Le blog des éditions Libertalia

Plutôt couler en beauté dans Imagine

samedi 7 mars 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Imagine, janvier-février 2020.

« Pour reconstruire un horizon, il faut nourrir notre puissance d’agir. »

Dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia), un essai philosophique roboratif, la militante écosocialiste Corinne Morel Darleux défend le « refus de parvenir » et la « dignité du présent » pour affronter le naufrage écologique et social en cours. Dialogue avec une ex-consultante d’un cabinet conseil qui a passé dix ans en politique, avant de devenir terrienne dans le Vercors.

« Je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme », annonce Bernard Moitessier dans un message daté du 18 mars 1969 lancé sur la passerelle d’un pétrolier à l’aide d’un lance-pierre. Le navigateur français est en mer depuis sept mois et sur le point de remporter le Golden Globe, la première course de vitesse en solitaire autour du monde sans escale et sans assistance.
En absolue symbiose avec l’océan Atlantique et les éléments, il renonce alors à la victoire et à la gloire, et met le cap sur la Polynésie. Seul, à bord du Joshua, son fidèle voilier, il se dirige « là où les choses sont simples ». Deux ans plus tard, il écrira La Longue Route, un récit autobiographique où il dénoncera le fléau du monde moderne qu’il qualifie de « Monstre », qui « détruit notre terre » et « piétine l’âme des hommes ».
Cette histoire de « perdant magnifique » va littéralement précipiter Corinne Morel Darleux « dans les bras de Moitessier ». Elle décide à son tour de se lancer dans une folle traversée : raconter le naufrage de notre société « obscène et obèse » en train de « s’effondrer sous son propre poids » au travers d’un essai philosophique tonifiant au titre incantatoire : Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce.
À 46 ans (depuis le 1er octobre dernier), cette ancienne diplômée de l’École supérieure de commerce de Rennes devenue par la suite militante écosocialiste, s’appuie sur son parcours professionnel hors normes pour rédiger un petit manuel mi- poétique mi- politique qui, depuis sa sortie en juin 2019, suscite l’admiration et la curiosité de milliers de lecteurs : « Visiblement, ce livre fait du bien, se réjouit l’animatrice du blog Revoir les lucioles lors de son récent passage en Belgique. De petits ou grands lecteurs, des gens peu ou très politisés venus d’horizons divers me font des retours extrêmement touchants. C’est comme si j’avais mis des mots sur leurs déchirements, leurs questionnements, leurs engagements et leur place dans la société. Comme si cette réflexion personnelle touchait à une forme d’universalité et donnait envie d’agir, de s’émerveiller, d’entrer dans la lutte collective. » En matière de lutte collective, elle en connait un rayon. Même si, comme le marin du Joshua, Corinne Morel Darleux n’a pas toujours été là où on l’attend : née de parents trotskistes engagés à la LCR, elle opte pour une école supérieure de commerce, avant d’ouvrir une galerie d’art contemporain à Paris. « Ce projet a connu son petit succès d’estime, mais il n’était pas rentable. J’ai alors bifurqué vers la consultance. » Comme directrice associée d’un cabinet de conseil, elle anime des séminaires de direction et de réflexion stratégiques de grandes entreprises du CAC 40 (Total, Renault, Sanofi, EDF…). « Certes, nous n’étions pas confrontés au pire, nous avions une éthique d’intervention très forte, et j’ai énormément appris, tout en travaillant avec plaisir et appétit, analyse-t-elle avec recul. Néanmoins, au bout d’un temps j’ai pris conscience de l’absurdité de la situation : des missions facturées 2 000 euros la journée, des clients à qui je conseillais d’embaucher plutôt que de nous engager… En parallèle, je ne supportais plus charnellement de voir tous ces gens dormir dans la rue sous des vitrines illuminées toute la nuit regorgeant de gadgets plastiques fabriqués à l’autre bout de la planète. J’étais prise dans un système indigne, indécent, insupportable. »
Comme l’auteur de La Longue Route, « CMD » vire de bord : cap sur la ville des Lilas en Seine-Saint-Denis, au service éducation et temps d’enfants de la commune. Elle entre ainsi de plain-pied en politique. À gauche toute, entre socialisme et écologie radicale. Au sein du mouvement Utopia qui promeut « un projet de société solidaire, écologiquement soutenable et convivial », inspiré des travaux de Thomas Moore, Dominique Meda et André Gortz, qui tentera – en vain – de faire entendre sa voix lors du congrès du Mans de 2005 du Parti socialiste alors dirigé par François Hollande.
