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Trans* dans Libération

jeudi 4 janvier 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, le 19 décembre 2023.

Jack Halberstam,
anarcho-queer en quête du genre idéal

L’universitaire queer défend une pensée de la dissidence de genre qui passe par un autre rapport aux mots, et appelle à se libérer des définitions pour embrasser une véritable politique trans coalitionnelle.

Disons-le d’emblée : le cœur n’y était pas. Deux jours après le 7 octobre et les attaques meurtrières qui frappaient Israël, tout autre sujet paraissait incongru, presque déplacé. Mais en ce lundi d’octobre, le centre d’art et de recherche parisien Bétonsalon, qui accueille ce soir-là le théoricien culturel queer Jack Halberstam, bruit tout de même d’agitation. Le professeur en littérature et études de genre à New York est de passage (fugace) pour présenter son livre Trans*, traduit pour la première fois en français aux éditions Libertalia. Et le public est venu nombreux entendre des promesses de « futurs aux genres multiples », et fuir le pesant présent.
Comme l’indique son sous-titre, « Brève histoire de la variabilité de genre », Trans* se propose d’explorer les « nouveaux déplacements de signification à l’œuvre dans la représentation du genre »« Variabilité », « déplacements » : l’astérisque accolé au terme « trans » permet, selon son auteur, de ne rien figer et d’embrasser la fluidité à rebours de classifications et catégorisations jugées étroites et réductrices. La démarche de Jack Halberstam convoque différentes figures : des penseurs du genre bien sûr, d’Eva Hayward à Paul B. Preciado, en passant par Judith Butler et Susan Stryker, mais aussi des célébrités plus mainstream – comme les incontournables guides qu’ont été pour lui Prince et David Bowie.
Surtout, l’auteur a recours à de nombreuses productions culturelles pour plonger dans ce qu’il appelle la « matérialité vivante des existences trans* », via des objets parfois puisés dans la pop culture. En 2011, son livre The Queer Art of Failure, réflexion sur la transformation de l’échec en pratique d’émancipation, faisait déjà référence au film d’animation Le Monde de Nemo : ce petit poisson handicapé aux aventures chaotiques offrant une bonne illustration de subversion du concept. Aujourd’hui, la conclusion de Trans* porte sur… La Grande Aventure Lego. Ces habitants qui font et défont leur village tous les jours donnent vie à l’idée de structures flexibles, en mouvement, constamment à modeler et réinventer.

Abolir cette société coercitive

Jack Halberstam parle franchement, sans chichis, et déroule une pensée articulée et accessible. Il émane de sa mine placide un certain flegme, une bonhomie qui le place à hauteur de son public – son tee-shirt, constellé de motifs de poires qui attirent l’œil, n’est sans doute pas pour rien dans cette nonchalance presque adolescente. Il prend l’assemblée au dépourvu en abordant d’emblée le sujet des toilettes publiques.
Quand il commence à écrire Trans* en 2017, le débat concernant les « lois sur les toilettes » bat en effet son plein aux États-Unis. Celles-ci portaient sur l’obligation d’utiliser les toilettes en fonction du sexe de naissance, et non de son genre d’élection. « Cette angoisse à l’égard des personnes trans – comme si les laisser accéder aux toilettes de leur choix signait l’effondrement de la civilisation occidentale – était utilisée pour en absorber et masquer d’autres », dénonce-t-il.
Son livre entend donc démontrer la nécessité d’abolir la coercition à l’œuvre dans de nombreux aspects de la société, qui s’ingère dans chaque représentation de genre et nuit aussi (surtout ?) aux personnes hétérosexuelles. En exposant les mécanismes qui sous-tendent cette logique de diabolisation de ces communautés, il souhaite réveiller une colère plus globale.
Un signe typographique concentre donc l’essence de cette pensée : l’astérisque accolé à « trans »*. « C’est à Eva Hayward et à Jami Weinstein qu’on doit cette utilisation : ils ont introduit cette graphie dans les études trans à un moment où l’usage était en train de se populariser dans les réseaux militants », explique-t-il. À travers l’astérisque, Halberstam veut pointer l’ouverture, la capacité d’accueil du mot, n’en faisant pas une définition mais un « cri de ralliement pour un certain nombre de personnes qui se désalignent par rapport à la normativité de genre ».

