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jeudi 9 décembre 2021 :: Permalien
Publié sur le blog « Bibliothèque Fahrenheit 451 », le 5 octobre 2021.
« Nous croyions qu’en Espagne pouvait éclater un mouvement semblable à celui de la commune asturienne de 1934 et peut-être même la Révolution, la grande, celle que les communistes n’ont pu ou n’ont pas voulu déclencher en Allemagne quand le nazisme était encore à abattre et le pouvoir à la merci de qui voulait le prendre. »
Mika Etchebéhère (1902-1992) et son mari Hippolyte sont à Madrid en juillet 1936, lorsque « le peuple oublie le gouvernement et organise de ses mains la bataille farouche qui va durer près de trois ans ». Jusqu’en 1938, elle dirigera une colonne du POUM et livre ici ses souvenirs.
Au-delà de la relation sensible et extrêmement personnelle des événements, elle confie ses analyses tant des rapports humains que géopolitiques. Ainsi, après avoir rappelé que « la “nuit des longs couteaux” tomba sur la classe ouvrière la plus éclairée des années 1930, la plus éprouvée et la mieux armée pour la lutte », elle explique qu’il n’y a pas en Espagne, « heureusement peut-être », de partis politiques ouvriers aussi puissants : « La force décisive appartient à la Confédération nationale du travail, la puissante CNT dont les principes libertaires son jalousement maintenus par la FAI, la Fédération anarchiste ibérique, sorte de chapelle ouverte seulement aux êtres purs, instance suprême de la mère anarchie, éminence rouge et noire. »
Pourtant, personne ne leur demande rien, bien qu’ils se revendiquent trotskistes, car « par droit révolutionnaire, qui veut se battre mérite d’être armé ». Ils parviennent à Guadalajara, puis à Sigüenza où Hippolyte mourra et d’où elle parviendra à s’échapper peut avant que la ville ne soit prise par les fascistes, avant de rejoindre Madrid qu’elle contribuera activement à défendre.
Sans cesse critique, elle fait part de ses doutes à son mari, devant une église en feu, à propos d’un fusillé pour l’exemple qui passait son temps à piller. Elle accorde aussi une large place à ses préoccupations sur les rapports de genre, rare femme capitaine, à ce titre plus que tout autre soucieuse de justice pour gagner le respect des hommes. Ceux-ci, particulièrement sensibles à l’honneur et au courage, lui sont entièrement dévoués : « Donc je suis pour eux une femme, leur femme, exceptionnelle, pure et dure, à qui l’on pardonne son sexe dans la mesure où elle ne s’en sert pas, qu’on admire autant pour son courage, pour sa chasteté, son attitude, sa conduite. » Pour eux, elle renonce à faire l’amour pour faire la guerre. Attentive à ce qu’ils ne manquent ni de nourriture, ni de vêtements chauds, ni de munitions, elle va jusqu’à leur administrer du sirop pour la toux dans les tranchées. Les décisions sont souvent prises collectivement, après consultation de la compagnie. Inquiète, elle voit se former les Brigades internationales, équipées par l’Union soviétique, « en sautant par-dessus les clauses de la non-intervention », menace pour elle et ses camarades du POUM, formation trotskiste. Le gouvernement qui a tardé à armer le peuple, tourne le dos à la révolution. Peu à peu, les milices sont militarisées et les communistes, qui ne représentaient « presque rien » le 18 juillet, s’installent aux postes clés, avec leur slogan « Avant tout gagner la guerre » : « Avec les armes soviétiques arrivent les méthodes staliniennes, la machine à broyer qui est en train de liquider la vieille garde bolchevique en URSS. »
Profitant de la présence d’instituteurs parmi les miliciens, elle met en place une école dans les tranchées, pour apprendre à lire à ceux qui le souhaitent, et récupère auprès des libraires des romans et des illustrés.
Ces pages de Mika Etchebéhère, libres et magnifiques, incontournables et essentielles, constituent un témoignage intense, passionnant et précieux sur la réalité du quotidien au front. Indispensable pour qui s’intéresse à la guerre d’Espagne.
Ernest London, le bibliothécaire-armurier
mardi 30 novembre 2021 :: Permalien
Publié dans Le Monde diplomatique, décembre 2021.