Mais les « petits arrangements de la rue Solferino », trop peu pour elle. Et quand Jean-Luc Mélenchon quitte le PS pour créer le Parti de Gauche, elle le suit, devient secrétaire nationale, coordonne le Manifeste pour l’écosocialisme, participe à la création d’un réseau européen et se lance dans « une magnifique aventure collective » qui l’entraînera ensuite au cœur de la France Insoumise. Qu’elle quittera finalement en novembre 2018 déçue par la tournure des événements : « La France Insoumise a abandonné l’idée de gauche, reculé sur les grands principes écologiques pour mettre en place le populisme et une stratégie anti-Macron qui ne fait pas, selon moi, un projet politique. Par ailleurs, je n’étais plus en phase avec un certain discours hypocrite sur la démocratie et ce mouvement sans structure interne. C’était prendre les militants pour des dupes. Par ailleurs, je percevais un rétrécissement de la pensée, plutôt qu’une ouverture, alors que l’urgence climatique et le déclin de la biodiversité sont là, sous nos yeux », dénonce Corinne Morel Darleux, qui admet néanmoins « la stratégie gagnante » de Jean-Luc Mélenchon pour la présidentielle de 2017.
Malgré un certain « désenchantement », elle ne regrette rien : « Durant ces dix années d’engagement partitaire, j’ai fait de belles rencontres aux côtés de nombreux camarades. J’ai appris et mûri politiquement en découvrant notamment la République de Jaurès. Je me suis fait les armes et mené de merveilleux combats autour de Notre-Dame-des-Landes, de la gratuité des premières tranches d’eau et d’électricité, du revenu universel… » Après « le temps de l’intellect », vient progressivement celui de « l’expérience » : sa Polynésie à elle, ce sera la vallée du Diois, dans la Drôme, au cœur du Vercors, où elle s’exile. Loin de ces villes « où l’on a construit la ségrégation urbaine et un environnement bétonné ; où l’on vit coupé du sol, des saisons et de la terre ; où le ciel semble gris toute l’année », nous confie-t-elle d’une voix douce et légère.
Soudain, « ce qui était raisonnement devient intuition » : exposée à la beauté des paysages et à la nature qui s’exprime sous ses fenêtres, son combat descend « du cerveau aux tripes », et l’insupportable massacre de la planète devient palpable. Persuadée que l’« on ne défend bien que ce qu’on a appris à aimer ».
Entre son mandat de conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes au sein du groupe Rassemblement des citoyens écologistes et solidaires (RCES) et ses collaborations médiatiques (Là-bas si j’y suis, Reporterre,…), elle musarde, farfouille, explore les récits de navigateurs au long cours, dévore les textes de Romain Gary, Mona Chollet, Emma Goldman, Bruno Latour… Curieuse et insatiable, elle décide ainsi de s’intéresser à « ces individus fiers, libres et heureux d’avoir un jour choisi de dire non ». Comme Bernard Moitessier. Comme celles et ceux qui, dans cette société du paraître, de la compétition et de la réussite, refusent « de marcher sur quelques têtes, oublier quelques principes, perdre quelques grammes de dignité » et décident de « s’alléger pour mieux avancer ».
Des cadres de grandes entreprises, des néoruraux, des travailleurs broyés par le système… qui partagent ce « refus de parvenir », décident de changer de cap à 180° pour retrouver leur « puissance d’agir ». Pour l’auteure de Plutôt couler…, il s’agit ainsi d’inviter chacun à prendre une part active à l’avenir de notre humanité, et à se réapproprier ses choix. Une éthique de la solidarité (« de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ») qui nous invite « à passer de la soumission à l’action », d’arrêter cette prétendue « marche du progrès », de lutter collectivement « contre l’hubris et la démesure qui sont en train de détruire les conditions d’habitabilité de la planète ».
« Il s’agit aujourd’hui de cesser de nuire », plaide Corinne Morel Darleux. Pour sauver ce qu’il est encore possible dans cette société qui étouffe sous le panem et circenses (du pain et des jeux), le matérialisme et la surconsommation, et où « la revendication de l’argent et de la notoriété pour chacun remplace insidieusement le droit à une vie digne pour tous. »
Sa réflexion est nourrie par l’idée d’« individualisme social » de l’anarchiste Charles Auguste Bontemps et par ses années de luttes : « J’ai vu trop de militantisme sacrificiel, de gens qui se sont oubliés dans leurs combats, de familles qui ont volé en éclats. Modestement, ce livre tente de tirer un trait d’union entre l’individuel et le collectif. Lorsqu’on s’engage collectivement, on n’est pas forcé d’oublier qui l’on est. On peut aussi se sentir individu, souverain, muni d’un libre arbitre, capable de dire non. »
