Le blog des éditions Libertalia

Rengainez on arrive ! en accès libre

lundi 8 juin 2020 :: Permalien

Rengainez on arrive ! rend compte de la richesse des luttes contre les crimes racistes et sécuritaires, de la fin des années 1970 au milieu des années 2000, de Rock against Police aux dernières mobilisations du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB).
Cet ouvrage, rédigé par Mogniss H. Abdallah, l’un des acteurs importants de l’auto-organisation des quartiers populaires, a été publié en 2012. Il est toujours disponible au format papier.
En ces temps de forte mobilisation internationale contre les violences policières, sa lecture retrouve une particulière acuité.
Voici les fichiers ePub (2,8 mo) et PDF (7,5 mo), en accès libre.

Dixième tirage et une postface pour Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce

mardi 19 mai 2020 :: Permalien

Dixième tirage lancé ce jour pour le texte de Corinne Morel Darleux, une édition augmentée d’une postface d’après le confinement et reproduite ici.

Postface, mai 2020

Un an a passé depuis la première édition de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, en juin 2019.
Des mois extraordinairement denses sur le front des luttes sociales et écologistes, qui ont vu se succéder les opérations de collectifs écologistes radicaux, la répression policière sur les Gilets jaunes et les mobilisations contre la réforme des retraites. Une année déterminée, des blocages d’entrepôts Amazon aux représentations du Ballet sur le parvis de l’Opéra Garnier. Une année marquée, évidemment, par l’apparition du coronavirus dans nos vies, le confinement et les attestations de sortie. L’impensable d’une économie stoppée net, des aéroports et frontières fermés, l’ébauche d’un krach boursier, des émeutes de la faim et le pétrole qui s’échange à prix cassés. Un état d’urgence sanitaire qui ressemble à s’y méprendre à un arsenal de lois sécuritaires, la promesse d’une vie épiée par des drones, d’autorisations, de tampons et de cachets, de décrets pour nous intimer de ne pas s’embrasser.
Le paysage qui se dessine est celui d’un monde fissuré. Une ligne d’horizon au relief torturé, dont le tracé aurait été piétiné par un golgoth s’engouffrant dans nos vallées. Écorchant ici, rayant là, fracturant tout ce qui se trouve sur son chemin. Une topographie s’apparentant à un gigantesque jeu de destruction. Des sommets écroulés, des vallées ensevelies, des gouffres ouverts, des rivières asséchées et, au milieu de cette désolation, des êtres doués de raison qui ne savent plus où poser leur regard. Un monde qui n’en finit plus de s’effondrer sous son propre poids, celui des dénis, des échecs et des trahisons. Et une ligne de crête qui se rétrécit sous nos pas.
L’impression de flotter sans grâce au milieu d’un océan de désastres, bande de naufragés épars qui tapent des bras sur la surface et ne provoquent que l’écume entre les yachts qui passent, respirent par petites goulées leur dose d’air quotidienne avant de retourner sous la ligne de flottaison. Se demandant parfois si plus bas, à l’abri des radars, dans les bas-fonds, se noue la tectonique d’où jailliront les futurs volcans. Là, se disent-ils, dans les abysses qui recèlent tant de trésors et de surprises, de vie aussi, se trament peut-être d’autres étoffes qui certes n’auront pas la douceur de la soie mais auront la résistance du tissu entrecroisé de mille liens, mille fois remis sur le métier. Là se tapit le droit de couler en beauté.
Je navigue entre la surface et ces bas-fonds. Entre la partie visible et celle qui ne l’est pas, entre le public et l’intime, entre l’institution et l’anonyme. Entre le réel et la fiction. Victime d’une « suspension d’incrédulité » non consentie, cette suspension of disbelief qui consiste à désarmer, le temps d’un film ou d’une lecture romanesque, son esprit rationnel pour mieux se plonger dans la joie de l’improbable, de l’absurde, de la prestidigitation. Mais dans le réel, la suspension d’incrédulité tourne vite au malaise. Ce sentiment parfois de vivre dans un film, un malentendu, que quelqu’un va exploser de rire en pointant la caméra cachée. Où est la frontière entre fiction et réalité ? Est-ce qu’on peut se frotter les yeux maintenant et se réveiller ?
Hélas non. Il n’y a pas de caméra cachée. Pas de dernière page au roman ni de The End indiquant qu’il est temps de retourner au réel. Juste une gigantesque dystopie.
Dans cette dystopie, naturellement il y a encore de la beauté, des instants volés, des joies pures. Mais entouré d’un tel fracas, le sel de la vie soulage à peine. Quand on passe du printemps dans le Vercors aux images de la gare du Nord. Quand on récolte avec une excitation de gamine les premières fraises de la saison tout en relayant les informations sur les distributions des brigades solidaires et les occupations de McDonald’s à Marseille. Quand la joie de la journée est d’avoir sauvé une nichée de rougequeues noirs… Comment vit-on avec ce sentiment déchirant d’avoir toute la beauté du monde à ses pieds pendant que la forêt brûle et de ne pouvoir « sécher la larme d’une seule feuille » ?
