de Torrey Peters
aux éditions Libertalia

par Cécil Chaignot [1]

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Detransition, Baby détonne dans le champ de la littérature et accompagne l’entrée de la culture trans dans les imaginaires. Le roman est significatif du passage d’une production de récits explicatifs des réalités trans à l’irruption dans le champ de la fiction. Jusqu’alors, les récits fictionnels ou biographiques racontaient les parcours des unes et des autres, les difficultés à se dire trans, à changer son corps, à affronter sa famille, etc. Les livres et les films parlant des vies trans participaient d’un mouvement général de compréhension et d’acceptation ou de rejet et de discrimination des trajectoires trans dans nos sociétés. Le moment de la digestion culturelle trans a passé, l’imagination peut prendre le dessus et se déployer pour raconter des histoires neuves : Detransition, Baby arrive exactement à cet endroit.
Pour ma part, j’attendais depuis longtemps un récit de ce type, mordant et drôle, capable de faire rire des travers de nos communautés, usant d’ironie pour transformer la condition minoritaire – marginale et discriminée – en histoires rocambolesques et trépidantes. Le talent de Torrey Peters réside en grande partie dans sa force de sublimation de nos vies trans, qui se révèlent bien plus riches et inventives. Ce roman, qui a été salué comme le premier roman mainstream trans aux États-Unis, emprunte la forme d’un soap contemporain : la narratrice s’amuse à nous présenter des romances queers, des intrigues légères et sucrées comme dans une telenovela vénézuélienne qui viendrait s’écraser dans le mur de l’hétéronormativité. Comme dans toute série à l’eau de rose, les rencontres amoureuses et sexuelles des trois femmes du livre organisent la narration, jusqu’à ce qu’elles se posent la question de comment construire une famille ensemble, dans la queerness et à côté.
Sous le vernis de la superficialité de l’intrigue, les questions centrales des identités trans et de la famille irriguent l’histoire. Qu’est-ce que c’est d’être une femme trans et de vouloir être mère ? Comment imaginer une famille après avoir détransitionné ? Comment une femme cis en rupture avec l’hétérosexualité peut inventer une famille queer ? Les questions se posent et se tordent sans se répondre, le grand bricolage à l’œuvre aboutira-t-il ?
Chaque personnage du trouple familial formé de Reese, Amy/Ames et Katrina avance avec son double caché à l’opposé du stéréotype qui lui colle à la peau : une femme trans hypersexualisée, une détransitionneuse perdue pour la communauté, une femme hétéro enceinte. Ces trois femmes bien définies dans leurs catégories respectives se détourneront du script de leur destin en tentant de tricoter une alliance familiale novatrice. Chacune d’entre elle est missionnée pour ouvrir une voie et tisser des alliances pour parvenir à un nouvel équilibre, le roman suit le fil de ces trois voix qui se mêlent et se nouent savamment.
Le livre, publié par une maison d’édition de renom, Penguin Book, a connu un grand succès à sa sortie aux États-Unis. Les traductions en langues étrangères s’enchaînent un peu partout en Europe, et maintenant en France. Cependant, la réception du livre n’est pas allée sans critiques féroces de la part de féministes sur les aspects controversés de la fictionnalisation de la violence sexuelle ainsi que pour avoir figuré sur la liste des nominées au Women’s Prize For Fiction, prestigieux prix littéraire au Royaume-Uni réservé aux autrices de fiction. Torrey Peters a subi toute une série d’attaques en règle de pure transphobie crasse dont une tribune d’écrivaines injuriante à son égard, la renvoyant aux vieilles catégories de paraphilie et ne la reconnaissant pas comme femme.
Nous sommes encore à une époque où l’avancée des droits des femmes trans reste très fragile, où le succès et la reconnaissance publique d’une écrivaine trans l’expose à un backlash acerbe. Ce paradoxe culturel du backlash se répète cruellement pour Torrey Peters qui paie pour l’ensemble des femmes trans qui s’exposent publiquement. Le mouvement #MeToo a occasionné nombre de réactions outrées de commentateurs – hommes – qui reprochaient aux femmes d’aller trop loin. Peters a été accusée d’être un homme travesti en femme et de voler la parole des femmes, vieille rengaine transphobe maintes fois ressassée. Je lui souhaite qu’elle aille encore plus loin dans son succès et que le lectorat francophone se régale comme moi à la lecture de son livre.
Sans révéler l’intrigue du roman, je voudrais prendre le temps de contextualiser certains éléments qui méritent quelques explications.
