Le blog des éditions Libertalia

CQFD, une autre Zone à défendre (ZAD)

lundi 11 février 2013 :: Permalien

Dix ans, toutes ses dents mais plus un rond !
Il lance un appel pour rassembler 100 000 euros….

« Il reste 217 dollars dans les caisses de l’État zimbabwéen », annonçait récemment le site d’informations d’un journal de banquier. Voilà qui nous situe à peu près sur l’échelle globalisée de la fortune : CQFD est aussi riche, à quelques dizaines de dollars près, que le trésor public du Zimbabwe. Les sous qui nous restent ne suffiront même pas à payer l’impression du prochain numéro. Si nous vivions dans un monde raisonnable, les Zimbabwéens se la couleraient douce, les banquiers feraient la manche au feu rouge et CQFD triompherait. Mais nous vivons dans un monde déraisonnable où les flibustiers de la presse libre crèvent la gueule ouverte. CQFD, qui ouvre la sienne depuis dix ans, risque bien cette fois de devoir la fermer, et pour de bon.

En mai 2003, quand nous avons lancé notre premier numéro depuis la tanière marseillaise qui nous sert de vaisseau amiral, nous étions raisonnablement convaincus de ne pas faire de vieux os. Notre idée, c’était de faire le journal qu’on avait envie de lire, un journal sans chefs ni patrons, sans comptes à rendre ni bailleurs à cajoler, un canard d’expression directe pour les insoumis chroniques, les passe-frontières têtus, les aventuriers des minima sociaux, les déserteurs du marché salarial, les artistes de la grève, les bricoleurs de solidarités épiques, les réfractaires à l’ordre des choses. Une équipée collective de débrouillards impécunieux mais gourmands d’utopies, une exploration sociale menée au rire et à la sueur contre les vents dominants. Forcément, un tel journal n’était pas fait pour durer. Dix ans plus tard, pourtant, on est toujours là. Certains ont quitté le navire, d’autres sont montés à bord. On a bravé le mal de mer, le scorbut et les requins. On a tangué, on a morflé, on a tenu bon. On a vu du pays, tissé des réseaux, élaboré un savoir-faire, perfectionné l’art de produire un journal exigeant avec des bouts de ficelle et de belles rencontres. Bref, on y a pris goût. C’est vous dire qu’on n’a pas l’intention de lâcher l’affaire.

Mais, pour que l’aventure continue, on a besoin de vous. Et surtout de vos euros ! Oui, amis lecteurs fidèles ou épisodiques, compagnons d’escale ou camarades au long cours, vous avez bien entendu : le sort de CQFD est suspendu à vos poches, aussi dégarnies ou trouées soient-elles – et, peuchère, elles le sont vraisemblablement autant que les nôtres…

Comment une publication aussi rodée à la mouscaille en arrive-t-elle à la pénible extrémité d’appeler ses lecteurs à la rescousse ? Le cri de détresse pour journal sur la paille va-t-il devenir un genre à part, une discipline enseignée dans les écoles de journalisme, avec ses figures de style et ses trémolos savamment dosés ? Pourquoi la « crise de la presse », cette crise d’affairistes vaniteux et pleurnichards, ébranle-t-elle aussi à des degrés divers la quasi-totalité des journaux non marchands, dits « petits » ou « alternatifs », CQFD parmi tant d’autres ?

Il y a plusieurs explications. La première tient à la démobilisation des lecteurs. Depuis notre campagne d’abonnements de 2008, le nombre de nos abonnés n’a cessé de s’effriter, passant de quatre mille à deux mille en cinq ans. Nos ventes en kiosques ont suivi une pente à peine moins rude, avec deux mille exemplaires écoulés aujourd’hui contre trois mille en 2008. Imputable sans doute aux effets cumulés de la lassitude, des fins de mois longues et difficiles et d’une désaffection générale pour la presse papier, cette dégringolade s’avère d’autant plus funeste pour nous que CQFD – encore heureux ! – ne dispose d’aucune ressource publicitaire, capitalistique ou népotique. À la différence d’une feuille moribonde comme Libération, qui peut toujours se blottir dans le giron moelleux d’un Rothschild, biberonner les subventions publiques (2,9 millions d’euros en 2012 [Source : la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC). À noter que le quotidien d’extrême droite Présent bénéficie lui aussi de cette manne étatique, avec une subvention de 227 000 euros en 2012.]) ou éditer un sac à pubs en guise de supplément, le mensuel au chien rouge ne peut compter que sur ses lecteurs. Plus précisément : ses lecteurs payants. Car l’audience de CQFD s’étend évidemment bien au-delà de son carré de fidèles solvables, grâce à ses abonnements gratuits pour les détenus et, surtout, à la mise en ligne gracieuse de ses articles sur son site Internet, auprès duquel des foules innombrables viennent avidement s’abreuver chaque mois. Et c’est très bien comme ça. Mais ce serait mieux encore si nos lecteurs sur écran franchissaient le pas jusqu’au kiosque, au bulletin d’abonnement ou à la bibliothèque municipale, au besoin pour exiger haut et fort que CQFD s’y trouve en bonne place, et en plusieurs exemplaires, s’il vous plaît.

La raréfaction des lecteurs « papier » n’a pas qu’une incidence économique. Elle assèche aussi le terreau social dans lequel un journal comme le nôtre puise sa force. C’est parce que ses exemplaires circulent de main en main que CQFD peut multiplier les rencontres stimulantes, obtenir des informations, s’ouvrir des pistes, être là quand ça chauffe, se faire engueuler, trouver de quoi réfléchir, parler, agir, écrire, dessiner, photographier. C’est pour ça qu’on y tient, à notre version papier : pas question de se recroqueviller sur Internet, outil oh combien précieux mais qui dématérialise et finalement dévitalise le rapport d’un journal à sa matière organique. Sans compter que le vacarme des imprimeries et l’odeur du papier, nous, on aime bien.