Ici, la vie quotidienne n’a pas changé. Les tracteurs ont continué à circuler, les vignes à être cultivées et les brebis à pâturer. On a continué à pester contre les intrusions intempestives des chiens et des sangliers. On a salué le retour des hirondelles et des martinets. Les promeneurs ont continué à apparaître, avec ou sans chien, sur le chemin qui mène au col. Et pourtant, insidieusement, ce qui constituait notre présent est désormais relégué au passé. Le futur est impossible à prévoir. Nous sommes incarcérés dans un entre-temps, un interstice de l’histoire dans lequel il va falloir faire de nécessité vertu.
Refuser de parvenir, cultiver la dignité du présent, lutter pour sauver chaque gramme de beauté et savourer le vivant… L’obus nommé Covid n’a pas enterré le fil que je déroule dans ce livre. Si je devais le réécrire à l’aune des événements récents je ne le modifierais probablement qu’à la marge, tant le sentiment est puissant aujourd’hui que tout a changé pour que rien ne change. Que la pandémie qui nous frappe aujourd’hui ne pose pas tant de nouveaux jalons qu’elle ne marque davantage le creux des tendances qui étaient déjà là, passant et repassant pour mieux marquer le trait comme de l’ongle sur le bord d’une feuille pliée, jusqu’à pouvoir la découper.
L’écho de ce livre ne s’est pas démenti depuis sa sortie, j’en suis touchée et surprise. Ce petit essai qu’on disait inclassable, rédigé à la première personne du singulier contre toute bienséance académique, qui mêle l’intime et le public, le littéraire et le politique sans respecter les conventions du genre, a trouvé des milliers de lectrices et de lecteurs qui ont su puiser leur universel dans son singulier. Et ce, loin des grands boulevards médiatiques, en empruntant les chemins de traverse de la littérature buissonnière. Quelques grammes de réflexions et de munitions marines qui ont circulé de main en main, grâce au formidable engagement de libraires indépendants, à des lectrices et lecteurs qui se sont improvisé·e·s ambassadeurs et le conseillent, l’offrent, l’abandonnent sur un quai de gare ou un comptoir pour le faire voyager, l’emportent sur un voilier et le prolongent à leur main, chuchotant son titre, le mettant en musique, le transformant en refrain, en vers ou le plaçant dans la bouche de comédiens.
C’est très beau, l’épopée d’un livre qui vous échappe. Un texte qui vit sa vie. Plus beau encore, d’avoir le plaisir extrême, en tant qu’écrivaine, de recevoir des cartes postales de ses différentes escales. J’ai reçu des centaines de témoignages de vos lectures, soulignant les mots qui vous ont renversés, ceux qui vous ont fait réfléchir, douter, ceux qui semblaient écrits pour vous, les idées qui ont provoqué des élans, la découverte de Moitessier et l’envie de relire Les Racines du ciel, les mots qui font écho, ceux qui rassurent, réveillent, décident. J’ai reçu des photos de lucioles et de ce petit livre en vitrine, en bord de rivière, au milieu des tomates, en bord de périphérique ou sur une table de pique-nique. J’ai savouré chacun de vos récits plus personnels, témoignages de confiance que j’ai accueillis comme une heureuse réciprocité dans le fait de livrer un peu de soi. Venus de marins poètes, de mavericks enchantés, de néophytes ou de militants convaincus, ce sont autant de témoignages d’une dignité folle, parfois drôles, toujours touchants, qui me donnent le sentiment que tout n’est pas complètement mort. Et diable comme on en a besoin !
Ce livre, je l’ai accompagné pendant des mois aux quatre coins du pays dans ses accélérations et ses détours, au gré des invitations en librairie, de festivals grands et petits, de salles associatives en débats publics, d’arrière-cours improbables en lieux censément prestigieux, sur les ondes de radios libertaires et associatives, à travers les lignes de blogueurs passionnés et de journalistes affûtés. Je l’ai croisé dans les salons et les cuisines de camarades de luttes, de voisins, d’activistes et d’intellos, de précaires et de radicaux. Je l’ai entendu bruisser dans les conversations de militants, apprentis ou expérimentés, dans les regards d’amies imparvenues, de pisteurs de sauvage et de romanciers généreux. J’ai suivi sa trace chez les adeptes de la beauté et les fans de poésie, chez des consultants en rupture de ban, des paysans engagés, des navigateurs émus et des amis, tout simplement… Je veux ici remercier chacun de vous d’accompagner ce petit livre avec autant de sensibilité, de confiance et de constance.

