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Bartleby le scribe dans Le Canard enchaîné

mardi 25 août 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Canard enchaîné du mercredi 8 juillet 2020.

« J’aimerais autant pas »

Ça commence par un petit refus. Son patron lui demandant d’examiner un document avec lui, Bartleby lui répond : « J’aimerais autant pas. » Le patron n’en revient pas : « Je restais assis dans un silence total, essayant d’absorber le choc. » La scène ne cessera de se répéter, crescendo : l’employé exécute admirablement son boulot, qui consiste à recopier des textes juridiques, mais refuse paisiblement et fermement tout autre tâche. Bientôt l’évidence se fait jour : derrière ces petits refus se cache un grand refus. Refus de quoi, pourquoi ?
Pourquoi Bartleby répète-t-il cette formule ? Pourquoi ne veut-il pas s’expliquer ? Pourquoi reste-t-il si énigmatique, et d’abord pour le narrateur, qui n’est autre que ce patron dévasté par cette résistance passive et entêtée ?
Voici, proposée par Noëlle de Chambrun et Tancrède Ramonet, une nouvelle traduction de ce bref chef-d’œuvre, publié pour la première fois en 1853. La huitième ! Preuve que ce texte fascine, résiste, met au défi, à l’image de son héros. La fameuse formule, aussi drôle qu’affolante, « I would prefer not to », à propos de laquelle ont longuement glosé philosophes et lecteurs passionnés, de Deleuze à Derrida en passant par Blanchot et Toni Negri, a été successivement traduite par « Je préférerais ne pas », « Je préférerais pas », « J’aimerais mieux pas ». Par nos nouveaux traducteurs : « J’aimerais autant pas ».
Dans sa préface, Tancrède Ramonet insiste : il ne faut pas voir dans ce texte un simple conte, une fable, une parabole. Bartleby n’est pas seulement, comme le disent les exégètes, une victime expiatoire, un nouveau Christ, la figure de l’artiste sans œuvre. L’action est ancrée dans le réel, qui se déroule très précisément dans une petite rue de New York où commence tout juste à prospérer l’industrie destinée à dominer le monde : Wall Street. Et, quelques années auparavant, Henry David Thoreau a publié ce qui fut un vrai coup de tonnerre à l’époque : son manifeste de la résistance passive, qui n’a pas manqué de marquer Melville.
Le traducteur l’assure : il faut voir en Bartleby une « critique subtile mais radicale » du capitalisme financier et de son monde. La preuve ? En 2011, « I would prefer not to » a servi de slogan aux manifestants du mouvement Occupy Wall Street.
Bien vu. N’empêche que Bartleby s’attache à son bureau au point de n’en plus vouloir partir, même quand son patron veut l’en chasser. Il renonce à se nourrir, finit par se laisser mourir. Son grand refus est sans doute politique, social, moral… mais aussi tragique, et métaphysique, et insondable.
« Ah ! Bartleby ! Ah ! humanité ! »

Jean-Luc Porquet