En 1915, l’ex-vagabond Jack London est devenu une idole du monde prolétarien, un propriétaire passionné par les nouvelles méthodes d’élevage et un écrivain dont les récits sur l’aventure des chercheurs d’or et la vie psychique des animaux séduisent parfois plus que les paraboles sur l’écrasement de la classe ouvrière (Le Talon de fer). Le Vagabond des étoiles, qu’il publie un an après le début de la guerre en Europe, trace un chemin intime où, d’une façon vertigineuse, les certitudes anciennes sont battues en brèche par un étrange attrait pour des formes de pensée peu orthodoxes. Il nous est donné ici à lire dans une nouvelle et belle traduction de Philippe Mortimer, qui fuit tout anglicisme dans sa passion du concret et dont les notes reconstituent le contexte idéologique. Le Vagabond des étoiles n’avait pas été retenu dans l’édition des Romans, récits et nouvelles de la Pléiade, sans doute parce qu’il semblait un peu trop différent…
Dans son cœur, il est l’un des plus beaux textes jamais écrits sur l’emprisonnement et sur le martyre du prisonnier. Son narrateur, Darrel Standing, incarcéré à la prison de San Quentin, a été jugé pour meurtre. Mais, alors qu’il a fini sa peine, il reste enfermé pour une rixe avec un gardien et une accusation imaginaire : il ne voudrait pas livrer le secret d’une cache de dynamite, qui n’est qu’un fantasme de l’administration pénitentiaire. Cela lui vaut d’être régulièrement soumis au supplice de la camisole de force. Le plaidoyer de London contre les châtiments tels qu’ils existaient en son temps et la peine de mort est sans ambiguïté : « Chers contribuables et électeurs dociles, vous qui stipendiez des bourreaux pour qu’ils torturent et assassinent à votre place. » Le roman a eu assez de retentissement pour pousser le système carcéral américain à mettre fin à la pratique de la camisole.
Le livre, cependant, dans son itinérance sinueuse, n’est pas réductible à cette dénonciation. C’est une explosion mentale autour des thèmes de la révolte et de la dégradation des principes et de la morale, vus à travers des milliers d’années. L’autohypnose permet au prisonnier d’avoir accès à ses vies antérieures. « Moi qui descends des premiers dresseurs de chevaux, j’ai gardé en moi la colère rouge des premiers hommes », dit Standing. Entravé dans une cellule, « parvenu à être mort tour en restant en vie », Standing devient fictivement une série d’hommes qui auraient habité un même cerveau millénaire et éternel. Il change d’époque et de condition, selon les fils tortueux des souvenirs qui surgissent : le voilà dans la France du Moyen Âge, au milieu des mormons au temps de la conquête de l’Ouest, matelot en Corée, dans l’Empire romain et à la préhistoire…
Roman fantastique, déploiement onirique, cette confession d’un condamné à mort avant exécution est d’une tout autre texture que celle des Derniers jours d’un condamné, de Victor Hugo. London tente d’écrire tous les livres qu’il n’a pas écrits (pressent-il qu’il va mourir l’année suivante ?) et se laisse griser par un étrange amalgame de scientisme et d’irrationnel. Il flirte même avec l’eugénisme et la misogynie. Bigre ! Notre cher Jack London, brisé par les malheurs, les douleurs et la morphine, garde une magnifique santé d’écrivain, mais laisse entrer dans ses veines les mauvaises fièvres des théories inégalitaires. Heureusement domine son obsédante « colère rouge »…
Gilles Costaz
vendredi 26 novembre 2021 :: Permalien
Publié dans Aide-mémoire, octobre-décembre 2021.
