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Entretien avec Robert Tombs dans Libération

jeudi 18 mars 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié dans Libération, le 17 mars 2021.

Robert Tombs :
« Il n’y a jamais eu de système aussi démocratique que la Commune »

L’historien britannique, professeur émérite au St John’s College de l’université de Cambridge, est l’un des plus grands spécialistes de l’insurrection de 1871. Il explique à Libération les dessous d’une aventure politique sans équivalent, et n’hésite pas à briser des légendes solidement ancrées.

Auteur notamment d’une thèse sur l’armée versaillaise et d’un ouvrage très remarqué, traduit en français et mis à jour en 2016 sous le titre Paris, bivouac des révolutions, Robert Tombs est souvent considéré, avec Jacques Rougerie, comme l’un des deux meilleurs historiens de la Commune. Le chercheur a remis en cause un certain nombre de mythes associés à l’événement, provoquant parfois la polémique, comme lorsqu’il a revu à la baisse le bilan de la Semaine sanglante [1]. Il revient pour Libération sur différents aspects de la révolte parisienne.

Peut-on, en quelques mots, décrire la nature de la Commune de 1871 ? C’est une révolution ?
C’est la grande question. Disons qu’il s’agit d’une insurrection spontanée, inattendue. Comme l’a dit Jacques Rougerie, on peut l’interpréter comme le « crépuscule » d’une tradition révolutionnaire parisienne, beaucoup plus que comme une « aube ». Cette tradition remonte évidemment à 1789, mais revient notamment pendant les années 1830, ou lors des journées de juin 1848. Avec la fin de la Commune, c’est aussi la fin d’une pratique révolutionnaire organisée, en un sens, autour de la barricade. Il y a également la vision marxiste, décrivant l’événement comme le prototype d’un nouveau genre de révolution et d’État révolutionnaire. Marx, Engels et Lénine ont beaucoup contribué à élaborer cette idée et le Parti communiste a, pendant longtemps, fait sienne cette interprétation. Donc il y a ces deux visions et d’une certaine manière, on peut dire que les deux détiennent une part de vérité : si la Commune marque effectivement la fin d’un type d’insurrection « sans culotte », il faut aussi considérer qu’elle a pu inspirer de nouvelles générations. Cependant, jamais une nouvelle insurrection parisienne de ce type n’a été à nouveau tentée. Avec la mort de la Commune, c’est aussi la naissance d’un « socialisme légal ». La tradition de la barricade est remplacée par la gauche parlementaire.

La Commune est, encore aujourd’hui, revendiquée par la gauche, même modérée.
Oui, elle est restée une source d’inspiration très forte. Par ailleurs, comme elle n’a pas duré, et je ne crois pas être cynique sur ce point, il n’y a jamais eu le moment de la désillusion. La plupart des révolutions, après tout, finissent par décevoir leurs partisans.

Il y a l’idée, dans une partie du monde politique, que Thiers a sauvé la République.
On ne sait pas ce que serait devenue la République : il est plausible de penser que si la Commune avait gagné, si l’armée versaillaise avait été battue aux portes de Paris, si l’Assemblée nationale s’était dispersée, alors on aurait peut-être eu une restauration monarchique. Donc on peut considérer qu’en ce sens-là, Thiers a « sauvé la République ». C’est un gouvernement républicain qui a restauré l’ordre, et il a pu dire au reste de la population, en province : « Vous voyez, la République ne risque rien, je suis le sauveur, je vais faire partir les Allemands, et si la Commune avait gagné, ça aurait été le chaos. »

Mais la Troisième République n’était pas du tout la même que celle voulue par les communards…
Absolument. C’est intéressant de voir que la Troisième République, qui a longtemps été vilipendée par les communistes comme étant un régime bourgeois, est devenue pour beaucoup le grand moment de la République. Je pense que lorsqu’on dit « les valeurs de la République » aujourd’hui, il s’agit surtout des valeurs de la Troisième. C’est évidemment quelque chose de difficile à accepter. La Commune, elle, voulait un gouvernement beaucoup plus démocratique, par la base, dans lequel les citoyens eux-mêmes seraient chargés de l’administration. On peut supposer que ça n’aurait pas duré longtemps, mais c’était leur idéal. Il n’y a jamais eu de système aussi démocratique. La Commune était peut-être unique, elle a repoussé les limites de ce qui était possible.