Le pouvoir de l’écriture, des mots comme munitions, je l’avais expérimenté en tant que lectrice mais je n’osais y croire en tant qu’autrice. J’aurais trouvé ça laidement présomptueux de ma part. J’ai grandi avec des livres, des romans qui m’ont accompagnée dans mes moments de solitude, m’ont sauvée de moments pénibles en ouvrant des échappées, m’ont nourrie. Ma gratitude envers les auteurs qui savent offrir les mots qui évadent, envolent et consolent est infinie. Envers celles et ceux, surtout, qui savent raconter une histoire, nous y emmener avec grâce, fantaisie et finesse, celles et ceux qui construisent des mondes, des univers entiers, qui font pouffer, sangloter ou frissonner juste en alignant des lettres sur une page. J’ai toujours trouvé ça magique et remarquable. La fiction, l’imaginaire… Aujourd’hui que le réel est devenu si pesant qu’on a du mal à retrouver l’échappatoire que représente la fiction, voilà ce que j’aimerais offrir encore. Des récits, des paysages et des personnages comme autant de renforts qui sauvent ne serait-ce qu’un instant de l’ennui, de la morosité, de la médiocrité, des naufrages et du dévissage de la société.
Je souhaite profiter de l’occasion qui m’est donnée avec cette postface pour réparer un oubli. Pendant le confinement, j’ai été dans l’incapacité de renouer avec la fiction. Prise dans la virulence de l’actualité, ensevelie sous les informations, les conseils de lecture, les dossiers à lire absolument, les sollicitations pour donner mon analyse de la situation, soutenir des initiatives, relayer des actions, relire des textes, signer des tribunes… L’imaginaire siphonné par cet amoncellement de réponses à fournir et d’invitations à décliner, épuisée d’avance par le nombre de notifications arrivées pendant que j’écopais péniblement le raz-de-marée de ma messagerie, j’ai eu le sentiment très désagréable que ma capacité à m’évader du quotidien avec un bon livre ou à écrire en faisant preuve d’un minimum de créativité s’était tarie.
C’est Jack London, comme souvent, qui m’a sauvée de cette panne momentanée. Le premier roman que j’ai rouvert pendant le confinement a été Radieuse Aurore, un titre mésestimé dont je gardais un souvenir enchanté. En quelques pages, je me suis retrouvée sur les pistes des chercheurs d’or du Klondike. Mille fois je suis tombée amoureuse de cet aventurier robuste, joueur et capricieux et mille fois je l’ai quitté furieuse. J’ai arpenté avec lui la Sonoma Valley avec la gratitude de celle qui débouche d’une ruelle grise et humide un soir d’hiver pour entrer dans une clairière ensoleillée et noyée de fleurs. Surtout, je m’en suis voulu d’avoir oublié de faire une place à Radieuse Aurore à côté du Morel de Romain Gary tant ce personnage est l’archétype du rise and fall : son ascension dans les sphères de la finance, l’appât du jeu et de l’alcool qui déforment les traits, la fortune qui saccage le droit au bonheur, les combines sans pitié et, soudain, la révélation amoureuse d’une femme, le choc esthétique et sensoriel d’un territoire et de ses paysages qui conduisent au refus de parvenir, la libération par le dépouillement du superflu, la simplicité retrouvée d’une vie harmonieuse… Radieuse Aurore avait toute sa place dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Une place d’honneur.

De l’honneur, du courage, de la robustesse, de la simplicité et de l’élégance, il va nous en falloir notre ration quotidienne pour absorber les prochains chocs qui viennent, qu’ils soient sanitaires, climatiques ou économiques. Pour suivre les pistes ouvertes par les différentes initiatives d’entraide auto-organisée nées dans les marges du confinement. Pour résister à la destruction du monde, aux atteintes à nos droits et à nos libertés, pour assurer nos subsistances et faire le tri dans nos priorités. Alors prenez soin de vous, ne cédez rien de ce qui vous est singulièrement essentiel, autorisez-vous le beau et le sauvage. N’oubliez pas la tectonique des interstices et des bas-fonds. Dévorez les journées avec grâce. Et Carpe that fucking diem.