Robert Ménard, le cofondateur de Reporters sans frontières, le polémiste, le maire frontiste de Béziers… mais aussi, comme l’analyse justement Richard Vassakos (et récemment Julien Dohet dans notre revue Aide-mémoire n° 97), un idéologue réactionnaire qui instrumentalise l’histoire à des fins politiques plus globales. Pour mener cette croisade culturelle identitaire, il ne manque pas d’user de sa place stratégique au carrefour de la presse et de la politique. Il fallait bien un historien-géographe, en la personne de Vassakos, afin de déconstruire ces constructions historico-mémorielles fallacieuses !
jeudi 25 novembre 2021 :: Permalien
Publié dans Télérama, 24 novembre 2021
« Mettre devant les yeux de tous des objets politiques cachés, masqués, enfermés dans les maisons ou les institutions : la violence conjugale, la sexualité, les corps torturés, les souffrances silencieuses des avortements […], des asservissements et des harcèlements quotidiens. » Extraits du texte « Révoltées-Révolutionnaires », signé par l’historienne spécialiste du Moyen-Orient, Leyla Dakhli, ces mots brûlants traduisent toute l’effervescence militante de cet Abécédaire des féminismes présents, coordonné par la philosophe Elsa Dorlin. Celle-ci a réuni une soixantaine d’autrices, issues d’horizons très divers, passant du « nous » au « je », du témoignage à la théorie, de l’autodéfense à la solidarité, de la survie à la joie, mais se montrant toutes aussi décidées, à partir de leurs vies féministes, à « puiser dans la rage pour inventer d’autres imaginaires, d’autres gestes, d’autres idées, d’autres affects, d’autres armes ». Et alimenter ainsi une histoire populaire du féminisme de ces vingt dernières années, dont elles se veulent « les ouvrières et les combattantes, les relais et le chœur, les scribes et les conteuses ».Polyphonie. Ainsi, Ovidie traite de l’« Éducation sexuelle » ; Valérie Rey-Robert de la « Culture du viol » ; Anaïs Bourdet de la « Fatigue » ; Mélina Germes des « Handies-féminismes » ; Rosa Moussaoui de l’« Internationalisme » ; Anaïs Bohuon, Florys Castan-Vicente et Anne Schmitt du « Football : dégommer les normes » ; Fatima Ouassak des « Mères » ; Daria Marx de « Genre “Mon genre, c’est grosse” », etc.
À la lettre F s’illumine le titre de l’ouvrage : Feu ! Une magnifique entrée, très emblématique du projet, rédigée par l’actrice Adèle Haenel, qui revient sur son histoire, son agression et sa prise de parole, génératrice d’un séisme dans le sillage de #MeToo : « Je survivais en marge de moi-même en essayant de faire le moins de bruit possible. Non seulement les récits du patriarcat structurent le sens du monde, mais en plus ils te font advenir comme personnage qui valide ces récits. […] Non seulement je devais me taire, mais j’avais même à charge qu’on ne découvre pas mon histoire, ma sale histoire. Que le silence soit propre. » Alors feu ! Et pas de fumée sans femmes.
Juliette Cerf
mardi 23 novembre 2021 :: Permalien
Extrait de Feu ! Abécédaire des féminismes présents.
Par Elsa Dorlin
Le projet d’un ouvrage collectif sur l’histoire présente des féminismes est marqué par le renouveau d’un mouvement dont #MeToo constitue l’un des événements les plus notables. L’impression d’un « renouveau » peut être trompeuse : les mobilisations contre les violences faites aux femmes sont une lame de fond depuis des décennies (des siècles !) au sein des féminismes. Derrière la déferlante que nous avons connue depuis la fin des années 2000, à l’échelle internationale, la mobilisation a intimement touché nombre de femmes qui, en écho, l’ont portée et relayée largement. Les cadres du débat se sont considérablement déplacés ; le langage lui-même, employé pour qualifier l’hétérosexisme, pour le constituer en fait social, pour sortir les féminicides, les viols, les harcèlements sexuels, les incestes, de la rubrique de simples « faits divers », a été refondé grâce au courage des victimes, grâce aux militantes, aux penseuses et aux mobilisations. Sur ces quelques décennies de l’histoire présente, cet ouvrage porte peut-être sur la partie la plus immergée du mouvement ; celle qui fabrique une révolution féministe au jour le jour, celle qui ne laisse plus rien passer ; celle qui fait aussi de ce mouvement historique, social et intellectuel, une éthique de vie, une pratique d’autodéfense quotidienne, un foyer embrasé de contestation de toutes les strates de la société.