Au sujet des détransitions. Les détransitionneur·euses sont des personnes qui se sont lancées dans une transition de genre et qui ont lâché en cours de route, qui ont renoncé à changer leur corps ou leur présentation de genre, quelles que soient les raisons. Les détransitionneur·euses sont rares, et le sujet peu abordé, peu débattu, et je crois que dans la communauté queer, tout le monde s’en fout. Je veux dire, l’époque est plutôt à une dispersion des identités, à une démultiplication des identités : il faut prendre en compte sous le parapluie trans les transgenres, les transexuel·les, les non-binaires, les masculine of center, les genderfluid, transfeminine, les neutrois, etc. Les appellations varient et changent avec le temps, ce qui compte c’est que chacun·e s’y retrouve. Certain·es trans suivent un protocole fixe et sont capables de dire qu’iels ont fini leur transition, d’autres ne changeront jamais leur corps. D’autres prennent des hormones ou recourent à des opérations chirurgicales et s’arrêtent là. Ça fait belle lurette que les trans bricolent avec les protocoles de transition, et iels n’en sont pas moins trans.
Dès lors, détransitionner est un non-événement, il n’y a que pour la droite réac que le sujet des détransitions est un épouvantail à agiter pour délégitimer les parcours trans et en particulier les transitions des jeunes. En effet, les anti-trans, qui se font de plus en plus entendre aux États-Unis et en Europe, mettent en avant des récits de détransitionneur·euses comme le résultat d’une trop grande facilité d’accès aux hormones et aux chirurgies, et agitent des figures malheureuses de personnes détransitionneuses pour imposer des politiques restrictives aux conséquences dramatiques. Les anti-trans qui regroupent des psys cramponnés sur « l’ordre symbolique », des religieux d’extrême droite, proche de la Manif pour tous en France, et des fondamentalistes religieux aux États-Unis mènent la bataille contre les trans et en particulier contre les protocoles existants pour les jeunes trans [2]. Leur discours est simple : les jeunes trans ont été influencé·es par les réseaux sociaux, iels sont victimes de « contamination trans », iels ne savent pas ce qu’iels veulent, empêchons-les de changer leur corps et de s’abîmer, imposons des restrictions d’accès aux soins en renforçant le contrôle des psychiatres, en bridant la possibilité pour les mineurs des thérapies hormonales. Derrière cet apparent souci du bien-être se cache bien souvent une rhétorique conservatrice du genre, où le sexe de naissance d’un individu déterminerait son destin genré. L’instrumentalisation des quelques récits de détransitionneur·euses repentant·es érigée·s en symbole de politiques trop libérales sont surtout révélatrices de la panique de genre que vit le vieil ordre patriarcal qui se meurt. Les tenants de cet ordre sont déstabilisés par l’irruption des transidentités et des nouvelles identités de genres, et ce que nous apprend leur effroi provoqué par les détransitionneur·euses est leur propre angoisse de la fin de la fixité du genre.
Torrey Peters, en intitulant son livre Detransition, Baby, coupe l’herbe sous le pied aux réacs anti-trans, elle affirme ainsi que les détransitionneur·euses restent avec nous dans le grand bain tumultueux de la queerness. Détransitionner n’est pas un retour à la norme, plutôt une pause, ou un détour, ou la recherche d’un nouveau chemin dans l’existence. Les détransitionneur·euses commencent à parler et on sait maintenant qu’il s’agit pour iels avant tout de lassitude face à l’adversité vécue dans une transition ou d’une lassitude de genre. Faire une transition de genre dans la vie est un bouleversement existentiel majeur et en premier lieu dans toutes les interactions sociales et familiales, une transition suscite de l’adversité voire de la violence. Les raisons d’abandonner et de renoncer à changer son corps ou sa présentation de genre sont multiples et évidentes. Décider de s’engager dans une transition est vertigineux et solitaire comme choix personnel, rares sont celleux qui ont les soutiens et la bienveillance nécessaires pour se lancer dans l’aventure [3].
Au sujet des maternités trans. Les trans ont des enfants, font des enfants, comme les gays et les lesbiennes ont des enfants et font des enfants. Le sujet est encore marginal et spectaculaire, comme tout ce qui concerne les trans en l’état de la société, les expériences trans sont pionnières quel que soit le champ : la première femme trans Miss Monde, le premier mec trans paratrooper, le premier homme trans acteur d’un film majeur, etc., comme toute trajectoire individuelle marquante d’une communauté réduite [4]. Les hommes trans, bien que n’ayant pas accès à la PMA et aux droits reproductifs officiellement, sont de plus en plus nombreux à porter un enfant et à construire des familles. La loi autorise la conservation des gamètes pour les personnes trans mais pas leur utilisation une fois l’état civil modifié. Le slogan « PMA pour toutEs » préfigure les luttes à venir des hommes trans pour un accès entier aux droits reproductifs et à la filiation.