Corinne Morel Darleux

Libertalia cherche un espace de stockage

lundi 18 mai 2020 :: Permalien


C’est un joli coin du Haut Montreuil, situé rue Pierre-de-Montreuil (ça ne s’invente pas !), au cœur du fameux site des murs à pêches, endroit où l’on produisit, des siècles durant, tous les fruits écoulés par le Ventre de Paris. On a peine à croire que l’on se situe à quelque cinq kilomètres de la capitale tant tout est verdoyant et dégingandé. On y croise des poules, parfois des chèvres. Dans les friches industrielles, la vie n’a jamais cessé, le quotidien s’est réinventé. Horticulture, menuiserie, mécanique…

C’est vers 2015 que l’ami Jérôme, animateur de la brasserie artisanale La Montreuilloise, nous a accueillis à bras ouverts, nous permettant de stocker, bon an mal an, environ 40 000 livres. Bière locale et bouquins, un petit paradis.
Las, ces derniers mois, les prédateurs du béton ont pris conscience de la valeur spéculative de l’endroit. On ne sait pas encore ce que deviendra ce havre de paix, mais il semble promis à sinistre avenir.

En attendant, les gueux doivent quitter la place. Jérôme cherche un nouveau local pour brasser ; nous, on cherche un autre endroit où stocker. On a certes entreposé des milliers de livres dans la cave de la librairie, mais que faire des 20 palettes restantes ? Les pilonner, certainement pas. Les envoyer chez un stockeur à 200 kilomètres, on préférerait éviter aussi.

Si vous entendez parler d’un local à vendre, fût-ce un box, à prix modique et dans notre périmètre, faites-nous signe !

Entretien avec Louis Janover. Acte IV

dimanche 17 mai 2020 :: Permalien

« Curieusement, quand je rencontre Lautréamont, je l’interroge et je m’interroge à distance sur ce que je garde de lui, alors que la lumière de Nerval éclaire toutes mes rencontres poétiques et que sa poésie me rappelle à lui jusque dans la vie quotidienne. »

Est-ce le surréalisme qui t’a conduit à la poésie du XIXe siècle ? Et plus précisément à Nerval et Lautréamont ?

