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Trop jeunes pour mourir, sur le Samarra blog

jeudi 8 janvier 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Trop jeunes pour mourir sur le Samarra blog (décembre 2014)

Le 20 novembre dernier, les rayons de toutes les bonnes librairies se sont garnis d’un épais volume intitulé Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre, 1909-1914. Son auteur Guillaume Davranche signe ici son premier ouvrage, nourri d’un travail parallèle collectif : l’écriture du Dictionnaire biographique du mouvement libertaire français aussi connu sous le nom de Maitron des anarchistes. 
Parti pour écrire une histoire de la Fédération Communiste Anarchiste (FCA), l’auteur avoue avoir été happé par son sujet et l’avoir progressivement élargi à l’exploration du paysage politique et syndical des années d’immédiate avant-guerre. Le livre s’arrête quand le conflit commence.
Marqué par le goût de l’archive, l’ouvrage de Guillaume Davranche s’inscrit dans une grammaire historienne à la E.P. Thompson : celle d’une histoire des sans-noms, des sans-grades, des contestations. Il fourmille de personnages hauts en couleurs restés relativement méconnus croisant pourtant le fer avec la fine fleur de la classe politique de l’époque. Leurs engagements quotidiens, leurs hésitations ont pour partie alimenté et façonné cette période d’incertitude, lourde de menaces et de tumultes.

Votre livre se situe dans une temporalité assez courte qui s’étend de 1909 à 1914, pouvez-vous nous dresser un tableau du paysage politique de l’époque et de ses enjeux ?
Il y a en fait plusieurs temporalités qui se chevauchent sur cette période, et qui correspondent aux trois logiques imbriquées qui conduisent le récit.
Primo, du point de vue politique général, 1911-1914, c’est le véritable « avant-guerre ». Du coup d’Agadir, en juillet 1911, à la crise européenne de juillet 1914, l’engrenage est enclenché, qui, via la Tripolitaine, les Balkans et la course aux armements, va mener à la conflagration générale. Durant ces trois années, le gouvernement français prépare activement la guerre, avec une politique très volontariste de « réarmement » matériel et moral du pays. La propagande militariste et nationaliste est constante.
Secundo, du point de vue du mouvement ouvrier, la période 1909-1914, jusque-là mal connue, succède à la période « héroïque » de la CGT. Après l’ascension dans l’enthousiasme, on entre dans une période de doute, qui voit l’échec des grandes grèves (PTT, rail, bâtiment) et une crise de confiance du syndicalisme révolutionnaire qui va aller jusqu’à une crise ouverte à partir de juillet 1913.
Tertio, du point de vue révolutionnaire, la période 1910-1914 voit l’émergence de la première organisation libertaire française – la Fédération communiste anarchiste (FCA). Alors que le célèbre hebdomadaire de Gustave Hervé, La Guerre sociale, abandonne sa ligne antimilitariste et antipatriote, la FCA la maintient et devient le nouveau centre de gravité du mouvement révolutionnaire.

Ce qui frappe dès les premières pages de Trop jeunes pour mourir, c’est que leur lecture fait immédiatement jaillir les sources de l’historien. On le devine plongé dans les procès verbaux d’assemblées générales par exemple ou dans la presse anarchiste de l’époque. Sur quelles sources avez-vous travaillé pour ce livre ?
Le noyau dur de mes sources, ce sont les rapports de police : deux énormes cartons, ainsi que quelques cartons annexes, conservés aux archives de la préfecture de police de Paris. Le ou les mouchards infiltrés dans la FCA produisaient plusieurs rapports par semaine, qui ont constitué ma matière première. Pages 351-355, je mets d’ailleurs un peu en scène ces sources, pour donner la mesure du maillage policier dans les milieux révolutionnaires de l’époque. Mais, sauf exception, j’ai renoncé à intégrer cette source-là dans les notes de bas de page. Cela aurait été fastidieux et pas très parlant.
J’ai préféré réserver les notes de bas de page à ma deuxième source : la presse de l’époque, qu’elle soit militante ou grand public. Parce que citer un titre de presse, le titre de l’article et son auteur, cela apporte déjà, en soi, une sacrée valeur ajoutée.
Ma troisième source, la plus délicate à manier, ce sont les Mémoires de militants, et il y en a peu : Louis Lecoin, Georges Dumoulin, Pierre Monatte…
La quatrième source, ce sont les études qui ont porté sur cette période, généralement sur un aspect particulier : Madeleine Guilbert (1964) pour les femmes ; Christian Gras (1971) sur la fédération des Métaux ; Jean-Jacques Becker (1973) sur le Carnet B ; Gilles Heuré (1997) sur Gustave Hervé ; Dominique Kalifa (2009) sur le bagne militaire, etc. Hormis Édouard Dolléans – mais de façon peu convaincante –, peu d’historiens ont proposé une approche globale de cette période, et ils l’ont fait de façon très succincte, en prologue à leur travail sur 1914-1918 : Alfred Rosmer, Annie Kriegel et Maurice Labi. Aucun n’avait proposé un récit précis, ne serait-ce que des luttes de cette époque.
Je vais enfin citer quelque chose qu’on ne peut pas vraiment considérer comme une source, mais qui peut être utile pour capter l’ambiance militante de l’époque : les écrivains prolétariens comme Henry Poulaille (Le Pain quotidien, Les Damnés de la terre) et même, dans une certaine mesure, Georges Navel (Travaux). Enfin, un bouquin que je trouve exemplaire du point de vue de la narration : L’Homme hérissé. Liabeuf, tueur de flics, d’Yves Pagès.

