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Brève histoire de la concentration dans le monde du livre dans Télérama

vendredi 2 décembre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Télérama, le 30 novembre 2022.

Comment le capitalisme a fait du livre une marchandise comme une autre

Deux essais offensifs dénoncent l’emprise du capitalisme financiarisé sur le monde du livre. L’un, signé Jean-Yves Mollier, retrace l’histoire de la concentration dans l’édition ; l’autre, d’Hélène Ling et Inès Sol Salas, analyse ses effets sur l’écriture et la lecture.

Le XXᵉ siècle aura vu triompher l’édition sans éditeurs ; le XXIᵉ sera peut-être celui de la littérature sans lecteurs. Le premier a légué une surproduction de livres (20 252 nouveautés en 1990 ; 43 600 en 2014) publiés par un nombre de plus en petit d’acteurs. Le second entérine un déclin continu de la lecture : 73 % des Français avaient lu au moins un livre en 1988 ; ils n’étaient plus que 62 % en 2018. Cette situation, deux récents essais, l’un cosigné par les autrices Hélène Ling et Inès Sol Salas, et l’autre de l’historien de l’édition Jean-Yves Mollier, se proposent de l’analyser à travers un prisme : l’emprise du capitalisme sur le monde du livre.
« À l’édition sans éditeurs, aux auteurs démultipliés à l’infini, répond en un écho si loin si proche le spectre d’une littérature sans lecteurs », s’alarment les premières dans le très engagé Le Fétiche et la Plume (éd. Rivages). L’édition sans éditeurs : la formule renvoie au titre d’un célèbre pamphlet d’André Schiffrin (éd. La Fabrique), où l’éditeur franco-américain craignait de voir la logique financière écraser la France. « Il y a quelques années, il existait un grand nombre de maisons d’édition en Amérique. […] 80 % des livres actuellement publiés proviennent des cinq conglomérats qui contrôlent l’essentiel de l’édition aux États-Unis. » Son avertissement date de 1999. Depuis, rien ne l’infirme.
Quatre groupes possèdent aujourd’hui l’essentiel de la chaîne du livre : Madrigall (Gallimard, Flammarion, Denoël, P.O.L, La Table ronde…), Média-Participations (Seuil, La Martinière, L’Olivier, Métailié…) et les deux mastodontes de Vincent Bolloré, Hachette (Grasset, Fayard, Stock, JC Lattès, Calmann-Lévy, Le Livre de poche…) et Editis (Plon, Pocket, 10/18, Bouquins, Julliard, L’Archipel, La Découverte…), qu’il entend céder pour conserver Hachette. Cette énumération vous donne le vertige ? Courez lire la Brève Histoire de la concentration dans le milieu de l’édition (éd. Libertalia). En cent cinquante pages, Jean-Yves Mollier raconte l’histoire de ces étranges constellations et montre que le phénomène « remonte à la seconde moitié du XIXᵉ siècle » mais « s’est considérablement renforcé après 1945, avant de changer de nature après 1980 ».

« Zone de turbulences »
Cette histoire est celle du capitalisme français, où l’on croise les grands noms de l’industrie (Lagardère, Bolloré, Messier) comme ses pires pratiques, en témoigne l’invraisemblable lobbying des Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP, aux mains d’Hachette) après guerre, qui a évité sa nationalisation en finançant les campagnes électorales. Peu à peu, la logique industrielle de concentration a laissé place, à la fin du XXᵉ siècle, à celle d’une course à la rentabilité, annoncée par Schiffrin, qui s’est notamment matérialisée par des rachats dans la diffusion et la distribution. Ces activités sont stratégiques, puisque le reste de l’édition en est captif : les indépendants doivent passer par ces acteurs. Et peuvent se faire éjecter, comme une dizaine d’éditeurs auxquels CDE (Madrigall) a demandé en 2019 de trouver un autre prestataire, provoquant « une zone de turbulences très dangereuse », dénonce Jean-Yves Mollier.

Youness Boussenna