À la fin des années 1990 et au cours des premières années 2000, une nouvelle « vague » féministe émerge à travers les réseaux sociaux, au sein de jeunes collectifs, dans les universités, dans la rue, dans les cortèges : elle repose à nouveaux frais des questions relatives au corps et à la sexualité, aux liens ou conflits entre les droits et libertés des femmes et les nationalismes, les racismes et l’impérialisme, aux identités de genre, aux violences sexistes, lesbophobes, transphobes, au viol, aux masculinités et aux masculinismes, aux crimes de guerre, à la division sexuelle et raciale du travail et au néolibéralisme globalisé, à la question du soin et de l’expérience vécue, à celle de la laïcité et de l’État patriarcal, enfin à la nécessaire décolonisation du sujet politique du féminisme (qui est ce « Nous » de « Nous, les femmes… » ?). Dans un contexte où le développement d’Internet a considérablement renouvelé les modalités de diffusion et de mobilisation féministes, leur agenda comme leur répertoire d’actions, et où l’antiféminisme lui-même s’y est réaffirmé et réorganisé, le point de basculement de ces dernières décennies réside dans la repolitisation inédite des violences, inégalités et discriminations sexistes, qui désormais sont publiquement, massivement nommées, dénoncées, comme relevant d’un système patriarcal contemporain. (Re)parler de « patriarcat » et non plus de « domination masculine », c’est pointer ce qui, dans la société comme à l’échelle de l’État, niché au cœur du néolibéralisme et des enjeux globaux de reproduction de nos conditions matérielles d’existence, relève d’une violence structurelle à l’encontre des femmes et des minorités sexuelles et de genre. Cette violence est donc combattue jusque dans ce qui en assure la licéité culturelle, la fonction idéologique, l’euphémisation ou l’érotisation médiatiques, l’objectivation politique, la disqualification judiciaire ; jusque dans ses fondations et intérêts matériels, socioéconomiques, qui assure la pérennité de l’exploitation et de la brutalisation. Ce féminisme est donc radical, parce qu’il prend à la racine le problème, comme le résume simplement ce post féministe viral, censuré par Twitter, « Comment faire pour que les hommes cessent de violer ? ». Il fait front, il fait corps contre ce qui perpétue une puissante déréalisation sociale et culturelle du continuum des violences économico-sexuelles ; contre ce qu’il convient aussi de nommer le terrorisme patriarcal qui tue chaque année des dizaines et des dizaines de femmes et de filles, qui fait des milliers et des milliers de victimes de viol, d’abus et d’inceste.
Les images manquent, cette « vague », ce raz-de-marée féministe, est en grande partie marquée par une nouvelle génération, de nouveaux espaces et outils d’expression, mais la « vague » revient de loin, de très loin : elle amplifie l’élan, porte le souffle de groupes, de positionnements, de tendances en partie existantes au sein des féminismes historiques, souvent oubliés, marginalisés ou minorés. Renouer avec cette généalogie est aussi une forme de réparation, de justice, de soin porté aux mobilisations présentes comme à celles qui les ont rendues possibles.
Durant ces deux premières décennies de l’an 2000, nos soulèvements ont ravivé, excavé d’autres sources, d’autres histoires et d’autres géographies des combats féministes. Ils ont réaffirmé l’internationalisme du mouvement – dont le point d’acmé est tout autant l’ensemble des mobilisations autour de #MeToo décliné dans le monde entier que les actions directes incendiaires des mouvements féministes latino-américains contemporains –, se sont recentrés, réaxés sur d’autres foyers de luttes qui ont provincialisé les mouvements blancs états-uniens, européens : le féminisme noir, diasporique, zapatiste, kurde, indien, décolonial, caribéen, coréen, tunisien, musulman, sud-américain, ouest-africain… En même temps, leur pouvoir de dissémination « locale » dans des groupes, des actions féministes relatives à la santé (self-help, mobilisation contre les violences gynécologiques, groupe de santé communautaire), à l’habitat et à l’environnement (communautés indigènes, écoféministes, péri-urbaines ou paysannes, maisons de retraite féministes et collectives, squats féministes, ZAD), à la ville et à la rue (manifestations de nuit, marches exploratoires, lutte contre le harcèlement dans l’espace public, collages), au travail (grève internationale des femmes, mobilisations des femmes de chambres des grands groupes hôteliers, mouvement d’occupation par les ouvrières et paysannes à Delhi), au droit à l’avortement, à la