Vous menez une réflexion qui articule histoire par le bas et histoire nationale. Dans quelle mesure la recomposition et les luttes internes à la nébuleuse anarchiste travaillent/façonnent pour partie le paysage politique national ? Était-il important dans votre démarche d’arriver à rendre compte de ce « peuple militant » dans toute sa gouaille, ses hésitations, ses revirements ?
Ce qui se jouait dans le mouvement anarchiste pouvait avoir une influence directe sur l’orientation de la CGT, ce qui n’était pas rien pour la conduite de la lutte de classe. C’est un enjeu important durant le second semestre 1913, quand la FCA et ses alliés, qui structurent la gauche de la CGT, pèsent de toutes leurs forces pour faire passer leurs thèmes, notamment leur sévère critique du « fonctionnarisme syndical » (on dirait aujourd’hui la bureaucratisation).
C’était très important pour moi de cerner au plus près la pensée des militantes et des militants de l’époque, afin de comprendre le pourquoi – pourquoi ont-ils agi ainsi ? Qu’ambitionnaient-ils réellement ? Pouvaient-ils faire autrement ? J’ai envie qu’une légère angoisse étreigne un certain lectorat, et le fasse douter, sur le mode : « Et nous, qu’aurions-nous fait à leur place ? » C’est le meilleur remède contre la « condescendance de l’historien » et les jugements à l’emporte-pièce. Que ce soit à travers ce livre ou dans les articles que j’ai pu écrire pour le mensuel Alternative libertaire, j’ai toujours cherché à écrire une histoire à hauteur d’homme, engagée, et qui nous amène à nous interroger sur les pratiques et les stratégies de notre époque.

Le livre sort en plein lancement du centenaire de la Grande Guerre et s’arrime à ce conflit. Quelles problématiques lient guerre et anarchie ? Quelle place pour le pacifisme là dedans ?
On ne peut, de ce point de vue, détacher l’anarchisme du mouvement ouvrier en général. La CGT travaillait à rendre possible une « grève générale révolutionnaire » en cas de déclaration de guerre. La FCA, qui se concevait comme la fraction la plus déterminée du mouvement ouvrier organisée, projetait, en cas de grève générale et de soulèvement populaire, de fomenter le « sabotage de la mobilisation ». Il s’agissait de saboter les rails, les fils télégraphiques, les tunnels, les viaducs… pour empêcher l’armée française de se rendre à la frontière. Et, profitant du désordre général, les anarchistes pensaient neutraliser les pouvoirs publics, et faire la révolution.
Tout cela commence à être conceptualisé en 1911, et se trouve synthétisé fin 1913 dans une brochure clandestine, En cas de guerre, qui est tout à fait de son temps, constituant un étonnant manuel insurrectionnel adapté à l’ère du syndicalisme révolutionnaire, synthétisant l’expérience du défunt blanquisme, de la Commune de Paris, de la Révolution russe de 1905 et du sabotage ouvrier des années 1909-1911, qui avait marqué les grèves des PTT et du rail.
Quant au mot « pacifiste », plutôt lié à certaines associations bourgeoises qui militent pour l’arbitrage des conflits internationaux, il est peu usité dans le mouvement ouvrier d’avant 1914. Les anarchistes ne l’utilisent jamais, sans doute par crainte qu’on leur attribue des intentions pacifiques. En 1913, lors d’une action d’insoumission collective, un groupe de conscrits liés à la FCA écrit dans son manifeste : « Nous ne sommes pas des lâches […]. Que demain la guerre, au lieu d’être une lutte meurtrière entre travailleurs ignorants et de nationalités différentes, soit une guerre sociale entre le Travail et le Capital, nous répondrons “Présent !” »

Nous avons pour coutume de terminer nos entretiens en musique avec une carte blanche à l’auteur : pouvez-vous donc me donner cinq ou six titres de votre choix en lien avec le sujet et les présenter sommairement ?
À Biribi (1890, Aristide Bruant). Participe de l’imaginaire populaire autour du bagne militaire (affaire Aernoult-Rousset).
La Grève des mères (1905, Montéhus). Fréquemment chantée dans les fêtes et soirées militantes.
Gloire au 17e (1907, Montéhus). Fréquemment chantée dans les rassemblements antimilitaristes.
L’Internationale (Eugène Pottier). Chantée quasi systématiquement dans les manifestations et rassemblements.
La Carmagnole. Fréquemment chantée dans les manifs de grévistes à l’époque, et par les révolutionnaires de l’époque.
Révolution (1910, Robert Guérard). Chanson tombée dans l’oubli, mais un moment à la mode dans les fêtes et soirées militantes. Son auteur était un vrai militant, membre de la FCA, coorganisateur du congrès national de 1913, et ensuite administrateur technique de la coopérative Le Cinéma du peuple.