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Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers ! au séminaire « Émancipation » (ENS) - suite

lundi 18 avril 2011 :: Permalien

Intervention des auteurs de Travailleurs, vos papiers !
au séminaire « Émancipation » (École Normale Supérieure).
Partie II (Suite du billet publié le 14 avril.)

L’action collective comme processus de « mise à distance »

Le « mouvement », entendu comme moment où une action collective se déploie (dans une configuration particulière ; dans ce cas précis, après une évolution législative), apparaît comme une occasion, une opportunité de l’énonciation d’un tort, bien plus que d’une quelconque prise de conscience collective. En réinscrivant les actions des sans-papiers dans un quotidien tactique, on a cherché à montrer que le mouvement actuel des travailleurs sans papiers doit être lu comme une tactique de lutte parmi d’autres, particulièrement efficace sur de nombreux plans, au sein d’un environnement oppressif (moins sur d’autre, on pourra éventuellement y revenir dans la discussion).

Enjeux théoriques

L’optique, ou le parti pris théorique que l’on a adopté, s’inspire très directement de la sociologie du quotidien de Michel de Certeau et son concept de tactique ; de la notion de bricolage de Levi-Strauss ; ou encore de l’échappée de Foucault, interviewé dans Révoltes logiques en 1977 : «  Il y a bien toujours quelque chose dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée. […] Cette part de plèbe […] c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager. (M. Foucault, « Pouvoirs et stratégies », Révoltes logiques, n° 4, 1977, in Dits et écrits, t. III, 1976-1979, Gallimard, Paris, 1994.) »

Parce que précisément il s’agit d’ajustements perpétuels face à une oppression de l’ordre, les sans-papiers doivent ruser, contourner, détourner, composer avec les contraintes et les circonstances, autrement dit user de tactiques, entendues comme « manière de “faire avec” (M. De Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990.) », et donc en appelle directement à une intelligence adaptative.

« Ces pratiques mettent en jeu une ratio “populaire”, une manière de penser investie dans une manière d’agir, un art de combiner indissociable d’un art d’utiliser (idem). »

C’est exactement cette dimension que ne saisit pas la lecture en termes de mobilisation des ressources : comment « réussit-on » en politique quand on est faible ? Alors qu’il me semble, au contraire, que lorsque l’on replace cet engagement dans le cadre de l’expérience de vie d’un sans-papiers, c’est la question inverse qui vient à l’esprit, à savoir : « Comment ne pas s’engager dans de telles conditions ? Comment et pourquoi est-ce que les opprimés restent aussi calme ? »

Lorsque la possibilité d’une action collective se présente, nul besoin alors d’invoquer un « miracle sociologique » (Sur la théorie de la mobilisation des ressources appliquée au mouvement des sans-papiers, voir
J. Siméant, La Cause des sans-papiers, Presses de Sciences-Po, Paris, 1998 ; ou T. Blin, « L’invention des sans-papiers. Récit d’une dramaturgie politique », Cahiers internationaux de sociologie, n° 125, 2008.). Et d’ailleurs, la lecture en termes de tactiques permet justement d’éviter l’écueil du débat entre sincérité et non-sincérité dans l’action collective (versus un machiavélisme sous-jacent de la théorie des ressources). Parce que toute leur vie est suspendue à ces papiers, une déclaration telle que « nous sommes prêts à mourir ici », pour les obtenir, n’est pas uniquement un effet théâtral, si tant est que ce le soit, mais puise dans un vécu, fait sens au regard d’une expérience. James C. Scott (La domination et les arts de la résistance) ne dit pas autre chose quand il affirme que les moments politiques ne se comprennent qu’à la généalogie de ce que lui nomme le texte caché.

Interruption du cours normal des choses

Les sans-papiers sont pris dans un système qui, parce que fondamentalement oppressif, active nécessairement une dimension première, celle des affects. Autrement dit, les sans-papiers sont avant tout affectés par tout le dispositif répressif engagé à leur encontre.

La tactique doit se comprendre alors comme une rationalité, non pas instrumentale, mais adaptative et transitoire, une « synthèse intellectuelle », dirait de Certeau, en actes, d’une relation avant tout affective à un environnement, à lire comme une mise à distance, une échappée, face à des processus de domination.