Déconstruire ce moule néolibéral

Le terme se veut « processus », « trajectoire », et ce mouvement tend aussi vers le démantèlement : « Défaire le genre », comme le propose Judith Butler dans son texte éponyme. Il est donc impératif d’éviter l’écueil du repli sur des identités closes, qui contribuent à maintenir un système de hiérarchie délétère. Associer les termes « queer » ou « trans » à une perspective collective, en les sortant de la sphère privée et individuelle à laquelle ils sont trop souvent circonscrits, est l’un de ses plus grands combats.
Cette alliance se veut « abolitionniste », car il y a une volonté nihiliste chez Halberstam, une quête du vide, du néant. Pour lui, l’horizon d’une véritable « politique trans* coalitionnelle » ne peut tenir en une simple refonte de nos sociétés modernes ; il doit relever d’une forme de démolition. « Avant d’atteindre cette renommée universitaire, Jack – comme Paul B. Preciado, dont il est proche – a existé dans les sous-cultures lesbiennes, drag king ou transmasculines », décrypte Emma Bigé, membre de la Collective dansmalangue, à qui l’on doit la traduction « collective et militante » de cet ouvrage paru en 2018 outre-Atlantique. « Ces valeurs anarcho-queer-féministes, il ne les a jamais perdues de vue. »
L’enjeu n’est donc pas d’inciter la société à intégrer les subjectivités trans dans un schéma néolibéral qui les étouffe, mais de déconstruire ce moule : c’est de la dissidence que naîtront d’autres possibles. Jack Halberstam est donc notamment connu pour sa pensée de « l’échec queer », appelant à se réapproprier ce refus de réussir. « Facile pour quelqu’un qui enseigne à l’Université Columbia », admet Emma Bigé en souriant. Mais elle insiste : « Jack garde une certaine distance avec le prestigieux milieu académique et ses codes. Son slogan, emprunté à Fred Moten et à Stefano Harney, c’est aussi : “La seule relation possible à l’université, c’est le vol !” glisse-t-elle. Ce n’est pas un universitaire star habitué à ce qu’on lui serve tout sur un plateau ! »

« L’histoire trans ne date pas d’hier »

Si l’on dénombre quelques têtes grises – voire franchement blanches – l’assistance est plutôt jeune, exprimant assez visiblement différentes manières de désobéir aux codes d’apparence hétéronormés : looks androgynes, panel de styles, coupes de cheveux bigarrées. « Pour nous, Jack est comme un ancêtre queer, reprend Emma Bigé d’un ton affectueux. Trente ans qu’il enrichit la lutte et les études de genre ! » Il est effectivement assez rare de voir un sexagénaire comme Halberstam – un boomer, même – présenter son travail devant une salle de millennials, voire de jeunes issus de la génération Z.
« Notre existence dépend un peu de son travail : il nous a donné des mots pour nous dire, une histoire dans laquelle nous inscrire et des manières de refuser la prédation de cette société », raconte-t-elle. Ce papa » (il refuserait sans doute ce terme trop lié à la famille classique) accorde une attention particulière au dialogue intergénérationnel. Après tout, transmettre est au cœur de ses fonctions d’enseignant, et ce partage permet de combler le fossé qui sépare les expériences, les contextes sociopolitiques, les époques.
« [Jack] Halberstam souhaite rappeler que même si elle n’a pas toujours été visible (il y a cinq ans, le terme “non-binaire” n’existait même pas !), l’histoire trans ne date pas d’hier, développe Emma Bigé. Jack a, certes, longtemps fait sien le slogan “No Future” propre à la tradition de négativité queer, puisque l’accès à une reproduction biologique est pour nous compromis. Mais ce n’est pas incompatible avec l’idée de faire famille autrement ! »