En revanche, les femmes trans ne peuvent pas concevoir d’enfants de leurs corps, mais ça n’est qu’une question de temps d’ici à ce qu’une femme trans porte un enfant d’un utérus qui lui sera implanté. Une affaire de mise au point technique donc.
L’envie est bien là, des femmes trans désirent être mère et porter des enfants. Si la question de la maternité des femmes trans n’a pas encore percé publiquement et n’a pas trouvé de formulation politique, je crois que c’est parce qu’elle se heurte frontalement à l’image hypersexuelle des femmes trans. Le personnage de Reese en est la parfaite incarnation, elle souhaite plus que tout être mère bien qu’ayant une vie sexuelle débridée. Cette contradiction mère/pute hante nos a priori sur les féminités en général : une mère n’a pas de sexualité, les femmes en maîtrise de leur sexualité ne veulent pas avoir d’enfants. Pour les femmes trans, bien souvent reléguées au travail du sexe (savoir s’il s’agit de choix ou de contrainte n’est pas pertinent), il est impossible de parler même du bout des lèvres de désir d’enfant. J’insiste, les femmes trans occupent la position la plus stigmatisée, la plus socialement inconfortable, elles sont perçues comme « monstrueuses » socialement. Le désir d’enfant des femmes trans est un désir sans formulation légitime, une envie qui concentre un désaveu social absolu. Les pionnières qui se lanceront dans l’aventure de la maternité trans auront face à elles une adversité culturelle et politique brutale.
Au sujet de la violence dans la sexualité. Par la voix de la narratrice et du personnage de Reese, Detransition, Baby vient piquer à l’endroit d’une contradiction non résolue dans le féminisme, le consentement à la violence dans la sexualité. Reese fait le récit d’une rencontre sexuelle avec un homme cis – qu’elle qualifie de connard – avec qui elle entretient une relation fondée sur sa soumission. Elle parle de son goût pour les mecs violents, pour le pouvoir dans la sexualité et y compris de son attrait pour la violence, et formule avec lucidité le lien entre l’usage de la violence et le genre. Elle est pleinement consciente que la violence exercée contre elle confirme sa féminité. Elle écorne très justement la notion de consentement en affirmant que quand le genre se mêle au pouvoir, ou plus précisément quand le désir de la confirmation du genre passe par le pouvoir, il n’est pas étonnant que de la violence surgisse. Elle est donc dans un rapport de soumission à un homme qui, au travers de la violence physique, lui sert à valider sa féminité tout en y prenant du plaisir. Forcément, cette lecture de l’articulation du genre et du pouvoir est grinçante et entre en contradiction frontale avec le féminisme le plus basique. Le féminisme a comme principe fondamental de défaire la violence de genre, de la combattre sous toutes ses formes, de ne jamais la justifier. Une critique féministe et queer de l’hétérosexualité en arrive à conclure que l’hétérosexualité est une sexualité BDSM sans consentement. Reese reprendrait à son compte l’hétérosexisme sous une forme violente dans le but de se sentir pleinement femme.
En citant Sylvia Plath, « Every woman adores a fascist », Reese s’inclut dans ce toutes les femmes qui aiment la domination. Parce qu’elle est une femme trans, l’artificialité de la violence de genre est d’autant plus flagrante. Ce que dit Reese de son désir de soumission ne fait que dévoiler le genre comme un rapport de pouvoir. La féminité des femmes cis ou des femmes trans se construit et se renforce dans des dynamiques semblables, le pouvoir et la violence participent de la consolidation des genres. Pourquoi les femmes trans devraient-elles représenter un idéal de féminité débarrassé du sexisme ? Pourquoi cette injonction pèse en particulier sur les femmes trans ? Je veux dire, pourquoi penser que les femmes trans incarneraient une féminité différente, plus émancipée ? Le package de la féminité comprend tout un tas d’attributs connus, la fragilité, le care, la coquetterie, la séduction, etc., et y compris du sexisme. Les femmes trans n’ont pas choisi de faire le tri entre ce qu’il y aurait à garder ou à jeter dans le féminin.