Seulement le papier coûte cher, de plus en plus cher. L’encre, les rotatives, tous les coûts de fabrication : hors de prix. Et puis, il y a Presstalis. Le géant de la distribution de presse en France, qui taille à grands coups de serpe dans ses effectifs et impose aux kiosquiers des conditions de vente si retorses qu’elles clochardisent littéralement toute une profession. La « crise de la presse » a bon dos. Les ventes s’effondrent, d’accord, mais la faute à qui ? Outre l’indigence de l’immense majorité des publications dont les Unes malodorantes dégueulent au nez du piéton, la stratégie d’étouffement appliquée aux titres à faible tirage rend de moins en moins attractif le détour par le marchand de journaux. Le cas de CQFD est parlant. En vertu d’une politique commerciale consistant à évincer les petits pour donner encore plus de place aux gros, Presstalis « répercute » sur nous une avalanche de frais dont les modes de calcul écœureraient un capo de la mafia new-yorkaise. Il y a deux ans, nos ventes en kiosques nous assuraient une recette astronomique de deux milles euros par mois, de quoi couvrir les frais d’impression du numéro suivant. Aujourd’hui, à volume égal, ces ventes ne nous rapportent plus que six cents euros. Même pour nous, c’est peu. Quand tous les canards indépendants auront été virés du circuit, quand les kiosques auront été remplacés par des boutiques Relay exclusivement dédiées aux programmes télé, aux DVD sous blister, aux cours de la Bourse, au péril islamique, aux régimes minceur et aux éditos de Christophe Barbier, sûr que la presse française aura fait un grand pas vers la « sortie de crise ».

D’autres facteurs concourent à notre débine actuelle. L’affaiblissement temporaire des mobilisations sociales se traduit mécaniquement par une chute des ventes militantes, lesquelles, à d’autres périodes, nous revigoraient en petite monnaie et bons moments. Si on ajoute à cela la suspension des regrettées éditions du Chien rouge et des revenus annexes tirés de la vente de nos livres, la faillite de notre diffuseur en librairies, Court-Circuit (huit mille euros dans la vue), et les coups de mou qui résultent inévitablement d’une pareille série rose, on comprendra que nos coffres sonnent creux.

Pour nous renflouer à un niveau opérationnel, il nous faut réunir cent mille euros (oui, 100 000 euros). Pour relancer la machine, repartir à l’abordage et éditer de nouveaux livres. C’est jouable avec seulement quelques milliers de chèques de cinq, dix, vingt euros... Par ici la monnaie, souquez les euros ! Abonnez-vous si ce n’est déjà fait. Réabonnez-vous si vous hésitez encore. Incitez vos cousins, vos frangines, vos voisins de comptoir et vos compagnons de bordée à faire de même. Nous comptons sur vous. Gros comme une maison que votre élan de solidarité va encore nous saboter notre droit à la paresse pour les dix prochaines années !

 www.cqfd-journal.org

CQFD

La Domination policière. Une violence industrielle

jeudi 7 février 2013 :: Permalien

La Domination policière. Une violence industrielle.
Mathieu Rigouste,
La Fabrique, 2012, 258 pages, 15 €.

Pour rédiger cet ouvrage de synthèse sur la police française, Mathieu Rigouste a eu recours à deux sources principales : les témoignages de terrain, recueillis auprès des « damnés de l’intérieur » (ceux qui subissent l’ordre sécuritaire) et les Mémoires ou autres récits nostalgiques et complaisants rédigés par d’anciens flics. À cette matière première s’ajoutent bien évidemment les recherches entreprises précédemment pour la rédaction de L’Ennemi intérieur (La Découverte, 2009) et Les Marchands de peur (Libertalia, 2011).

Cinq chapitres et 450 notes de bas de pages plus tard, on sort de la lecture particulièrement sonné. En dépit de quelques redites et d’une phraséologie anti-impérialiste trop appuyée, le nouvel opus de Mathieu Rigouste est solide et vaut d’être lu attentivement. Mêlant les registres (sociologie de l’émancipation, géographie critique, philosophie politique, manuel de résistance), cet essai démontre que le capitalisme sécuritaire se porte bien : les populations paupérisées sont de plus en plus ségrégées et reléguées spatialement, humiliées par une police qui pratique « l’enférocement » en s’appuyant de façon croissante sur les brigades anti-criminalité (BAC) qui tuent et mutilent en quasi-impunité. Avec force exemples, l’auteur décrypte la mentalité policière et démontre que les commandos policiers sont d’une grande rentabilité symbolique et financière pour l’État et le marché de la coercition. Il dissipe l’illusion d’une police humaniste : « Alors que la gauche de gouvernement se concentre sur la fabrication de polices d’occupation et sur l’augmentation des effectifs en tant que “service public”, la droite a plutôt tendance à étendre les polices de choc en favorisant le développement des technologies et la productivité policière. » En conclusion, « l’auto-organisation des opprimés face à la domination policière est une question de survie pour les quartiers populaires et leurs habitants ».

Le ventre est encore fécond…

lundi 21 janvier 2013 :: Permalien

Jeudi 17 janvier 2013, Dominique Vidal présentait son ouvrage Le Ventre est encore fécond à la librairie Tropiques (Paris, 14e). Nous lui avons demandé de remettre en forme ses notes, afin de faire profiter les lecteurs du blog de cette intervention, qui constitue une approche synthétique de son livre paru en novembre 2012.

 Voir aussi : la vidéo de l’intervention sur DailyMotion.