Jack Halberstam, un passeur
qui jette des ponts entre les conditions

Lui prêche des formes ouvertes d’adoption, le soin, l’importance d’échanger avec d’autres, de confronter les expériences. Paul B. Preciado en sait quelque chose : il se revendique benjamin de cette famille intellectuelle – Judith Butler en doyenne, Jack Halberstam au milieu. Et cet appel au dialogue intergénérationnel est suivi d’actions : « Jack met les mains dans le cambouis, quand d’autres n’appellent à la révolution que de loin, résume Emma Bigé. Et tient à incarner cette position d’explication claire et dynamique, qui tranche avec une pédagogie du savoir grise et molle. »
Un passeur donc, qui jette des ponts entre les conditions, transmet, rapproche – une démarche sans doute héritée de sa formation en littérature comparée. « Jack est une sorte d’archéologue culturel, doublé d’un grand professeur, décrit Paul B. Preciado. Ce n’est pas un philosophe, mais un théoricien des représentations culturelles, qui a dédié sa carrière à la sociologie de l’image. » Les films d’horreur ont notamment été sa porte d’entrée dans ce bric-à-brac de symboles.
« Son approche spécifique de queer, articulée aux expériences trans, a été dès ses premiers ouvrages reliée à la pensée décoloniale au sein d’une analyse critique de la race, complète Emma Bigé. Pour penser queer, il faut penser l’accusation de monstruosité, qui a aussi été mobilisée pour dénigrer les personnes racisées – comme les vampires (venus des Balkans) ou les zombies (liés aux afro-descendants). » Car la dissidence n’est pas l’apanage du queer : « L’analyse du monstre lui permet de montrer comment “queer” et “race” partagent des destins », poursuit-elle.

« Dans “non-binaire” :
un appel à une logique de refus généralisée »

Cette figure du monstre habite la pensée queer : en 2020, Paul B. Preciado signait par exemple Je suis un monstre qui vous parle (éditions Grasset). « Je suis le monstre […] que vous avez construit avec vos discours et vos pratiques cliniques. Je suis le monstre qui se lève du divan et prend la parole, non pas en tant que patient, mais en tant que citoyen, en tant que votre égal monstrueux », écrit celui qui n’hésite pas à se qualifier de « sujet mutant ».
En juin dernier, le journaliste et militant transféministe Tal Madesta publiait aussi la Fin des monstres. Récit d’une trajectoire trans (éditions La Déferlante). « Je propose de déplacer la figure du monstre, expliquait-il alors au micro de France Culture. Cette obsession pour la norme et pour nous assigner à la marge dit beaucoup plus de choses sur les personnes qui sont dans cette exclusion que sur nous. Pour moi, la figure du monstre est un miroir tendu, c’est tout ce que ces personnes ont peur d’être et de voir. Les monstres sont ailleurs : ce n’est pas moi le monstre. »
Pour Halberstam, les mots ne sont donc pas des concepts ou des définitions mais des endroits à partir desquels peuvent se déployer des pensées, des aspirations, des orientations politiques. La remise en question de ce rapport aux mots est indissociable d’une critique féroce des formes d’organisations politiques actuelles, seule manière de déjouer les pièges que rencontre parfois le militantisme. Cette démarche relève donc d’une véritable stratégie : « Car si les conservateurs de droite flippent autant, c’est précisément que de plus en plus de jeunes se déclarent trans, queer, non binaires, relève Halberstam. Et dans “non-binaire”, j’entends aujourd’hui un accent sur le “non”, un appel à la solidarité, à une logique de refus généralisée. »
Refuser les carcans, démolir et créer ex nihilo : en bâtisseur anarchiste d’un futur révolutionnaire, Halberstam clôt son propos par une évocation de « l’anarchitecture », «  un mouvement architectural des années 70 qui entend déconstruire, défaire, destituer l’architecture elle-même » pour que quelque chose de nouveau puisse se produire. C’est ce que « trans* », « queer » ou « non-binaire » tentent de faire dans nos architectures rhétoriques.
Et de mentionner l’artiste américain Gordon Matta-Clark, qui concevait l’anarchitecture comme l’action de tout pousser jusqu’à son point d’effondrement, dans une logique d’exposition ultime des contradictions. Ces contradictions, Halberstam, sa personne et sa pensée tentent aussi de les intégrer, de les travailler. Mais pour qui acceptera de se laisser embarquer dans ce voyage, son plaidoyer pour le pluriel, l’indéterminé et le collectif se révélera fertile.

Copélia Mainardi