La démarche s’inscrit en sens inverse ! Le romantisme et ses suites ont orienté ma sensibilité vers le surréalisme. Après Vigny, Musset, Lamartine je suis arrivé à Baudelaire et Verlaine, qui m’ont tout apporté, et au-delà, puis j’ai fait le bond de Rimbaud au surréalisme. Mais c’est à cet endroit que tout s’est décalé et que je n’ai jamais pu combler la distance qui s’est installée dans mes jugements sensibles entre mes lectures et mes passions et la direction prise par le groupe dans le domaine poétique. Les déclarations proclamatoires pour établir la liste des lectures, « Lisez / Ne lisez pas », et une généalogie de la révolte ne coïncident pas forcément avec mes propres orientations.
Curieusement, quand je rencontre Lautréamont, je l’interroge et je m’interroge à distance sur ce que je garde de lui, alors que la lumière de Nerval éclaire toutes mes rencontres poétiques et que sa poésie me rappelle à lui jusque dans la vie quotidienne.
Pour revenir à cette saison, je dois dire que mes réactions rejoignent celles du Grand Jeu et de Fondane et que c’est cette ligne névralgique qui m’a toujours mis en retrait de ce que j’ai pu connaître dans le groupe. Paradoxalement, si par la voie de la poésie je suis venu au surréalisme, cette voie m’écartera dès l’origine du mouvement sans jamais m’en séparer. Lautréamont et Nerval sont en quelque sorte les révélateurs de cette disjonction.
La main de l’avant-garde s’appesantit sur la sensibilité quand on voit André Breton, dans le Second Manifeste, peser les valeurs de l’un et de l’autre dans la balance surréaliste : « On comprend mal que ce qui tout à coup vaut à Rimbaud cet excès d’honneur ne vaille pas à Lautréamont la déification pure et simple. » Cette remarque met bien en lumière la différence entre le Grand Jeu, qui ne revendique en rien la place d’une avant-garde, et le surréalisme déjà enfermé dans le cercle enchanté d’une reconnaissance culturelle fondée sur la subversion – ce qui donne à Lautréamont la place éminente qu’il ne revendique nullement. C’est la théorie qui commence à donner congé à la poésie, et c’est pourquoi nous retrouvons au bout de ce chemin la bifurcation qui nous sépare du chemin tracé par le surréalisme. La réponse de Fondane montre à quel endroit la sensibilité poétique se sépare de l’expression de l’avant-garde, à quel endroit la hiérarchie est justement pour elle petit objet de l’humour noir. « Nous ne nous sentons le goût de déifier qui que ce soit, mais cédons volontiers à M. Breton pour toute canonisation à venir. Unique, si Rimbaud l’est, c’est que malgré toute notre bonne volonté il est et demeure “indéifiable”. »
La dualité Lautréamont/Nerval éclaire ces deux versants de la révolte ; elle nous indique les pôles magnétiques vers lesquels la poésie nous oriente. Nerval représente ce que Roger Gilbert-Lecomte appelle « l’étoile du devenir ». La transparence entre la vie et l’œuvre est unique, sans aucune rhétorique pour nous faire partager l’errance dans la ville et dans la mémoire. Et cette unité décourage tous ceux qui réclament au poète l’explication sans laquelle ils ne peuvent rien en savoir.
Et pour Lautréamont, il nous faut revenir aux hyperboles et à la surenchère de Breton, en en retournant l’argument destiné à placer la référence phare du surréalisme au-dessus de celle du Grand Jeu. Car cette promesse de déification pure et simple faite par Breton au Comte, quel sens a-t-elle, sinon de faire entendre la voix du surréalisme aussi haut que celle de Lautréamont ? Ni Nerval, ni Rimbaud ne sont de taille, et l’on peut dire que Breton a bien compris qu’il avait là le point crucial qui permettait de délimiter le surréalisme d’avant-garde, à ne pas dépasser. Benjamin Fondane sera le seul à sentir la véritable mesure de Lautréamont dans la mouvance surréaliste, et de donner à cette voix sa véritable résonance. Que nous font entendre Les Chants de Maldoror ? « Il y a dans le désespoir de Maldoror un ton, un haussement de voix, une attitude apprêtée et voulue qui font que sa voix nous arrive comme grossie par un méchant microphone, cependant que celle de Rimbaud garde le timbre, les modulations, l’accent, la pureté de la voix humaine quel que soit, par ailleurs, le tourment ou le délire qui la trouble. Lautréamont parle pour le lecteur, déclame ; on y sent sourdre à chaque instant le ton de la prédication, l’enflure romantique et romanesque, le genre maudit, l’assurance de l’homme qui enseigne ce qu’il sait bien ne pas savoir et qui s’attribue une mission parmi les hommes, une mission prophétique. »