Le ventre est encore fécond…

La plupart des livres que j’ai écrits depuis 28 ans portent sur le Proche-Orient. Pourquoi en avoir consacré un aux extrêmes droites européennes ? D’abord parce que les Editions Libertalia me l’ont proposé. Mais aussi et surtout parce que la percée du Front national en France et de nombre de ses « partis frères » en Europe inquiète profondément le citoyen que je suis.

Marine Le Pen a certes perdu 1 % par rapport au cumul des pourcentages de son père et de Bruno Mégret en 2002, mais elle a recueilli – du fait d’une participation beaucoup plus massive – près d’un million de voix de plus. En outre, qualité rime avec quantité : selon les sondages « sortie d’urnes » sur lesquels les laboratoires de Sciences Po ont travaillé, elle a rassemblé 33 % des votes ouvriers, 23 % des votes employés, 23 % des moins de 35 ans et 30 % des non-titulaires du bac. Ces chiffres confirment la poussée du Front national dans l’électorat populaire non abstentionniste.

Or il ne s’agit pas d’un phénomène seulement français : il touche aussi nombre de nos voisins européens. Au total, lors des élections européennes de 2009 ou des législatives tenues depuis, les extrêmes droites ont frôlé ou dépassé 10 % dans 15 pays du continent : l’Autriche, la Belgique, la Bulgarie, le Danemark, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Lituanie, la Norvège, les Pays-Bas, la Russie, la Serbie, la Suisse et la Turquie. Dans six autres pays, elles ont franchi – ou presque – la barre des 5 % : la Croatie, la Lettonie, la Roumanie, la Royaume-Uni, la Slovaquie et la Suède.

À l’exception notable d’Aube dorée en Grèce, les partis qui percent le plus ne sont pas des mouvements néofascistes ou néonazis traditionnels, qui ne réalisent que des scores électoraux réduits – même lorsqu’ils ont certaine influence et sont capables de graves violences, comme c’est le cas, par exemple, en Allemagne fédérale.

En revanche, les formations qui ont entrepris une mutation de leur discours et de leur image pour s’adapter aux attentes de l’électorat et rompre le cordon sanitaire érigé autour d’elles en ont souvent bénéficié électoralement. C’est vrai d’un ovni comme le Parti pour la liberté héritier de la Liste Pym Fortuyn aux Pays-Bas. C’est vrai aussi de vieux partis conservateurs ou agrariens modernisés comme le Parti du progrès du Danemark ou celui des Vrais Finlandais.

Pionniers de ces mutations, Jörg Haider et son Parti de la liberté FPÖ parviennent à leurs fins en Autriche en 1999 : avec 27 % des voix, ils talonnent les socialistes et dépassent les conservateurs, dont le chef, Wolfgang Schüssel, leur offre quelques portefeuilles ministériels. Habile, cette tactique sème la zizanie entre tendances d’extrême droite rivales, qui se déchirent en 2005. 

À l’inverse de son homologie autrichien, l’Italien Gianfranco Fini coupe très tôt le cordon ombilical qui le reliait à son passé néofasciste. Son flirt avec Silvio Berlusconi accélère la transformation, dès 1994, du Mouvement social italien (MSI) en Alliance nationale (AN), prélude à la création, inédite dans l’histoire italienne, d’un parti de droite « à l’européenne », à cheval entre les traditions populaires de la Démocratie chrétienne allemande et du parti gaulliste français.

Elle aussi convaincue de la nécessité d’une modernisation qui ouvrirait au Front national les portes du pouvoir, via une alliance avec une partie de la droite traditionnelle, Marine Le Pen rêve d’être un Fini fidèle… aux convictions de Haider. Contrairement au portrait complaisant esquissé d’elle par les médias, elle n’a pas inventé la mixture si particulière de socialisme, de nationalisme et d’islamophobie qu’elle sert aux Français depuis son élection à la présidence du Front national.

Pour s’en convaincre, il suffit de relire l’allocution de son père à la fête de Jeanne d’Arc du 1er mai 2010 : « Marine me disait l’autre jour, à propos de ce discours “Jaurès et pas Thorez !” Et pourquoi pas ?! Avant que le Parti communiste français et les syndicats n’eussent trahi les ouvriers en acceptant la mondialisation et l’Europe et en devenant immigrationnistes, Georges Marchais ne réclamait-il pas son arrêt immédiat et ne défendait-il pas le “Produisons français” ? » Et Jean-Marie Le Pen d’enfoncer le clou : « Il avait raison, comme nous avions raison. Et pourquoi ne pas le dire : cette gauche là, qui vit encore, celle de la défense des opprimés, des exploités, des petits patrons, des petits fonctionnaires, des petits paysans, est certainement plus éloignée de la gauche américaine des Strauss-Kahn et des Aubry que de nous [Voir www.frontnational.com/?p=4708#more-4708] ! »

Au-delà des spécificités de chaque pays, plusieurs points communs forment le terreau de cette poussée des extrêmes droites :