maternité et à d’autres conceptions de la famille, à la solidarité entre victimes, au soin des vies de chacune. Ils ont pris la forme de mouvements liés à l’auto-organisation, l’autodétermination et l’autoformation, comme dans les quartiers populaires, dans les groupes de parole, ateliers en non-mixité choisie (autodéfense, groupes de conscience, bibliothèques solidaires, chorales et orchestres, création et production de fanzines, ladyfests, queerfests, formation en mécanique, menuiserie), dans les forums et universités, dans les rassemblements anticapitalistes, les mouvements syndicaux et sociaux, les collectifs de lutte contre les violences policières, dans les revues et magazines, sur le Net et les plateaux télé, dans la presse « généraliste ». Le soulèvement est partout…
Cette effervescence d’un féminisme d’expression protéiforme inédite, rendue possible au gré d’un renouvellement générationnel, d’une conscientisation intersectionnelle et d’une auto-organisation à l’échelle mondiale, l’a également été grâce à des courants plus anonymes (forum de discussion sur Internet, associations de quartier, de village, coopératives, ateliers « DIY », cortège de femmes Gilets jaunes) qui n’ont pas nécessairement le label féministe mais qui convergent vers des formes d’émancipation tout aussi fondamentales. C’est à cette effervescence, cet embrasement, jusqu’ici demeurés relativement absents d’une historiographie officielle du féminisme, que ce livre collectif est consacré.
En référence aux travaux d’Howard Zinn (Une histoire populaire des États-Unis, Marseille, Agone, 2003 [1980]), ce livre propose une histoire populaire du féminisme, des féminismes de ces vingt années écoulées, en faisant trois pas de côté. Le premier consiste à prendre des distances avec une historiographie principalement consacrée à la chronologie officielle de l’obtention des droits sociaux et politiques des femmes ou à des grandes figures héroïques ou exceptionnelles. Les fresques relèvent d’un travail fondamental qu’il fallait entreprendre pour remédier à l’effacement pur et simple des femmes comme sujets d’histoire, mais elles peuvent aussi aplanir, recouvrir même, une part plus souterraine des luttes, la densité plus complexe de l’histoire.
Comme le fait remarquer l’historienne Joan W. Scott (Théorie critique de l’histoire, Paris, Fayard, 2009) : nos histoires féministes relèvent parfois de « l’écho-fantasme », de l’unification et de l’uniformisation imaginaire ou imaginée de grandes figures ou mobilisations, et finissent par ressembler à un récit linéaire vers une égalité qui relève davantage d’un mot magique (l’égalité sur quoi, pour qui, avec qui ?) quand elle ne se résume pas à des slogans publicitaires vides sur l’« égalité femmes-hommes » qu’on s’obstine à nous présenter comme la seule finalité désirable – or, les déclinaisons bien-pensantes de blockbusters sur les super-héroïnes ou les exceptionnelles cheffes d’entreprise du CAC40 ne nous ont jamais fait rêver.
L’histoire du féminisme doit être l’histoire des féminismes, de ses courants, de ses antagonismes. Cette histoire n’est ni homogène ni cumulatrice (certains acquis sont parfois empoisonnés et la plupart sont encore et toujours menacés, rabotés ou bafoués) et encore moins « pure » : le label « féministe » fait l’objet d’une guerre sans fin ces dernières années, pour exclure des revendications, des groupes et des femmes qui ne témoigneraient pas de la bonne façon de « se libérer ». Au contraire, cette histoire est dense, enchevêtrée, minée en permanence par l’oubli et les coups de butoir du patriarcat, parfois traversée de conflits sororicides, d’intérêts divergents, de formes de conscientisation différentes, de visions du monde et d’une constellation de mobilisations plus ou moins convergentes.
Ce livre collectif part aussi d’un second constat : ne pas repartir de zéro. Ne pas repartir de zéro mais partir d’« en bas », de la vie des collectifs, du communautaire, de l’affinitaire, des « Nous… » situés, souvent anonymes, festifs, créatifs, diversement subversifs… Il n’est pas question ici de prétendre faire l’histoire d’un féminisme « populaire », mais de faire une histoire populaire des féminismes. De celles qui s’écrivent depuis la conflictualité de classe, les cultures de luttes et de survie, les révolutions et les contre-conduites. Une histoire dont nous avons été à la fois les ouvrières et les combattantes, les relais et le chœur, les scribes et les conteuses. Complexité, conflictualité, solidarité, autodéfenses sans nom et sans label, voilà ce qui caractérise cette histoire populaire des féminismes présents.
