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vendredi 28 juin 2024 :: Permalien
Publié dans Le Monde des Livres, le 27 juin 2024.
Les notes de la militante socialiste prises durant son tour de la France ouvrière, en 1844, paraissent enfin dans une édition fidèle au manuscrit. Une révélation.
Si vous aimez l’énergie, le sens de la justice, l’esprit de révolte, l’intelligence ironique d’une plume qui sait décrire la médiocrité mais aussi louer le dévouement, ce livre est fait pour vous ! La nouvelle édition du Tour de France de la militante socialiste Flora Tristan (1803-1844), qui paraît sous le titre Autour de la France, est, de page en page, un régal de lecture.
Contrairement aux précédentes éditions, celle-ci repose sur le manuscrit original et non sur le tapuscrit qu’en avait tiré l’historien socialiste Jules Puech (1879-1957) au début du XXe siècle. La façon dont le rôle de Flora Tristan dans le mouvement ouvrier a été injustement oublié après sa mort, le destin du manuscrit, le rôle de Puech dans la redécouverte de l’une et de l’autre font l’objet d’une introduction brève mais éclairante de Michèle Audin, spécialiste du socialisme, qui s’est battue avec chaque page de ces notes griffonnées à la hâte pour proposer un texte fidèle, annoté et doté d’un précieux index des noms propres.
Celui-ci est bien utile étant donné le nombre considérable de rencontres que Flora Tristan a pu faire durant ces quelques mois de 1844. Convaincue que les ouvriers devaient s’unir sans distinction de métiers pour améliorer leur sort et prendre conscience d’eux-mêmes en tant que classe, l’infatigable militante a animé des dizaines de réunions, d’Auxerre à Lyon puis d’Avignon à Toulouse, en remontant ensuite à Bordeaux, où elle meurt épuisée, à 41 ans. Son affaiblissement d’étape en étape à partir du milieu du voyage constitue d’ailleurs involontairement l’un des ressorts dramatiques de l’ouvrage.
Ce que l’on a sous les yeux, ce sont les notes que Flora Tristan couchait le soir afin de préparer un livre qu’elle n’a jamais pu écrire, de même qu’elle n’a pu terminer son voyage. Le propos y gagne une liberté étonnante. L’autrice étrille les bourgeois, mais aussi les ouvriers, souvent jugés stupides, incapables de comprendre la cause qu’elle souhaite leur faire épouser, à l’exception de ceux de Lyon, où les ouvriers de la soie lisent, s’organisent et combattent.
Ses jugements sont définitifs, sur la laideur physique de telle ou telle personne, crayonnée en quelques phrases assassines, celle de certaines villes aussi, liquidées en un mot : Auxerre, par exemple, est un « trou ». Autour de la France est un grand livre féroce, où l’on rigole aux éclats, comme lorsque l’autrice décrit, à la manière d’un Stendhal ou d’un Flaubert, la rhétorique creuse d’un procureur ou les embarras d’un sergent de ville qui ne sait pas très bien s’il doit interdire la réunion qu’elle préside.
Mais ce n’est pas tout. Au récit passionnant d’un voyage au cours duquel Flora Tristan, constamment surveillée, passe d’une ville à l’autre en bateau ou en diligence et loge dans d’inconfortables hôtels s’ajoute bien entendu la description minutieuse de la condition ouvrière au cœur du siècle. L’autrice visite les ateliers et force la porte des patrons pour obtenir des explications. La description qu’elle donne de l’Hôtel-Dieu de Lyon, où s’entassent les malades les plus pauvres, est saisissante, forte d’une lourde colère.
Partout, elle relève des détails significatifs, un regard, une attitude : on est véritablement en présence d’une portraitiste hors pair, qui ne cesse de s’inclure dans le tableau, ce qui n’est pas le moins intéressant. Flora Tristan vante en effet en permanence sa capacité à remplir sa mission, mais cette autosatisfaction un peu naïve a un sens. Il faut imaginer ce que représente en 1844 cette prise de parole publique d’une femme qui vient faire la leçon à des hommes à Avallon, Roanne ou Agen. La description des militaires qui, avachis dans un café de bon matin, à Saint-Étienne, l’observent d’un regard lourd, fait partie, à cet égard, de ces instants que l’autrice sait rendre avec talent. Les républicains et les socialistes de tous poils ne sont pas en reste, tant certains ont du mal à la prendre au sérieux.
Ainsi, le voyage de Flora Tristan agit comme un révélateur, mais il lui donne aussi l’occasion de rentrer en elle-même, comme lorsqu’elle récupère une montre abandonnée dans une chambre d’hôtel et que, écrasée par la culpabilité de ce qui pourrait être un vol, elle cherche à explorer son propre rapport à la propriété. Cette femme qui, au fil de l’écriture, perdit peu à peu la vie nous saisit aux tripes : elle réveillerait des morts.
Pierre Karila-Cohen