Aussi, les femmes trans sont bien souvent oubliées du féminisme quand elles ne sont pas mises à l’écart. Elles sont parfois suspectes de jouer le jeu de l’ennemi, de n’être pas tout à fait des femmes, elles sont attaquées frontalement par les terfs. La place des femmes trans est bien trop souvent questionnée, ce n’est donc pas si étonnant que Peters s’autorise à titiller la pureté féministe pourtant pétrie de contradictions.
La violence sexuelle reste absolument abjecte, il n’y a pas de négociations sur ce sujet. En revanche, des formes de pouvoir et de violences consenties dans la sexualité viennent buter sur l’idéal d’émancipation porté par le féminisme. Il y a quelque chose d’irréconciliable entre la soumission des femmes dans la sexualité et l’utopie féministe. De même que l’hétérosexisme est insoutenable pour toutes les femmes, le transféminisme s’emploie à défaire les imaginaires colonisés par la domination. L’essor du féminisme dans les communautés trans promet des changements profonds dans les féminités, qui je l’espère retentiront dans les imaginaires sexuels.
Enfin, n’oublions pas qui sont les dominants. Il me paraît plus intéressant de s’en prendre aux mecs violents, à la violence constitutive de la masculinité chez les mecs cis comme chez les mecs trans. Les hommes usent de la violence pour consolider leur pouvoir, ne s’embarrassent pas souvent du consentement, les hommes ont la possibilité de la violence comme une ressource, un savoir, une pratique pour renforcer leur domination. Si le genre est un rapport de pouvoir, le masculin est donc celui des dominants. C’est la masculinité qu’il faut défaire, la toute-puissance des hommes qu’il faut attaquer, c’est aux mecs violents qu’il faut réserver la haine et le mépris.
Au sujet des suicides de trans. Le livre met en scène une cérémonie à l’occasion d’un enterrement d’une femme trans et présente cet événement comme un énième suicide de femme trans. Au-delà de la fiction, les suicides des trans sont nombreux et symptomatiques de la difficulté de se vivre trans. Les minorités sexuelles sont très exposées au risque de suicide, les personnes trans en particulier. Il n’existe pas de données précises en France de la prévalence du suicide chez les trans, en revanche, aux États-Unis, des études avancent que 41 % des personnes trans ont tenté de se suicider au cours de leur vie [5], et que 52 % ont sérieusement envisagé de se suicider en 2020. Les raisons sont connues : la discrimination ou la peur d’être exclu·e socialement, le rejet familial, l’absence de soutien de l’entourage, c’est-à-dire la transphobie dans toutes ses déclinaisons. Les solutions avancées par les groupes LGBT pour une meilleure acceptation des trans dans nos sociétés sont variées et passent invariablement par une meilleure prise en charge médicale, la possibilité de psychothérapies bienveillantes, l’accès aux hormones et aux chirurgies.
Mais revenons à la fiction. Torrey Peters flirte avec le mauvais goût macabre en ironisant sur l’aspect mondain des enterrements de femmes trans qui se sont flinguées. Elle s’empare du sujet sans verser dans un misérabilisme morbide mais plutôt en considérant qu’il faut parler des suicides des trans, comme je viens de le faire de manière factuelle tant les suicides trans sont massifs. Dans le même mouvement de mise en fiction de la part d’ombre des vies trans, elle fait du récit de la honte un trait commun de nos communautés. Nos hontes enfouies, nos souvenirs malheureux du sentiment de notre propre étrangeté, ces moments que nous avons tous·tes vécus de total décalage à la norme, de gêne angoissante, Peters les exhume dans un retournement de fierté. L’expérience de la minorité sexuelle ou de genre est faite de l’intériorisation pour chacune de nous de formes de désespoir et de honte. Arriver à raconter ces sentiments pénibles et les tourner en glamour désamorce leur poids réel avec l’espoir véritable que les trans cessent de vouloir se tuer.
Bref, si tu lis ce livre avec l’espoir de mieux comprendre les transidentités, de trouver dans ces pages un écho à tes doutes sur ton identité de genre, si tu cherches un guide sur cette voie pavée d’embûches qu’est une transition, si tu penses que tu y trouveras des outils pour affronter le monde, sortir du placard auprès de tes proches, alors oublie. Rien dans Detransition, Baby ne te donnera des clés ou des réponses sur les questionnements de genre, les effets des hormones, sur comment passer dans telle ou telle circonstance. Bien sûr que ce livre parle de trans, d’hormones, de corps, mais l’histoire que vous avez entre les mains campe des femmes trans fières et puissantes, résolument engagées dans leur vies, actrices de leur communauté, absolument impénitentes et audacieuses, unapologetic comme disent les Américains.