Dernier pas de côté : l’histoire présente. Ce livre appelle la réouverture des archives grises et des archives vivantes des combats menés depuis les années 2000 et en cours, pour y expérimenter une autre manière d’écrire et de réfléchir nos histoires plus longues. Il se concentre sur ces vingt dernières années, sans prétention aucune à l’exhaustivité, pour ouvrir des brèches dans nos passés, des horizons dans nos devenirs et des perspectives respirables ici et maintenant. Ces dernières années ont été officiellement celles où le « féminisme » s’est déchiré et se déchire sur quatre ou cinq grands débats et enjeux : les identités de genre, la prostitution, les droits reproductifs (notamment la PMA pour toutes), la laïcité et la République, le racisme et les problématiques intersectionnelles. Si ces enjeux font l’objet de profonds antagonismes, ils sont aussi mis en scène publiquement comme des schismes, imposant des termes sclérosés et un cadre théorique appauvrissant et épuisant. L’idéologie patriarcale promeut précisément un « féminisme » bourgeois bon teint, capitaliste et rentable, philandre et masochiste, pour mieux déréaliser les expériences vécues de la violence, érotiser la domination et rentabiliser les normes de genre comme des marques déposées, labelliser une universelle voie d’émancipation et marginaliser, criminaliser les mouvements qui mettent le feu au patriarcat. Et ce dernier jouit de les épuiser à coups de ceinture ou de matraque, de les contraindre en permanence à prouver, justifier, expliquer, éduquer ; à se débattre dans un monde défiguré, une conscience de soi raturée, à puiser dans la rage pour inventer d’autres imaginaires, d’autres gestes, d’autres idées, d’autres affects, d’autres armes. Alors cette fois, le feu ! Les féminismes contés dans ce livre sont autant de brasiers allumés, de contre-feux dans un monde partout calciné par le patriarcat, c’est-à-dire par le néolibéralisme autoritaire et répressif, le racisme mortifère, l’impérialisme écocide.
Plutôt que de réduire le féminisme à des revendications faites à l’État, au patron, au chef ou à papa, pour plus de lois, plus de « sécurité », à n’être que le porte-drapeau ou le cache-misère du capitalisme, de tel ou tel gouvernement nationaliste, ces histoires des féminismes présents rappellent et font résonner ensemble nos vies féministes. Ce livre fonctionne comme un abécédaire, un manuel, une boîte à outils, un dictionnaire amoureux, dans lequel échanger des idées, affûter des armes, écouter des voix, partager des expériences et des pratiques, vibrer pour des luttes présentes. Il s’adresse à tous·tes : il contient à la fois des ressources et foisonne de références utiles, de notions, mais il est fabriqué par des plumes et des voix, des points de vue situés sur des retours d’expériences collectives, des itinéraires politiques et intimes, des réflexions et des rétrospections sur des parcours, des engagements, des révoltes et des espoirs. En pluralisant les styles, en se situant à la fois du côté de la théorie et de la pratique, de la création, des écritures au « nous » et au « je », il témoigne de la force d’une approche féministe de l’histoire intellectuelle et politique. Il est dédié à toutes les résistantes anonymes au quotidien des violences les plus crasses, à celles qui embrasent les tribunaux, cassent des genoux et brisent les vitrines, à celles qui inventent mille tactiques imperceptibles pour survivre et se mettre à l’abri, à la mémoire de celles dont les noms recouvrent les murs de nos villes la nuit, à la puissance des collectifs qui se font, à ceux qui se sont défaits, qui se sont (re)constitués ailleurs ou autrement, à ce qui nous lie.
Elsa Dorlin est philosophe, professeure à l’université Toulouse Jean-Jaurès. Elle est notamment l’autrice de La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française (Paris, La Découverte, 2006/2009), Sexe, genre et sexualités. Introduction à la philosophie féministe (Paris, PUF, 2008/2021) et Se défendre. Une philosophie de la violence (Paris, Zones, 2017/2019).