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Briseurs de grève dans Le Monde diplomatique

jeudi 7 janvier 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde diplomatique, janvier 2021.

Célébration des héros effacés

Paul Robeson fut une gloire mondiale, et le syndicalisme révolutionnaire américain connut des succès et des tragédies dignes d’être contés avec une ferveur épique. Sauf à s’intéresser de près aux combats des Afro-Américains et au mouvement ouvrier, sauf à fréquenter les travaux de Howard Zinn ou de Noam Chomsky, on n’en a plus guère qu’une idée floue, et c’est probablement une litote. Comme le dit la formule célèbre, l’histoire est écrite par les vainqueurs ; plus précisément, elle est réécrite, et des pans entiers de la lutte pour la transformation du monde sont effacés, ainsi que leurs tenaces et magnifiques acteurs, qu’on ne saurait certainement réduire au statut de vaincus.
L’écrivain italien Valerio Evangelisti, que son cycle consacré à la figure de l’inquisiteur Nicolas Eymerich a rendu célèbre, clôt avec Briseurs de grève, une trilogie centrée sur l’histoire du syndicalisme américain [1]. Ce dernier roman, très documenté, rend avant tout compte de la genèse, des débats, des victoires et des défaites des Industrial Workers of the World (IWW) sur une quinzaine d’années à partir de leurs débuts, en 1905. L’ouvrage est touffu, parfois ingrat, d’autant que son « héros » est un triste salaud, qui choisit d’être le nervi d’une agence de sécurité, évoquant la Pinkerton, rendue fameuse par son efficacité au service de la répression patronale. Sans le moindre état d’âme, il mène ses missions d’infiltration en se faisant passer pour un ouvrier « rouge », ce qui lui permet de dénoncer les sympathisants et d’informer ses maîtres des projets des wobblies, comme on appelle les membres des IWW.
Mais, si sa fréquentation est souvent éprouvante, il n’en demeure pas moins qu’on accompagne ainsi les grands moments d’une organisation de la classe ouvrière (cheminots, mineurs, saisonniers agricoles, etc.), qui intègre aussi bien les femmes que les Noirs ou les étrangers, dans le but affirmé sans circonlocutions d’abolir le capitalisme. Leur propagande était remarquablement efficace, des tracts rédigés dans la langue des immigrés aux chansons insolentes, comme celles de Joe Hill. Ils surent être toujours sur le terrain (notamment grâce aux hoboes, les itinérants), moduler toutes les formes de grève, imposer des améliorations considérables et affronter une répression à la mesure de la peur des possédants. Leaders et manifestants furent tués en nombre par les forces de l’ordre et les hommes de main de ces agences d’informateurs, dont l’une s’institutionnalisera pour devenir en 1908 le Federal Bureau of Investigation (FBI). Dans l’entre-deux-guerres, des lois contre le « syndicalisme criminel » permettront l’arrestation de milliers de wobblies, puis s’exercera la fabrique de l’oubli. Mais les IWW, internationalistes et révolutionnaires, existent toujours, ténus peut-être mais têtus, avec dans leurs rangs Chomsky et Tom Morello, le guitariste du groupe Rage Against the Machine.
Le descendant d’esclave Paul Robeson (1898-1976) resplendit quant à lui jusqu’au début des années 1950. Il aurait pu se contenter de faire carrière grâce à une remarquable voix de baryton basse, qu’Ol’ Man River a rendue célèbre. Il décide au contraire de ne pas dissocier ses choix artistiques et ses choix politiques, de se mettre intégralement, concrètement, grandiosement, au service du combat pour la justice raciale et sociale. Sa biographie est un peu appliquée par moments [2], mais elle rend compte d’une vie effervescente et intrépide, qui le conduit à chanter pour les ouvriers comme pour la jet-set, à affirmer sa sympathie pour l’Union soviétique et son rejet de la guerre de Corée, à soutenir les indépendantistes africains et à jouer un rôle majeur dans les débats intellectuels militants de l’époque. Il sera discrédité dans son pays comme communiste, et sa carrière sera brisée. Alors que son anniversaire était une fête nationale dans quantité de pays, que ses concerts et ses déclarations étaient des événements au retentissement international, il sera gommé ou presque de la mémoire dominante. Tout comme Joe Hill, qu’il avait chanté, et les wobblies.

Evelyne Pieiller

[1Valerio Evangelisti, Anthracite et Nous ne sommes rien soyons tout !, Rivages, coll. « Noir », Paris, respectivement 2008 et 2010.

[2Gerald Horne, Paul Robeson, traduit de l’anglais (États-Unis) par Joëlle Marelli, Otium, Ivry-sur-Seine, 2020, 332 pages, 25 euros.