 D’abord les conséquences de la crise. Comment oublier qu’après les « Trente Glorieuses », nous avons vécu les « Trente Douloureuses » ? Comme Claude Dubar le souligne dans La Crise des identités [Claude Dubar, La Crise des identités. L’interprétation d’une mutation, PUF, « Le lien social », Paris, 2010, p. 166-169], rappelant les travaux de Michel Verret, les licenciements, le chômage et les retraites forcées provoquent souvent une « crise morale ». Ceux qui se sont « vus ainsi niés, humiliés, exclus du travail, “jetés” » éprouvent alors un « ébranlement de croyances vitales ». Aux pertes matérielles s’ajoutent « des perturbations relationnelles et un changement de la subjectivité » qui « touchent à ce qu’il y a de plus profond et de plus intime dans son rapport au monde, mais aussi à soi ». Ces secousses sont « identitaires » parce qu’elles perturbent l’« estime de soi ». D’où une souffrance « impossible à supporter », qui engendre un « repli sur soi » dans lequel ne subsiste que l’identité « primitive », issue des « liens “primaires”, familiaux, communautaires ». Voilà comment peut surgir ou resurgir « l’Autre, l’ennemi (ou le traître) de ma communauté, de mon groupe culturel, symbolique ou humanitaire : le bouc émissaire ».
 Le second point commun, c’est donc le racisme. À l’Est, celui-ci vise surtout les Juifs et les Tsiganes. À l’Ouest, il se focalise sur les musulmans. Tour à tour, l’affaire Merrah, la campagne électorale présidentielle et la bataille interne pour la présidence de l’UMP ont montré le niveau sans précédent atteint en France par l’islamophobie. Il en va hélas de même dans la plupart des États d’Europe occidentale.
 Au-delà, la xénophobie propre à cette mouvance est évidemment inséparable de l’hostilité à l’Europe et à la mondialisation. D’où une forte tentation de repli sur la nation, considérée comme une forteresse hors du monde, à laquelle répond la proposition du Front national et de plusieurs de ses partis frères de sortir de l’euro.
 À toutes ces conséquences de la crise s’ajoute l’incapacité de la gauche comme de la droite de lui apporter des solutions. Le Front national peut ainsi se présenter comme la seule force qui n’a jamais été au pouvoir, face à l’« UMPS » - ce que Jean-Marie Le Pen appelait la « bande des quatre » quand le Parti communiste français était encore un grand parti.
 Tout cela permet à sa fille de réaliser ce qu’on pourrait appeler le « rassemblement des cocus » : ceux du mitterrandisme comme du chiraquisme, du jospinisme comme du sarkozysme – et, demain, du « hollandisme » ?

Là se trouve peut-être la racine fondamentale de l’actuelle poussée des extrêmes droites : dans la manipulation des doutes et des peurs que suscite, à travers de très larges secteurs de nos sociétés, la « mise en flottement » des identités. L’expression est du sociologue Patrick Michel, directeur du Centre Maurice Halbwachs. L’exemple de la religion permet de mesurer l’ampleur de ce « flou » :

 des enquêtes récentes indiquent que 44 % des Français sondés affirment ne pas croire en Dieu, soit 24 % de plus qu’en 1947 [Voir www.ifop.com/media/poll/1479-1-study_file.pdf]. Et, même parmi les 51 % des Français qui se déclarent catholiques, seuls 52 % assurent… croire en Dieu !
 Ce bouleversement en cours dépasse évidemment le seul domaine religieux : il touche à toutes les autres dimensions – biologique, psychologique, relationnelle, sexuelle, professionnelle, culturelle, politique, idéologique, etc. – qui dessinent le profil de chacun de nous. Tous ces « marqueurs d’identité » sont devenus flous : genre, sexualité, génération, appartenance nationale, statut professionnel, sensibilité politique, croyance, etc.
 Sinon, comment interpréter la coïncidence entre le déclin des idéologies, des grandes Églises, des partis politiques et des syndicats, mais aussi, simultanément, la banalisation du divorce, l’acceptation de l’homosexualité, la multiplication des « modèles » de famille, etc. ? Chacun se trouve en mouvement dans tous les aspects de sa vie et se définit donc moins par des étiquettes que par son itinéraire propre.

Cette réalité nous offre – si nous nous en donnons les moyens – la liberté de reconstruire et de nous reconstruire, mais elle peut aussi, faute de points de repères solides, nous rendre victime de toutes sortes de manipulations. C’est exactement le sens du lifting du Front national opéré par Marine Le Pen. Aux attentes d’un électorat désabusé, orphelin de la gauche comme de la droite, le FN et ses partis frères proposent un cocktail de cinq discours :

 un discours anticapitaliste, qu’ils tiennent au nom des ouvriers, des employés, des artisans et commerçants, bref des « petits » ;
 un discours nationaliste, hostile à l’UE comme à la mondialisation ;
 un discours raciste, ciblant les musulmans et même l’islam en tant que tel ;
 ajoutons au passage que le virage des extrêmes droites européennes de l’antisémitisme à l’islamophobie a souvent transformé leur tropisme philo-arabe en soutien à Israël – lequel a même reçu en décembre 2010 une délégation de 35 dirigeants des extrêmes droites européennes, dont le Néerlandais Gert Wilders qui est allé haranguer les habitants d’une colonie juive de Cisjordanie afin qu’ils restent au premier rang du combat contre l’islam ;
 et enfin un discours libéral au sens anglo-saxon du terme, prônant les droits des minorités, y compris des homosexuels – d’où le « couac » de la manifestation contre le mariage pour tous, Marine Le Pen se retrouvant coincée entre sa base catholique intégriste et ses efforts en direction des homosexuels.

Si les extrêmes droites européennes ne progressent pas uniformément, si elles connaissent même des revers (comme récemment aux Pays-Bas et en Norvège), la tendance est globalement à la hausse, souvent rapide.

L’Europe serait-elle revenue aux années 1920 et 1930 ? Poser la question, c’est y répondre : aucun de nos États ne risque la prise et la monopolisation du pouvoir par un parti totalitaire, version Marche sur Rome de Mussolini ou lâche renoncement de la droite de Weimar devant l’ascension de Hitler. Et ni une guerre mondiale ni encore moins un génocide ne s’annoncent à nos portes.
Si la comparaison des situations historiques se révèle d’évidence absurde, celle des discours ne l’est pas. Marine Le Pen et ses homologues européens n’ont pas inventé la « potion magique » qu’il nous servent : socialisme et nationalisme mêlés renvoient non seulement aux partis fasciste et nazi, mais aussi à la tradition de l’extrême droite française. Laquelle, on ne saurait l’oublier, bénéficia du ralliement de transfuges, tels le communiste Jacques Doriot, qui mourut sous l’uniforme SS, et le socialiste Marcel Déat, dont la carrière de ministre de Vichy s’acheva à Sigmaringen, après avoir été tous deux piliers collaboration.