[1Cécil Chaignot est militant féministe et transpédégouine depuis de nombreuses années, il a découvert jeune le féminisme dans les Marie Pas Claire, groupe féministe génial des années 1990, puis a participé à la création du Centre gai et lesbien de Paris en pleine crise de l’épidémie du sida, puis a lancé avec des amis pédés la Queer Food For Love, a milité à Act Up Paris pour y faire des vidéos, a fait la régie aux Universités d’été euroméditerranéennes des homosexualités (UEEH) de Marseille, a pris part aux Temps espace ultra féministe et festif (Teuff), a rejoint les Panthères roses jusqu’à la bataille pour le mariage et la PMA pour tous·tes. Il est l’auteur de l’article « Amour » dans Feu ! Abécédaire des féminismes présents (Libertalia, 2021).

[2Pour en savoir plus sur le contexte états-unien, le média Translash a fait un travail remarquable et une série de podcasts sur les anti-trans bill : https://translash.org/antitranshatemachine/

[3Tanguy Youen, « Détransitions de genre : “J’en ai marre qu’on dramatise comme si c’était la fin du monde », Libération, 12 juillet 2022, www.liberation.fr/societe/sexualite-et-genres/detransitions- de-genre-jen-ai-marre-quon-dramatise-comme-si-cetait-la-fin-du- monde-20220712_RS5SX5IF3NALXKEGPKQSACKESQ/

[4Elez Virginia, « Consangouinité, vol I – La meute qui nous habite », Trou noir n° 25, 28 juin 2022, en ligne sur https://trounoir. org/ ?Consangouinites-vol-I-La-meute-qui-nous-habite

[5Martet Christophe, « Face à une épidémie de transphobie, que fait-on ? », Komitid, 7 janvier 2022, https://www.komitid. fr/2022/01/07/face-a-une-epidemie-de-transphobie-que-fait-on/ ** Ennis Dawn, « Terrible time for trans youth : new survey spot- lights suicide attempts — and hope », Forbes, 19 mai 2021, https:// www.forbes.com/sites/dawnstaceyennis/2021/05/19/terrible- time-for-trans-youth-new-survey-spotlights-suicide-spike---and- hope/ ?sh=7163e0bc716e

Brève histoire de la concentration dans le monde du livre dans L’Express

lundi 26 septembre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Express, le 23 septembre 2022.