Dans Rimbaud le voyou, Benjamin Fondane éclaire les deux faces de Lautréamont, d’un côté, l’exagération dans la représentation du Mal, pour franchir les limites et rapporter à Dieu et à la Morale ce qui leur appartient, de l’autre, l’immoralité du Bien en réponse pour justifier l’exagération. Où est la poésie dans cette double hypertrophie du Moi ? Lautréamont ouvre ainsi la nouvelle ère située « aux confins de la folie romantique », là où commence un nouveau chapitre de l’histoire de la littérature et de l’art, qui se projette sur le surréalisme.
Prenons Artaud ! Il sera présenté comme un élément surajouté à la mouvance des origines, et dont il fallait se libérer pour que le mouvement puisse prendre son essor. Dans les Entretiens, Breton en parle uniquement pour l’écarter par des remarques positives faites pour creuser la distance avec le surréalisme. En fait, Artaud est à la fois inscrit dans la chair du surréalisme et d’autre part il trace un autre sillon, « la transfiguration du possible », par sa seule présence et sans avoir à développer une théorie de rechange. Il en est de même du Grand Jeu et d’autres poètes indéchiffrables sur la grille surréaliste. Tout le surréalisme d’après-guerre consiste à justifier la grande séparation, à en faire l’évidence, ce que Nadeau, ses critiques et ses successeurs vont échouer à comprendre.
Il convient, par opposition au temps de l’avant-garde, de mettre l’accent sur le temps de la poésie ; sur ce parler sensible qui reste en mémoire et se fait entendre après lecture, car cette voix unique nous aiguille toujours vers ce lieu où l’incertaine poésie se clôt sur l’absolue certitude : il y a chez Artaud, chez Laforgue, chez Baudelaire, chez Verlaine, chez Aloysius Bertrand le poème, et il imprime sa marque sur tout ce qui va venir, car il n’est en vérité d’aucun temps et reste à jamais la mesure de l’œuvre. Il nous dit tout, Artaud, avec le « Bulletin de souscription » de Tric Trac du ciel qui est de la tonalité des Adresses surréalistes qui portent son empreinte : « Simplement, un homme s’essaie à sentir, mais ne s’accueille que quand il se retrouve vraiment au plus haut point de lui-même. Il ne renonce ni au sentiment, ni à la liaison supérieure, ni à la domination de l’esprit. Il fait tenir le prix de son sentiment dans la densité poétique qui l’enveloppe, dans la qualité et la force de l’impulsion qui lui sont données. Il a cherché avant tout à se perdre dans ses poèmes et que le lecteur s’y perde avec lui. »
Cette densité, on la retrouve dans l’esprit du Grand Jeu, sans qu’il soit besoin d’une quelconque allégeance pour dire une communauté de pensée qui se lit à chaque instant de ce compte rendu. Nerval a fait de « El desdichado » ce plus haut point de lui-même, et il est là, sans passé, sans présent, sans avenir, le temps éternel de l’œuvre poétique. Aussi dirons-nous que la récitation du poème est toujours résonance d’une voix, et cette voix nous guide infailliblement, elle est le chemin, elle est la voie. « La parole est soudaine, et c’est un Dieu qui tremble » : qui d’autre qu’Apollinaire pouvait nous faire sentir cette crainte et ce tremblement ? Qui d’autre que Roger Gilbert-Lecomte pouvait se fondre dans la vision de Nerval à ce point qui défie le temps, aux antipodes du lieu vers lequel convergent les avant-gardes qui demandent toujours que leur critique du passé leur ouvre un nouveau chemin ?
 Un mot sur Sade ! Peut-être convient-il de s’interroger sur les vertus révolutionnaires dont il a été gratifié, sur le point de discorde névralgique entre l’émancipation et son contraire, quand on voit qu’un critique, Patrick Vassort, dans un texte sur « Sade et l’esprit du néolibéralisme », découvre aujourd’hui dans son œuvre l’aspiration à un « “monde parfait” de la production sexuelle avec […] le fantasme et la représentation d’une productivité record, elle-même absolue […] ». Chez lui, le rapport au corps devient tayloriste avant Taylor, car il répond aux exigences de « la recherche névrotique du capital dans sa volonté de production, de reproduction et de développement » ? Sommes-nous si loin de ce degré d’aliénation quand une même logique strictement capitaliste-marchande attend des femmes qu’elles revendiquent leur prolétarisation à l’égal de l’homme comme un progrès par rapport à leur esclavage et réclament la socialisation de leur condition ?