À la différence de leurs (récents) aïeux, les extrêmes droites mutantes rêvent, non de s’emparer seules du pouvoir, mais de conquérir l’hégémonie dans nos sociétés civiles pour conduire tout ou partie des droites dites « républicaines » à s’allier avec elles. En France, le développement de la « droite populaire », la campagne de Jean-François Coppé pour la présidence de l’UMP et le ralliement de certains intellectuels venus de la gauche, voire de l’ultragauche montrent que, le jour venu, le Front national ne manquera pas de partenaires possibles.

Les extrêmes droites européennes feraient-elles du gramscisme sans le savoir ? Dans ses Carnets de prison [Gramsci dans le texte, Éditions sociales, Paris, 1975], le théoricien marxiste Antonio Gramsci écrivait : l’État « n’est que la tranchée avancée de la bourgeoisie, derrière laquelle se trouve un système de casemates (appareils d’État de contrôle, culture, information, école, formes de la tradition) qui excluent la possibilité d’une stratégie d’assaut, puisqu’elles doivent être conquises une à la fois. C’est pourquoi une guerre de positions est nécessaire, c’est-à-dire une stratégie dirigée vers la conquête des différents et successifs niveaux de la société civile »…

« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde » : ainsi se conclut la pièce de Bertolt Brecht intitulée La Résistible ascension d’Arturo Ui. Comme celle du gangster de la pièce, comme celle de leurs aïeux, l’ascension des extrêmes droites européennes n’est certainement pas irréversible. A condition qu’on les combatte efficacement.

Mon rôle d’historien et de journaliste s’arrête là. Il ne me revient pas de dire comment cette bataille doit être menée. J’ai juste une certitude : la petite main, le « touche pas à mon pote » ne suffisent pas. Au-delà du terrain moral, il importe de répondre au quotidien, sur le terrain, aux questions que se posent les centaines de milliers de nouveaux électeurs gagnés par les extrêmes droites, en France comme chez nos voisins. Afin de leur redonner une perspective d’issue à la crise.

Pour l’instant, en France, je crains que Marine Le Pen ne soit la principale bénéficiaire de la politique menée par le gouvernement depuis huit mois comme de la radicalisation de la droite confirmée par la bataille pour la présidence de l’UMP…

Merci de votre attention !

Dominique Vidal, historien et journaliste, collaborateur du Monde diplomatique.

Rengainez, on arrive !

mercredi 16 janvier 2013 :: Permalien

Le mensuel Le Combat syndicaliste de janvier 2013 vient de publier un long entretien avec Mogniss H. Abdallah. Nous le reproduisons in extenso. Merci à Mari pour la communication du fichier

 À lire aux éditions Libertalia : Rengainez, on arrive !

Rengainez, on arrive !

Mettre fin à l’impunité des crimes policiers et racistes. Les révéler quand ils sont étouffés. Les analyser par l’angle social quand ils sont cantonnés aux faits divers et à la « délinquance ». Les inscrire dans une histoire coloniale quand ils sont énoncés comme étant le fait de minorités à qui l’on reproche de s’être « communautarisées » et « islamisées ». Malgré des décennies de mobilisations allant en ce sens, la tâche reste ardue et pour cause.

Les luttes entendant dénoncer les crimes racistes et sécuritaires sont anciennes et pourtant peu relayées, ou au cas par cas, sur le moment, rarement dans la durée. Il en va de même des luttes de l’immigration revendiquant l’égalité qui sont comme reléguées aux oubliettes sitôt une mobilisation visible achevée. Qui se souvient par exemple de la première Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, dont l’idée germa aux Minguettes sur fond de « reconquête des zones interdites », de « pacification » policière des cités et de développement du FN ? C’est aussi à cette même époque qu’apparaît ce que l’on appellera plus tard l’« islamophobie » ou « racisme anti-musulmans », attribué à l’extrême droite mais largement attisé par le PS qui le premier en formule les grandes lignes, reprises en chœur par tout l’échiquier politique.

En 1984, quatorze familles de victimes de crimes racistes ou sécuritaires viennent se planter devant le ministère de la Justice, sur le modèle des Mères de la place de Mai argentines. Au-delà de leur demande de rencontre avec le ministre et de leur dénonciation des crimes dont ont été victimes leurs proches, ce sont aussi les beaux quartiers parisiens qui sont investis. Et cette appropriation d’un lieu qui leur est a priori défendu et/ou inaccessible est elle aussi tout un symbole. Ces familles sont accompagnées de personnes qui avaient participé à la Marche de l’année précédente, qui avait réussi à fédérer assez massivement et dans des milieux variés.

Mais la question du rapport avec ces soutiens « extérieurs » se pose constamment. De même que celle soulevée entre avocats et familles. Au final, ce sont encore des Français bien blancs et aux situations sociales plutôt bonnes pour ne pas dire aisées ou des avocats techniciens qui parlent en lieu et place des familles et agissent au nom d’enfants d’immigrés, habitants des cités, victimes de violences et de crimes racistes et sécuritaires. La nécessité de l’autonomie des luttes et de l’auto-organisation s’impose.

Une association dénonçant ces crimes est mise en place, mais tout n’est pas simple : pour certaines familles, leurs enfants ne sont pas seulement noirs ou arabes, mais aussi (et surtout) jeunes. Et quand la victime est blanche, un certain malaise se fait jour : comme l’explique Mogniss H. Abdallah, « les victimes arabes ou noires » semblent assignées à « un certain type de violence raciste dont la nature serait forcément distincte de la violence sécuritaire anti-jeunes subie par les Blancs. Mais qui, en creux, méconnaît le fait que les victimes arabes ou noires sont aussi, pour la plupart, des jeunes parmi leurs pairs ».