Parce que l’action collective, que l’on appelle « mouvement social », est une suspension à la fois temporelle, spatiale et symbolique de l’ordre, la dynamique de mise à distance se renforce.

En s’appropriant le lieu de travail ou la rue, ces travailleurs s’installent alors dans un nouvel espace temporel. Les premiers mois de la grève sont ceux d’une certaine émulation où les grévistes « sortent de l’ombre », s’affairent à organiser la vie commune, participent à de grosses actions, font connaissance des soutiens et tissent de nouvelles relations. Mais très vite, en dehors des actions programmées (manifestations, occupations temporaires de lieux, fêtes de soutien…) s’installe une routine faite de tracas et de préoccupations. Le rythme journalier est lent, ponctué par les repas ou les allers et retours à la mosquée. Contrastant quelque peu avec les allers et venues des délégués, les grévistes meublent et jalonnent leur temps, délié avec les rares passants ou les quelques soutiens. Alors on prend le thé vingt fois par jour. Temporalité ambivalente puisqu’elle signifie aussi bien convivialité et socialisation que vide et ennui du quotidien d’un piquet de grève ; et l’attente, toujours l’attente…

« Interruption du cours normal des choses » (J. Rancière, La Nuit des prolétaires, Fayard, Paris, 1981), le mouvement est une suspension de l’ordre dominant, d’un quotidien fait de subordinations.

C’est également la rencontre avec l’Autre, l’échange, la communication, la croisée de trajectoires sociales radicalement différentes qui jamais ne se serait rencontrées. On apprend, on échange, on s’enrichit mutuellement.
C’est l’apprentissage de techniques militantes mais aussi d’une histoire, d’un certain nombre de répertoires, etc.

Enfin, pour certains, notamment les délégués (mais pas seulement), c’est redécouvrir la force de la parole. Patrons, commerciaux d’intérim, politiciens, sénateurs, employés de préfecture, hauts fonctionnaires : tous ces interlocuteurs dont la position structurelle les a toujours incités à la déférence. Là, parce qu’ils sont venus faire entendre leurs raisons, l’interlocution devient égalitaire (du moins beaucoup plus qu’à l’ordinaire).

Un mouvement émancipateur ?

Cette force de l’expérience politique porte un nom quelque peu tombé en désuétude : l’émancipation. Toutes les personnes qui s’engagent dans un mouvement ne connaîtront pas nécessairement cette vertu émancipatrice, loin s’en faut.

Mais certains sans-papiers ont bel et bien affirmé qu’eux aussi avaient une parole légitime. Autrement dit, que leur raison valait au mois autant que celle de la parole dominante, de la logique policière. Les sans-papiers ont pu mettre en récit leur condition d’existence, ont pu construire, grâce notamment au temps de la grève, une réflexivité. Dès lors, nous n’avons plus affaire à des sans-papiers, des « sans-voix », mais bien à des individus riches d’expériences et de vécus.

Ainsi, par cette réappropriation de la parole, les sans-papiers se constituent en tant que sujets politiques autonomes.

Evidemment, encore faut-il que cette question de l’émancipation soit comprise et entendue par tous les acteurs. Le fait que le lancement de nouvelles grèves dépende de l’accord des syndicats place ceux-ci dans une position ambiguë : ils ne sont pas simples soutiens dans la mesure où ils sont au cœur de la plupart des processus décisionnels. Se pose alors, encore et différemment, la question de l’autonomie de la lutte. Vaste question, sur laquelle je ne m’étendrai pas, mais on pourra en discuter (cela interroge les pratiques des soutiens, les formes de paternalisme, condescendance, parfois des rapports « néo-coloniaux », etc.).

L’action collective est cette faculté de mise à distance d’une condition, une « extériorité à soi du social », un « hors-de-soi » (P. Cingolani, La République, les sociologues et la question politique, La Dispute, Paris, 2003) à la fois affectif (le refus, la rage ou le désespoir), tactique (les pratiques d’échappée au pouvoir, toutes ces formes d’évitement de la domination, jusqu’à l’engagement collectif) et discursif (la construction d’un argumentaire politique, une réflexivité quant à sa propre condition), qui permet d’articuler ce que vivent individuellement les sans-papiers à un discours politique autour de la justice, des droits de l’homme, de la légitimité conférée par le travail, des rapports Nord/Sud, de la dénonciation d’un esclavage moderne, etc.

Daniel