Au sein de la Commune, il y avait des divisions.
Oui, les communards avaient toutes sortes d’idées et pourtant, ils ont réussi à gouverner la ville. On parle souvent du « chaos » de la Commune, mais ils ont résisté et la vie a pu continuer assez normalement. Il y avait des socialistes, souvent membres de l’Internationale, plutôt proudhoniens, encourageant l’idée de coopération ouvrière ; une tendance néojacobine avec des idées plus « politiques » que « sociales » ; et puis le petit groupe des insurrectionnels blanquistes. Ces derniers avaient pris notamment le pouvoir dans la police et constituaient la tendance la plus radicale, certainement la plus violente.

Vous avez démonté un certain nombre d’idées reçues. Avez-vous un exemple de mythe encore vivace ?
Il me semble que l’idée de la Commune comme une sorte de mouvement féministe ne tient pas la route. Personne n’a donné le droit de vote aux femmes. Elles ont joué un rôle important, mais c’était déjà le cas en 1848 et même en 1789. La Commune n’a pas été quelque chose de très nouveau pour les droits des femmes.

Leur présence n’a pas été plus importante sur les barricades, comparé aux révolutions précédentes ?
Il y a une difficulté ici. À l’époque, ce sont les versaillais qui ont voulu faire croire que les femmes s’étaient battues sur les barricades. Le signe, pour eux, que la Commune était quelque chose d’atroce : « Les femmes se battent, qu’est-ce qui pourrait exister de plus extrême ? » J’ai essayé de regarder d’assez près les archives, et il existe peu de preuves du fait qu’elles se soient battues en masse. Elles étaient présentes, c’est sûr, mais la plupart étaient des infirmières, des cantinières, etc., qui remplissaient des rôles assez traditionnels. Donc il me semble que ce côté-là est un peu exagéré.

Les hommes communards n’étaient pas féministes ?
La gauche en général n’était pas féministe. On pensait que les femmes étaient plutôt à droite, qu’elles étaient catholiques, qu’elles voteraient pour les royalistes.

Quel a été le rôle du patriotisme ?
La défense de la France révolutionnaire et républicaine était absolument centrale pendant la guerre de 1870-1871 et pendant la Commune, ainsi que la défense de Paris comme foyer de la Révolution et avant-garde de la République. Être patriote voulait dire qu’on était prêt à se battre contre les Allemands, puis contre les royalistes de Versailles. On aimait s’habiller en uniforme, porter les armes. Il y avait une sorte de militarisme populaire au sein de la garde nationale.

Qu’est-ce que la garde nationale ? Était-elle aussi formée militairement que l’armée versaillaise ?
C’était une milice composée de citoyens armés. Elle qui avait été, sous l’empire et la monarchie de Juillet, une sorte de police bourgeoise chargée de maintenir l’ordre, est devenue une immense armée populaire pendant la guerre contre les Allemands. Beaucoup avaient fait leur service militaire et étaient formés au combat. À l’inverse, une grande partie de l’armée de Versailles était composée de jeunes conscrits, qui n’avaient pas beaucoup d’expérience militaire, parfois même aucune. Donc les troupes versaillaises ne constituaient pas forcément une « armée de métier » et la garde nationale celle « des civils ». Cette dernière était un pilier très important de la révolution.

Vous avez revu à la baisse le nombre de communards tués pendant la Semaine sanglante. Comment interpréter ce nouveau bilan ?
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de toute façon de la plus grande tuerie du XIXe siècle. J’ai longtemps hésité à faire cette recherche, parce que je savais que ça allait être un peu controversé. En fait, j’ai travaillé d’abord sur les versaillais, en essayant de comprendre ce qu’ils avaient fait ; pourquoi et comment ils l’avaient fait. Les histoires décrivant la ville jonchée de cadavres ne reflétaient pas exactement ce que je trouvais dans les documents. Ça n’a pas été une sorte de « massacre sans discrimination ». Les versaillais ont cherché les gens qu’ils considéraient comme les plus coupables : les étrangers, les chefs, les officiers de la garde nationale…

Il s’agit donc d’une répression plus ciblée et plus organisée ?
Exactement, et considérée comme légale. Il y a eu évidemment des massacres dans les rues, des gens pris les armes à la main et fusillés, mais on ne disait pas « on va tuer tous les communards », ce n’était pas du tout ça. Des prisonniers passaient devant des tribunaux, car il fallait découvrir qui étaient les meneurs.