C’est au travers du prisme d’une étude chronologique et d’une analyse des rapports de forces, mais aussi de solidarités, et du processus de mise en place d’une auto-organisation que Mogniss H. Abdallah revient sur près de quarante ans de ce pan de l’histoire sociale trop peu exploré. Son récit est riche et sans concession et parvient à faire état de ces luttes avec justesse tout en en révélant des contradictions souvent difficiles à surmonter.

Engagé dès le milieu des années 1970 dans le mouvement des médias libres, Mogniss H. Abdallah a participé à la création de l’agence IM’média en 1983 et n’a depuis cessé de s’engager dans et aux côtés des luttes de l’immigration et de divers mouvements sociaux. Et rares sont les personnes qui font preuve de tant de ténacité dans ce domaine. Il fait partie de ces militants investis dès la première heure autour de ces problématiques et qui continuent, contre vents et marées, à garder le cap dans leur combat pour l’égalité et un monde plus juste. Qui d’autre mieux que lui pouvait raconter cette histoire ?

Entretien avec Mogniss H. Abdallah autour de son dernier livre, Rengainez, on arrive ! Chroniques des luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires, contre la hagra policière et judiciaire des années 1970 à aujourd’hui.

En 2000, tu publiais le livre J’y suis, j’y reste ! Les luttes de l’immigration en France depuis les années soixante (éditions Reflex, Paris) qui faisait la part belle aux luttes sociales et ouvrières, aux solidarités entre Français et immigrés, à la mise en place d’un autre type de lutte par les deuxième et troisième générations. Dans le livre que tu viens de sortir, tu abordes plus spécifiquement les luttes contre les crimes racistes ou sécuritaires depuis les années 1970, ces crimes touchant essentiellement les populations issues de l’immigration et vivant en banlieue. Ces deux ouvrages sont bien sûr complémentaires…

Au départ il y avait un projet de réédition de J’y suis, j’y reste !, épuisé depuis des années. Les éditions Libertalia m’avaient demandé de réactualiser le manuscrit en développant une nouvelle partie sur les luttes menées dans les années Sarkozy, mais le tout commençait à prendre des allures encyclopédiques, en cherchant à articuler luttes des sans-papiers, évolution des revendications de l’immigration « légale », révoltes des quartiers populaires et mouvement social global. Bon, ça sortira peut-être un jour. En attendant, j’ai proposé un texte centré sur l’un des axes constants de cette histoire, la lutte contre les crimes racistes ou sécuritaires. Cela m’a semblé d’autant plus nécessaire qu’une idée reçue voudrait qu’en France il n’y aurait plus de « crimes racistes », mais seulement des « bavures » policières. Or la racialisation des discours dominants et le développement de l’idéologie sécuritaire, y compris par la gauche de gouvernement, aboutiront inéluctablement à de nouveaux drames. Aujourd’hui, les plus directement ciblés sont les musulmans ou supposés tels, et il y a aussi les Roms. Pour autant, je rappelle aussi que la tentation sécuritaire ne vise pas que les Arabes et les Noirs, mais plus généralement les « salauds de pauvres » ou ces jeunes « à qui il faudrait une bonne guerre ». Parmi les victimes des coups de flingue ou de la pression policière, il y a aussi des Français blancs, ils ne doivent pas être oubliés au nom de la seule lutte contre le racisme ! Si je reprends pour titre « Rengainez, on arrive ! La chasse est fermée », l’un des slogans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, c’est aussi une manière de renouer avec l’idée plus offensive d’alors qu’il faut « désarmer les beaufs, les flics et les milices privées » et s’opposer à la logique de la militarisation policière contre « l’ennemi intérieur ».

La question de l’autonomie des luttes traverse tous tes travaux, mais aussi ton engagement. Dans Rengainez, on arrive !, il est d’ailleurs souvent question d’instrumentalisation, de méconnaissance mutuelle voire de défiance, comme si deux mondes qui s’ignorent vivaient et évoluaient en parallèle sans (presque) jamais se rencontrer. Pourtant, « autonomie » pourrait aussi rimer avec « convergence », mais tu parles à un moment de « décalage social » voire « culturel » : peux-tu approfondir ?

Le « décalage social ou culturel » dont il est question, c’est par exemple Fazia, la sœur de Djilali Ben Ali, un jeune Algérien tué à Barbès (Paris, XVIIIe) en octobre 1971, qui en parle à propos des militants débarquant soudainement dans le quartier avec leur discours préconstruit et leur côté donneur de leçon gauchiste. Ou encore, lors de la campagne Justice pour Abdel Benyahia, jeune des 4 000 à La Courneuve tué par un policier le 6 décembre 1986, le même soir que Malik Oussekine. Les militants humanistes ou d’extrême gauche mettent en avant qu’ils sont contre la prison en général, alors que la famille et les amis réclament la requalification des faits en « homicide volontaire » et l’incarcération du meurtrier. Ce qu’ils obtiendront à la suite d’une campagne contre les discriminations d’une « justice à deux vitesses » : la liberté pour les meurtriers offrant de « bonnes garanties de représentation » d’un côté, et de l’autre la prison pour la « racaille » des cités, coupable de délits souvent mineurs.