Entretien avec Louis Janover. Acte III

samedi 9 mai 2020 :: Permalien

« Nous étions pour notre part les enfants du surréalisme, et notre critique gardait la conviction absolue que le mouvement avait indiqué la direction dans le domaine de la poésie et de l’art, mais que les voies qui devaient y conduire n’étaient pas celles empruntées par le mouvement. C’est là le point de rupture avec les situationnistes, qui se reporte sur tous les domaines de la critique. »

Situationnistes, Front noir, y avait-il pour toi et tes amis un au-delà du surréalisme ?

C’est après guerre qu’a lieu le renversement de perspective qui s’accompagne d’une recomposition des formes de critique sociales et culturelles. Après le grand nettoyage, le passé est remis à jour ! Le surréalisme réellement existant va occuper progressivement le devant de la scène artistique et les querelles sont destinées à définir comment son histoire sera interprétée et racontée, quels auteurs, quelles écoles et quels peintres occuperont la première place. Avec Dada, le surréalisme devient le référent révolutionnaire du milieu culturel, il déborde les frontières et son antistalinisme en fait d’une certaine manière un pôle d’attraction.
Mais paradoxalement, et à l’envers de toutes les conclusions historiques qui en seront tirées par la suite, ce n’est pas la révolution surréaliste qui donne le ton de la révolution en cours, mais a contrario de ce qu’on avait laissé entendre ou de ce qu’on avait espéré, c’est l’accommodement du « non-conformisme absolu » aux nécessités d’une renouvellement en profondeur du principe de création artistique. Et fatalement, cette interrogation critique se rapporte à la remise en cause du passé.
Dans la première décennie de l’après-guerre, le surréalisme en tant que groupe n’est plus à même d’occuper le terrain resté vacant. Pourtant, par ses découvertes, par son rapport au politique, par la virulence de sa critique des cocus du vieil art moderne il a partout dans le domaine artistique porté la création à la limite, et reste le seul groupe d’avant-garde susceptible de combler le vide. Sa tâche sera désormais de réoccuper l’espace qu’il avait déjà délimité en montrant qu’il n’y avait pas d’autre perspective dans ce domaine que de lui rendre le terrain creusé à sa mesure. Et il s’y emploiera ! Dans une société en voie de recomposition, et libérée des arriérés grâce aux largesses intéressées d’un capitalisme made in USA, naît une couche sociale mouvante, et une partie de cette intelligentsia incarne la volonté de se libérer des fausses oppositions, donc de sortir du cercle des contradictions dans lesquelles se sont perdus les surréalistes. Elle est de retour à la case départ qui fut celle de la révolution surréaliste – mais le référent n’est plus le même, et tout va dépendre de la manière dont se pose désormais la question d’une rupture qui garde intacts les principes posés au départ.
Logiquement, le surréalisme voit apparaître de nouveaux contestataires qui partent d’où était arrivée l’intelligentsia réfractaire. Critiques de l’aliénation de la vie quotidienne, qui englobe l’art et la morale bourgeoise dans les phénomènes de réification, ils se situent à cet extrême où se remet en cause le stalinisme et le capitalisme libéral. La révolution est à l’ordre du jour, mais quelle révolution et quel lendemain ?
Les situationnistes retrouvent dans la société d’après-guerre l’attente, qui fut celle des surréalistes, d’un bouleversement social radical, à cela près que les références ont changé de place. Les termes de l’antinomie parti/conscience révolutionnaire se sont profondément transformés, le PC domine comme organisation bureaucratique désormais intégrée à la société bourgeoise, et d’autres forces que celles de la classe ouvrière pèsent dans la balance des idées.
La poésie, la littérature, l’art – tout est passé au crible par une intelligentsia qui, au centre de ce ballet dialectique, va ramasser le fil brisé de la Révolution surréaliste pour renouer avec une conception du mouvement qui permette de surmonter les contradictions des origines. Les situationnistes cristallisent toutes les critiques dans une nouvelle synthèse, et l’on peut dire que leur remise en cause va de soi, et qu’elle touche toutes les zones sensibles du surréalisme. L’avant-garde part donc du point où était arrivée l’intelligentsia réfractaire, et englobe dans sa critique le surréalisme, dans sa double dimension, politique et artistique. À chaque interrogation qui fut celle de Breton correspond la réponse critique qui les portera au-delà de ce qui était considéré par le groupe comme la limite indépassable de cette remise en question.
D’où le paradoxe qui renvoie au cœur du problème : conception de l’art, recours aux procédés de l’automatisme psychique pur, critique de la vie quotidienne et rapport au marxisme et à toute la constellation née de la révolution d’Octobre — les nouveaux venus se heurtent aux anciennes contradictions toujours à l’œuvre et ils y répondent par la subversion de toutes les valeurs. La forme que prend leur opposition les place en rupture de ban, mais comment aller au-delà des limites tracées par les surréalistes au service de la révolution ; et comment mettre au jour l’expression d’une radicalité nouvelle alors qu’on dénie ce qui dans le surréalisme même échappe à cette réduction et renvoie à l’éthique et à la poésie ? Ce n’est pas en supprimant la désinence « isme » que l’avant-garde perd sa fonction et ses ambitions ; ou que le marxisme retrouve sa classe d’origine.