Cet ouvrage fait par ailleurs des liens permanents entre la défense de l’environnement et la lutte contre les inégalités sociales : « Les classes riches ont davantage pollué la planète, émis des gaz à effet de serre, ruiné les écosystèmes, tout en exploitant des générations de travailleurs. Les premières victimes de la crise climatique sont les populations les plus précaires à travers le monde et on assiste à un mouvement de sécession des riches, comme le décrit très bien Bruno Latour, lesquels ont les moyens de se mettre à l’abri des événements climatiques extrêmes et de faire face à la raréfaction des ressources. On est là au cœur de la lutte des classes. L’écologie est définitivement incompatible avec le système capitaliste. Et je suis totalement en opposition avec les discours qui tentent de lisser tout ça sur le mode : “oublions les désaccords passés, c’est une fable, faisons cause commune”. »
Pour renverser le « Monstre », l’auteure de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce se méfie aussi des solutions sur mesure : le capitalisme vert, les techno-sciences, les éco-gestes qui feront contagion, l’écofascisme…
Elle se méfie enfin de cette écologie intérieure « dépourvue de conscience de classe qui se drape dans l’apolitisme et s’exonère d’analyse systémique » : « Comment se soucier de son cosmos intérieur sans se préoccuper des océans de misère qui l’entourent ? », s’interroge-t-elle, convaincue qu’il faut d’urgence « repolitiser l’écologie ». Mais pas à n’importe quel prix : « pour mener à bien ce combat collectif, il faut être inclusif, accueillant, créer des sas de politisation, proposer des actions progressives et variées qui permettent à des familles, à des enfants, aux moins nantis, de s’exprimer et de faire corps. Car tout le monde n’a pas les moyens et l’envie d’aller directement à la castagne, de se payer le luxe d’une arrestation, d’une garde à vue ou d’un casier judiciaire ».
Après des années de recherche d’ « unité politique », l’ex-cadre du Parti de Gauche, en est revenue : « ce dont nous avons besoin n’est pas de former un continent, mais d’archipéliser les ilots de résistance », écrit-elle. Tout en mettant en garde contre les risques de division au sein d’une gauche écologiste plus ou moins radicale : « Nous ne devons pas nous tromper d’adversaire et arrêter de nous épouiller entre nous. En face, ils n’attendent que ça. »
Parmi ces archipels de résistance, il y a évidemment les thèses autour de l’effondrement, à quelques nuances près : « La collapsologie a les faiblesses de ses forces. D’un côté, ce mouvement de pensée a donné un coup d’accélérateur phénoménal aux enjeux planétaires. Il est parvenu à toucher là où la politique institutionnelle a échoué. De l’autre côté, il n’a pas encore transformé l’émotion individuelle, le choc, le constat sans appel, en combat politique, avec les risques que l’on connait (découragement, repli sur soi, peur anxiogène, tentation survivaliste…). Là, on est à un moment charnière : il faut aussi politiser la collapsologie. Cela passe par la formation par le débat, le transfert de connaissances et d’expériences, la mise en réseau, la création de bataillons de désobéissance civile… Mais cela passe aussi par la médiation, le déminage des mauvais procès, l’instauration de la pédagogie et de la nuance », insiste Corinne Morel Darleux.
Avec un autre concept développé dans son livre : la dignité du présent. « On ne mène pas des combats parce que l’on pense que l’on va les gagner à la fin, pour des victoires futures, mais parce qu’ils nous semblent justes et dignes à mener ici et maintenant. Pour la dignité du présent. Que l’on n’abandonnera jamais la partie, que l’on gardera toujours de la tenue et de l’élégance. »
Tenue, élégance, grâce, beauté… Ce sont aussi les clés de la « bataille culturelle » à gagner pour toucher « les tripes, les veines, les poings », écrit Corinne Morel Darleux : « Il nous faut aller puiser dans de nouveaux registres cognitifs pour affecter : les intuitions du cerveau, les chiffres imprimés dans les journaux, tout ceci doit maintenant être éprouvé par les sens. Nous avons besoin pour cela de pieds nus dans la boue, de morsure du soleil, de parfums d’altitude, de piqûres d’ortie et de caresses de prairies (…) mais nous avons aussi besoin d’alimenter notre cerveau de constructions intellectuelles nouvelles (…) il faut nourrir la puissance d’agir de nouvelles sources d’inspiration pour reconstruire un horizon. » Son crédo : mêler intimement la création artistique, l’urgence environnementale et la critique sociale. En convoquant notamment ces mots magnifiques du géographe libertaire Élisée Reclus (1830-1905) : « Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. »
Car, pour l’essayiste : « dépourvue de ses sens, la politique n’est plus rien qu’un discours désincarné, lunaire et, à force déserté ».

Hugues Dorzée