Pour les amis d’Abdel, l’argument « la prison pour personne » est abstrait et n’offre aucune perspective concrète. « Vous voulez quoi ? Qu’on fasse justice nous-mêmes ? », répliquent-ils. Il ne s’agissait pas tant de s’identifier à la répression du système dominant que de jouer sur les contradictions mêmes de ce système et de sa justice inégalitaire. Entre-temps, la gauche est repassée au pouvoir (en 1988) et beaucoup de militants ont disparu de la circulation. Ils étaient présents pour dénoncer une police aux ordres de Pasqua-Pandraud, mais dès que ceux-ci n’étaient plus au pouvoir, les militants de gauche n’étaient plus intéressés par l’affaire. La famille et les amis d’Abdel se sont retrouvés bien seuls lors du procès. Un procès qu’ils ont pourtant en partie « gagné », dans la mesure où le meurtrier a été condamné pour « homicide volontaire » à sept ans de prison ferme. À l’annonce du verdict, le père d’Abdel s’est alors adressé au public pour lui dire : « On n’est pas là pour que ces gens-là [il désigne les policiers] aillent en prison. On est là pour qu’ils ne tirent pas encore, on est là pour les vivants ! » J’ai trouvé sa lucidité impressionnante. Son principal objectif, c’était de faire reconnaître la culpabilité même du meurtrier et d’en finir avec le sentiment ambiant d’impuissance face à l’omnipotence policière. Au-delà des discours idéologiques, il y a bien là de quoi converger. Je tiens d’ailleurs à rappeler que monsieur Benyahia et les frères d’Abdel ne se sont pas repliés sur leur seule affaire. Ils ont été présents aux initiatives du comité des familles des victimes de la répression policière des manifestations étudiantes de décembre 1986. Ils ont ainsi répondu à l’appel à l’unité du père de Jérôme Duval, un étudiant blessé, qui avait déclaré lors d’un meeting à La Courneuve : « Il ne faut pas croire que les Français de souche soient à l’abri des violences policières. »

Tu fais état de l’émergence d’une nouvelle figure de « classe dangereuse » dans les années 1970 avec l’apparition des « lascars ». Or les questions sociales et coloniales ne peuvent être dissociées : ne s’inscrivent-ils pas en effet dans la continuité de leurs parents, stigmatisés notamment pendant la guerre d’Algérie ?

La figure du « lascar » des cités qui émerge dans les années 1970-1980 est nouvelle par deux aspects. D’abord, la société française découvre tout d’un coup les enfants des travailleurs immigrés alors que ceux-ci sont encore trop souvent représentés comme des célibataires peuplant les foyers Sonacotra, frustres et parlant mal le français, vivant en marge de la société et n’ayant en tête que le retour au bled. Or voilà que leurs enfants ayant grandi en France revendiquent leur place à part entière, « ici et maintenant », s’expriment et se comportent tel Gavroche qui connaît tous les recoins du Paris populaire et monte sur les barricades. Leur insolence est alors de plus en plus souvent sanctionnée par la prison puis l’expulsion vers le pays d’origine de leurs parents, mais ils restent ou reviennent clandestinement. Ils vivent et partagent aussi les révoltes de la jeunesse populaire de ce pays contre la précarisation structurelle du monde du travail, contre leur mise au pas par l’école et par un travail au rabais (intérim, etc.). Ils se révoltent aussi contre l’oppression intrafamiliale – c’est en particulier le cas de nombreuses filles. Alors à la question « Les jeunes s’inscrivent-ils dans la continuité des luttes de leurs parents ? », il faudrait insister sur le fait que les parents parlaient rarement de leurs expériences de souffrance et de lutte à leurs enfants, pour ne pas transmettre de traumatisme. Ils ont sacrifié leur vie pour que les enfants fassent des études, bénéficient d’une vie meilleure, etc.

Soulignons aussi que les discours militants des anciens étaient dominés soit par celui de l’Amicale des Algériens, dont les velléités d’encadrement étaient rejetées par les enfants qui ne croyaient pas non plus aux versions FLN héroïsées de l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne, soit par des militants d’extrême gauche surtout centrés sur la situation politique dans les pays d’origine. Je pourrais donner plein d’exemples du manque de transmission de l’expérience des parents aux enfants : ainsi, le père d’Abdel Benyahia n’a jamais évoqué à ses enfants sa participation à la manifestation du 17 octobre 1961 et le massacre d’État qui s’en est suivi. Mais à partir du moment où les jeunes s’engagent à leur tour dans des luttes, et dès lors que leurs parents les prennent au sérieux, les langues se délient. Dans mon film Douce France, la saga du mouvement beur, le père de Mohamed Hocine (qui a gagné dans sa lutte contre sa « double peine », c’est-à-dire une mesure d’expulsion après une peine de prison) raconte en famille la répression qu’il a lui-même vécue ce même 17 octobre 1961.

Les années 1980 semblent très fécondes en terme de mobilisations et de prise de conscience de la nécessité de s’organiser collectivement, tandis que pendant les deux décennies suivantes, le phénomène paraît décliner ou du moins prendre d’autres formes : on n’entend plus aujourd’hui parler du MIB et le Mouvement des indigènes de la République se concentre essentiellement sur la dénonciation de la continuité coloniale. Pourtant, depuis l’automne 2005 et ses « émeutes », la banlieue revient sans cesse sur le devant de la scène médiatique et on pourrait donc penser que le terrain est favorable à la construction de nouveaux mouvements collectifs porteurs d’analyses et de revendications plus globales…

Les années 1980 ont été celles de la prise de conscience : « On est chez nous ! » (un slogan paradoxalement repris aujourd’hui par le FN qui se pose en victime d’un racisme « anti-Français », son fonds de commerce restant « la France aux Français », aux « vrais » Français…). Mais de l’euphorie de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, on est passé aux désillusions : l’apparition de SOS Racisme et d’une « beurgeoisie » a relégué au second plan la réalité sociale. Simultanément, de multiples associations repliées sur le local se sont accoutumées à « gérer la misère » en contrepartie de subventions qui les ont rendues de plus en plus dépendantes.