Avec sa Brève histoire de la concentration dans le monde du livre, publiée chez Libertalia, l’historien Jean-Yves Mollier remonte à l’origine des phénomènes de concentration et de financiarisation. Un petit livre accessible qui tombe à pic alors que les visées de Vincent Bolloré n’en finissent plus d’inquiéter un monde de l’édition dont les dix premières entreprises réalisent 87 % du chiffre d’affaires total de l’édition. Entretien.

Le point de départ de votre livre est l’OPA lancée par Vincent Bolloré pour s’emparer du groupe Hachette. On sait depuis cet été que Vivendi a abandonné son projet de fusion et envisage de revendre Editis. Est-ce une bonne nouvelle pour le monde de l’édition ?  
Jean-Yves Mollier : Non, cela ne change rien fondamentalement. Le groupe Vivendi savait pertinemment que la Commission européenne n’autoriserait pas l’addition d’Hachette et d’Editis. D’autant qu’il y a eu des précédents. En 2004 déjà, pour éviter le risque d’abus de position dominante, la Commission avait imposé à la famille Lagardère la revente de 60 % de ce qui était Vivendi Universal Publishing et allait devenir Editis. Ils ont donc pris les devants. Mais en 2021, Editis, c’est 850 millions de chiffre d’affaires (CA) et Hachette près de 2 milliards 600 millions. Si vous lâchez le premier pour récupérer le second, vous êtes évidemment gagnant ! D’autant plus qu’Hachette a de très fortes positions à l’international puisque les 2/3 de son CA est réalisé en Grande-Bretagne et dans les pays anglophones.
Donc c’est une double opération gagnante de la part de Bolloré et de Vivendi. D’une part, il récupère Hachette et de l’autre, il se réserve le droit souverain de choisir le repreneur d’Editis puisqu’il en possède 30 % à titre personnel. On peut s’attendre à ce qu’il choisisse un groupe qui soit plutôt léger dans le monde de l’édition. Lagardère avait d’ailleurs procédé ainsi en 2004 en optant pour le fonds Wendel Investissement, emmené par le baron Seillière, comme repreneur des fameux 60 % d’Editis. Il n’avait strictement aucune expérience de ce monde-là et si l’opération s’est avérée finalement gagnante, il aurait pu en être autrement…

Plusieurs acteurs de la chaîne du livre se sont inquiétés de l’éventuel renforcement de la position déjà dominante d’Hachette. Ces inquiétudes sont-elles légitimes ?
Les chiffres sont criants. Livres Hebdo vient de publier son classement des 200 premiers éditeurs français : les deux premiers groupes, Hachette et Editis, réalisent plus de 50 % du chiffre d’affaires total de l’édition qui s’élève à un peu plus de 6,85 milliards. Ajoutons les trois suivants, soit Media-Participations, Madrigall et Lefebvre-Sarrut, on atteint 75,75 % du CA global. Enfin, en prenant les 10 majors, on monte à 87 % du CA de l’édition ! Autrement dit, il reste 13 % du chiffre d’affaires total, soit environ 700 millions, pour des centaines et des centaines de PME. Jamais la concentration n’a été aussi importante. Donc oui, il y a de quoi s’inquiéter. Pour la diversité éditoriale, la survie des éditeurs indépendants mais aussi par rapport aux risques d’interventionnisme.

Le Monde a révélé qu’Editis avait suspendu la parution du livre du chroniqueur Guillaume Meurice et Nathalie Gendrot, Le Fin mot de l’histoire de France en 200 expressions (Le Robert), qui égratignait Vincent Bolloré, premier actionnaire de Vivendi, maison mère du groupe d’édition. Qu’en pensez-vous ?
On a une nouvelle fois confirmation que Vincent Bolloré ne supporte pas la moindre contrariété. Il ressemble, de ce point de vue-là, à Nicolas Sarkozy qui était intervenu chez Fayard, auprès de son ancienne patronne Sophie de Closets mais aussi chez Grasset, auprès de son PDG Olivier Nora. Vincent Bolloré a tort, stratégiquement parlant, parce qu’il va finir par subir les conséquences négatives de cet activisme, mais en attendant, c’est inquiétant. D’autant plus, qu’une fois Hachette acquis, on le voit mal, contrairement à Lagardère père et fils, ne pas intervenir dans la gestion des maisons d’édition comme il l’a fait avec ses télés, radios ou supports de presse écrite.