Certains contestent votre comptage.
Vous savez, les recherches historiques sont toujours prêtes à être corrigées. Ce qu’on disait sur la Semaine sanglante était basé presque entièrement sur des écrits de l’époque, souvent de gens qui n’étaient même pas à Paris et qui parlaient de 50 000 fusillés, etc. J’ai donc essayé d’y voir un peu plus clair en regardant dans les archives. Si quelqu’un a trouvé d’autres preuves ou un argument pour réviser à la hausse le chiffre des tués, ce n’est pas quelque chose qui me froisserait. Je serais très intéressé.

Vous dites que la violence des communards était rare et brève ?
Oui. La plupart des élus de la Commune étaient des démocrates qui croyaient en la liberté, qui n’aimaient pas les arrestations arbitraires, la censure (les blanquistes, eux, avaient des idées beaucoup plus dictatoriales). Ils ont utilisé très peu de violence, que ce soit contre leurs ennemis ou contre leurs partisans. Ce doit d’ailleurs être une des seules armées de l’histoire qui n’ait jamais utilisé la force contre ses propres hommes. À la fin, c’est vrai, lorsque la Commune était sur le point d’être détruite, qu’on savait que des communards étaient fusillés en grand nombre, qu’il n’y avait plus d’autorité dans Paris, il y a eu des actes de vengeance sur les otages : des dizaines… à comparer avec les milliers de personnes exécutées sur ordre par les versaillais. C’étaient des actes de désespoir, jamais validés par la Commune ou par les commandants de la garde nationale.

À quelle époque l’étude de la Commune s’est-elle libérée du militantisme ?
C’est clair : ce sont les travaux de Jacques Rougerie dans les années 1960 et 1970, à l’époque extrêmement controversés, qui ont changé les choses. Il est allé contre l’orthodoxie du Parti communiste et est le premier à avoir travaillé avec les archives. C’est lui qui a révolutionné l’histoire de la Commune.

Votre nationalité a-t-elle joué un rôle dans votre vision de l’événement ? C’est tout de même significatif qu’un livre de référence sur la Commune ait été écrit par un Britannique.
(Rires). Être étranger fait qu’on est souvent vu comme neutre, on est moins soupçonné d’avoir des intentions politiques ou idéologiques. Donc j’ai bénéficié, je pense, de cette indulgence de la part de mes collègues français, qui ont considéré mon travail comme étant sans parti pris, ce qui j’espère est le cas. Évidemment, ce n’est pas « mon histoire », ce n’est pas l’histoire de mon pays. J’ai pu avoir beaucoup de sympathie pour les communards, j’ai une certaine affection pour pas mal d’entre eux, qui me semblent être des gens honnêtes ayant essayé de faire de leur mieux dans une situation atrocement difficile. Et je ne dirais pas que j’ai eu de la sympathie pour les versaillais, mais je comprends aussi comment ils ont vu la chose. C’est quand on vient de l’extérieur qu’on peut, dans un sens, avoir de l’« empathie » pour des positions très différentes. J’ai essayé de comprendre pourquoi les versaillais avaient tant détesté la Commune, et pourquoi les communards avaient fait cette révolution.

Récemment, vous vous êtes positionné en faveur du Brexit. Est-ce que vos collègues vous l’ont reproché ?
Certains oui. C’est un peu comme la Commune en France dans les années 1970, c’est une question qui provoque des émotions.

Est-ce que cette prise de position a un lien avec votre vision de l’histoire ? Avec la Commune ?
Quand on est historien, on ne peut pas faire autrement, on est toujours obligé de regarder les causes, la longue durée… Je ne sais pas si les communards auraient aimé l’Union européenne (rires). Est-ce que ma sympathie pour eux m’a amené à avoir des soupçons vis-à-vis de cette grande structure bureaucratique… ? C’est possible.

Propos recueillis par Gabriel Pornet

[1Dans un livre sorti le 4 mars (La Semaine sanglante, Libertalia), l’autrice Michèle Audin conclut à un bilan supérieur à 10 000 morts.