Les années 1990 ont été celles du retour sur les banlieues ou quartiers populaires et sur les priorités sociales, dans une perspective politique. Le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) a été lancé en 1995, dans un contexte de convergences autour de mouvements sociaux offensifs (mal-logés, retraites, sans-papiers, chômeurs et précaires…). Le rap conscient était en vogue, le MIB a d’ailleurs bénéficié du soutien du groupe Assassin pour le lancement de sa campagne Justice en banlieue. Et les recettes assez conséquentes du CD 11’30 contre les lois racistes ont été reversées au MIB. Mais ça n’a pas duré, et la précarité militante au jour le jour a repris le dessus, avec le sentiment d’un éternel recommencement. D’où un réel découragement. « À quoi ça sert de passer sa vie à militer si c’est pour continuer à galérer sans fin ? » : cette complainte pose crûment la question sans cesse différée de quel modèle économique serait viable pour une organisation pérenne de militants en situation sociale précaire, autour d’un projet politique autonome radical que les pouvoirs publics locaux ou nationaux ne vont évidemment pas subventionner. Le plus rageant c’est que d’autres ont « raflé le bénef » des mobilisations antérieures, en s’engageant dans des formes de business bien plus rémunérateur, je pense par exemple aux nouveaux affairistes qui prospèrent sur le créneau « musulman », un marché porteur qui capte une partie de ceux qui, issus de l’immigration et des quartiers populaires, ont connu une certaine mobilité sociale. Beaucoup de militants du MIB ont fini par chercher des solutions individuelles ou se sont repliés sur le local, intégrant des structures liées aux institutions du travail social. Dès lors, ils n’ont plus la même disponibilité militante qu’auparavant, qui exigeait d’être mobilisé à plein-temps. Ceci dit, les médias évoquent souvent les jeunes des banlieues, la drogue, les armes, les islamistes, les émeutes ou révoltes sporadiques… mais ne s’intéressent guère aux militants issus de l’immigration investis dans les organisations généralistes : je pense aux associations de femmes dans les cités, aux parents d’élèves, aux mal-logés et aux locataires qui résistent à la « gentrification » des quartiers, aux ouvriers syndiqués de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois, etc. À l’image du mouvement social global, leur action reste souvent défensive, mais elle recèle aussi un potentiel de contre-pouvoirs appelé à se développer dans la période de tensions sociales et politiques à venir.

Propos recueillis par Mari Otxandi / CNT Culture Aquitaine

La Capitana

vendredi 14 décembre 2012 :: Permalien

La Capitana.
Elsa Osorio,
traduit par François Gaudry,
éditions Métailié, 2012, 20 €.

Sur la première de couverture, une photo en noir et blanc de Gerda Taro et ce titre énigmatique en espagnol : La Capitana. Pas facile de comprendre qu’il s’agit là du livre attendu de l’auteure argentine Elsa Osorio (née en 1953), adaptation romancée de la vie de la militante communiste oppositionnelle Mika Etchebéhère (1902-1992), seule femme à avoir commandé une colonne – du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) – durant la Révolution espagnole.

Elsa Osorio explique sa démarche en postface : c’est en 1986 qu’elle entend parler pour la toute première fois de sa compatriote Micaela Feldman, dite Mika. Celle-ci est encore en vie et réside à Paris. Mais hasard du destin, la romancière ne la rencontrera jamais. Elle lit néanmoins le récit autobiographique Ma Guerre d’Espagne à moi (édité en 1975 par Denoël, réédité en 1998 dans la collection « Babel Révolution » d’Actes Sud). Puis, pendant vingt ans, Elsa Osorio accumule la documentation (témoignages, correspondance) et marche sur les traces de son héroïne. Elle passe enfin à la rédaction en 2007.

Le résultat est entre nos mains, probant, passionnant, précis, émouvant sans sombrer dans le pathos. Dans le genre, une réussite. Elsa Osorio répond aux exigences de la narration et rend justice à Mika Etchébèhere. Qui était-elle, d’ailleurs, cette combattante trop souvent occultée par son mari ?

Elle est née en 1902 à Moisés Ville (province de Santa Fe, Argentine), une communauté fondée par des Juifs de l’Est rescapés des pogroms. Très jeune, elle rencontre Hyppolyte Etchebéhère, compagnon d’amour et de luttes. Ensemble, ils fondent une revue, s’enthousiasment pour la Révolution russe avant d’en percevoir les limites et d’embrasser la dissidence trotskiste. Ils vivent à Berlin quand les nazis prennent le pouvoir (lire 1933. La Tragédie du prolétariat allemand, par Juan Rustico, pseudonyme d’H. Etchebéhère, Spartacus, dernière édition, 1993). Dès l’annonce du pronunciamento franquiste, le couple de militants internationalistes se rend en Espagne. Hyppolyte prend la tête d’une colonne du POUM, est abattu sur le front de Sigüenza en août 1936. Sa compagne reprend le commandement, s’impose en tant que femme et officier à la tête d’une colonne d’hommes non exempts de comportements machistes. Arrêtée par les tchékistes au printemps 1937, elle échappe à l’exécution sommaire grâce à l’intervention de son ami Cipriano Mera, le général de la CNT (lire Cipriano Mera Sanz, 1897-1975 : de la guerre à l’exil, Clément Magnier ; éditions CNT-RP, 2011). Le reste de son existence est décrit de façon elliptique : la joie que ressent la vieille dame lors du mouvement de Mai 68 ; son amitié avec le surréaliste Guy Prévan ; les dernières années en région parisienne. Il y a de fortes pages et du souffle dans ce récit où l’on croise René Lefeuvre, Kurt Landau, Alfred et Marguerite Rosmer, André Breton et qui rappelle invariablement le récit Nous cheminons ensemble entourés de fantômes aux fronts troués de Jean-François Vilar (Le Seuil, 1993).

Nicolas Norrito