Nous étions pour notre part les enfants du surréalisme, et notre critique gardait la conviction absolue que le mouvement avait indiqué la direction dans le domaine de la poésie et de l’art, mais que les voies qui devaient y conduire n’étaient pas celles empruntées par le mouvement. C’est là le point de rupture avec les situationnistes, qui se reporte sur tous les domaines de la critique.
La volonté qui les guidait face aux autres groupes rivaux, la nécessité d’opérer un dépassement pour définir leur place dans l’histoire des idées, cette fonction, dans un milieu dépendant d’une classe encore en suspens dans l’histoire, les empêchait selon nous de voir ce qui dans le courant surréaliste restait fidèle à l’esprit de la révolution surréaliste en dépit de l’occultation des données d’origine. Le fait de ne retenir de l’histoire désormais construite que les moments de rupture et de régression va faire des intellectuels dissidents les prisonniers de leur critique du surréalisme et du marxisme, dont les orientations seront calquées sur les mises en demeure du moment, dominées par les discussions autour des problèmes théoriques. L’éthique sera repoussée dans le domaine de la morale, et la confusion sera le ton de l’époque.
Né des querelles de cette époque, je retrouve dans mon rapport au surréalisme et au groupe situationniste les apories mais aussi les passions poétiques qui s’impriment dans Front noir et constituent une mémoire bien particulière. Se définir par la critique du surréalisme, c’était à nos yeux la remise en cause de ce qui a donné au surréalisme cette supériorité sur les autres mouvements. La critique de tout ce qu’il a été et qui est devenu le mouvement littéraire et artistique le plus important s’est fondée sur une certaine idée du « non-conformisme absolu », expression chargée de toutes les incertitudes d’une certaine révolte : elle définit la subversion comme mise en cause des critères de la morale dominante dans les milieux culturels, la forme de révolution qui s’attaque aux modes de pensée aliénés à l’intérieur du système. Position ambiguë donc, mais qui préserve la dimension poétique en préservant la liberté de pensée face aux impératifs de la théorie et du politique. L’écrivain devant la révolution, c’est l’écrivain qui doit lutter pour préserver cette part d’infini que Crevel assume jusqu’à la mort.
Breton est l’expression théorique et poétique de ce paradoxe absolu, et c’est en réponse à cette tension qui peut paraître contradictoire que le surréalisme va donner naissance à ces mouvements qui lui demandent ce qu’il en est de sa victoire – ou de sa défaite. Tout est à double face et vers quelle face se tourner dès lors que l’on entend rester fidèle à la révolution surréaliste sans dénier au surréalisme d’avoir en premier lieu changer la vue ? La généalogie de la révolte poétique porte la marque de cette irréparable césure.
Comme dans toutes les avant-gardes, c’est à la marge que résonnent les paroles qui sont celles d’une communauté d’esprit et ne portent pas encore le timbre d’une avant-garde capable de les unir en une seule et d’araser les différences. Comment faire en sorte de parler d’une seule voix ? On sent poindre le sentiment d’une fracture irréductible dans les voix dissidentes de Gaëtan Langlais, de Le Maréchal, d’autres encore qui impriment leur marque dans cette histoire sans y laisser leur nom.
Tout tourne en vérité autour de la critique acerbe qui nous fut faite d’avoir défendu la fonction artistique, fausse querelle car le sens ne prêtait guère à confusion.
Les situationnistes répondent de façon virulente à Front noir dans le n° 10 (mars 1966) de l’Internationale situationniste, non sans solliciter le texte : « Les idéologues de Front noir ont cru brouiller les pistes en proclament qu’ils ont décidé d’être “artiste” au-dessus de toute appellation contrôlée – de même qu’ils espèrent s’affranchir d’un seul coup de la notion d’avant-garde en l’identifiant entièrement à la pratique léniniste. » Comme Maxime Morel en fait la remarque, jamais, sauf de manière ironique, les membres de la revue n’ont revendiqué ce statut d’artiste tout court. Tout au plus soulignent-ils qu’il n’est pas pire de se dire artiste tout court que de proclamer que l’on refuse cette identité alors qu’on en assume la fonction. Et si Gaëtan Langlais et Le Maréchal apparaissent, de qui s’agit-il ? Que l’on mesure leur œuvre à l’art ne réduit pas leur révolte, au contraire, encore faut-il savoir l’assumer.
Le concept de double structure, et donc de double tendance, rend compte tout aussi bien du destin de Dada, auquel nous avons consacré une large place dans notre ouvrage sur La Révolution surréaliste. André Breton est l’illustration de ce déchirement, car il tente d’arbitrer ce conflit durant toute l’histoire du mouvement. « Le surréalisme se déploie entre le théorique et l’artistique et crée l’espace permettant à Breton de prendre place à cet endroit du dispositif idéologique. » C’est ce que nous avons mis en lumière dans Le Rêve et le Plomb.
Les deux tendances du surréalisme cohabitent et s’équilibrent jusqu’au début des années 1930, date où le surréalisme amorce très largement cette évolution vers une autonomie de l’art surréaliste. Ainsi, la rupture avec le PCF a permis à l’art surréaliste de s’émanciper des diktats de la politique, mais cette séparation facilite l’inversion de l’ordre des priorités : la tendance artistique prend insensiblement le pas sur la tendance révolutionnaire, même si l’interrogation révolutionnaire marque toujours les déclarations du mouvement. Avec la Libération, c’est le monde culturel qui va pousser la porte pour entrer dans la véritable modernité.