La concentration éditoriale est un phénomène si peu récent, écrivez-vous, que Charles Baudelaire s’en plaignait déjà…
Baudelaire s’était en effet ému, en 1861, du rachat d’une grande maison, la Librairie Nouvelle, par une encore plus grosse, la maison Michel Lévy frères. Mais cela n’allait pas plus loin. Les concentrations ont démarré au XXe siècle avec celle qu’on appelait « la pieuvre verte », soit la Librairie Hachette. Elle pratiquait le capitalisme horizontal mais aussi vertical, détenant des imprimeries, des maisons d’édition, des librairies, le réseau des bibliothèques de gare, etc. Mais à l’époque, cela ne concernait qu’une seule entité, hyper concentrée, les autres maisons d’édition étaient des PME familiales. C’est vraiment après la Seconde Guerre mondiale que ce mouvement a pris forme. Avec trois phases de concentration : une première, de 1946 à 1960, une deuxième dans les années 1980, et une troisième, à partir de 2000, qui atteint maintenant une échelle inconnue.

Dans votre essai vous soulignez qu’Antoine Gallimard (Madrigall) et Vincent Montagne (Média-Participations) ont eu beau jeu de s’opposer farouchement à la fusion Hachette/Editis alors même qu’ils sont à la tête de groupes qui, selon vous, répondent aux mêmes logiques économiques et financières…
Oui, il y a évidemment un double langage. Vous pensez bien que Vincent Montagne, avec les positions que son groupe occupe dans le domaine de la BD, des jeux vidéo, du multimédia, a des ambitions très importantes. Tout comme Antoine Gallimard. Au passage, il faut d’ailleurs souligner une décision qui n’est pas très chic d’un point de vue éthique. Lorsque Madrigall a réorganisé le CDE et la Sodis, ses filiales de diffusion-distribution, ils en ont viré des dizaines d’éditeurs qui, s’ils étaient petits en termes de taille, étaient importants qualitativement parlant !

La levée de boucliers face à la possible fusion Hachette/ Editis et les nombreux départs d’auteurs phare de Fayard (Virginie Grimaldi, Jacques Attali, Alain Badiou…) laissent-ils penser à une fronde durable qui pourrait changer la donne ?
Il est vrai que le départ d’un certain nombre d’auteurs de Fayard est un signal fort. Est-ce-que pour autant ces départs vont être suivis ? Je n’y crois guère. Les auteurs ont besoin d’être édités dans des maisons d’édition qui vont leur offrir une mise en place suffisante en points de vente. S’ils n’ont pas la certitude, en quittant telle ou telle structure, qu’ils en trouveront une autre rapidement, la fronde s’arrêtera. Il faut aussi attendre de voir à quel acheteur Bolloré va vendre ses actions d’Editis. Cela va être déterminant, mais nous n’avons pour l’instant aucune piste.

À l’étranger, existe-t-il des situations d’hyper-concentration comparables ?
Absolument. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les phénomènes de concentration existent par exemple en Chine ou aux États-Unis. Là-bas, on attend d’ailleurs le résultat du procès qui s’est tenu à Washington le mois dernier, opposant le département américain de la Justice au groupe Bertelsmann, propriétaire N° 1 de l’édition Penguin Random House, candidat au rachat de Simon & Schuster. Imaginez que le chiffre d’affaires de Penguin dépasse les 5 milliards de dollars ! Au nom de la loi antitrust, il y a donc eu un procès que la presse américaine a résumé par l’expression « Big five or big for ? ».

Propos recueillis par Pauline Leduc