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Entretien avec Jack Halberstam dans Le Monde

mardi 28 novembre 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde du 28 novembre 2023.

Jack Halberstam,
professeur en études du genre :
« Des formes de divergence au genre existent et ont existé un peu partout »

L’auteur de Trans*. Brève histoire de la variabilité de genre, explique, dans un entretien au Monde, que l’idée de « transitude » n’est pas propre à l’époque contemporaine et revêt des réalités diverses en fonction des époques et des cultures.

Il avait fallu quinze ans pour que le public français puisse lire une traduction de Trouble dans le genre, de Judith Butler, monument des queer studies (La Découverte, 2005). Figure majeure des études trans aux États-Unis, Jack Halberstam aura, lui aussi, connu un très long jetlag avant qu’un éditeur français ne s’intéresse à son travail. Trans*. Brève histoire de la variabilité de genre (Libertalia, 240 pages, 10 euros) est le premier de ses livres à être traduit en français, vingt-cinq ans après la parution de Female Masculinity, un classique outre-Atlantique toujours pas édité en France.
Professeur en études de genre, directeur de l’Institut de recherche sur les femmes, le genre et la sexualité à l’université Columbia, à New York, Jack Halberstam a consacré une partie de son œuvre à confronter les théories académiques aux cultures populaires. De Disney à Lady Gaga, il observe, pas toujours là où on les attendrait, des représentations alternatives du genre. C’est ce travail qu’il prolonge avec Trans*.

Vous avez agrémenté le titre de votre livre d’un astérisque. Pourquoi ne pas l’avoir simplement appelé « Trans » ?

C’est une manière d’élargir le concept. L’astérisque suggère l’échec de nos systèmes de classification, produits aux XIXe et XXe siècles comme une méthode de contrôle et qui s’attachaient à nommer tout ce qui semblait anormal. Trans* n’est pas seulement un élément dans un panthéon d’identités ; il ne fait pas que nommer des corps, les regrouper et leur offrir visibilité et reconnaissance ; c’est aussi un moyen de mettre sous pression le système binaire dans son ensemble.

Vous identifiez les effets de cette pression jusque dans des films grand public, Le Monde de Nemo, La Grande Aventure Lego, pas vus pourtant comme des œuvres queer…

La signification ne dépend pas de l’intention. Dans Nemo, le personnage principal est un poisson-clown, une espèce dont les individus changent de sexe dans certaines conditions, qui sont précisément celles du début du film… L’idée de « transitude » se fait ressentir partout, ce n’est pas seulement un sujet pour les personnes queer, car le genre comme structure sociale binaire contient en lui-même une part de flexibilité et d’indétermination avec laquelle des gens jouent.

Vous montrez à quel point la diversité de genre infuse la société et la culture. Est-ce une manière de répondre à ceux qui combattent les droits des personnes trans, chez qui revient souvent l’idée que la transidentité serait une mode récente et très localisée ?

Il n’y a aucun doute sur le fait que des formes de divergence au genre existent et ont existé un peu partout. Mais elles ont émergé de structures sociales très différentes et peuvent avoir des significations très variables selon les cultures. Nous devons résister à l’envie de décréter que telle ou telle figure serait trans : selon les catégories de l’époque, ça n’a pas toujours de sens.
Par exemple, nous avons beaucoup de traces de personnes assignées femmes à la naissance qui ont vécu en tant qu’hommes, en portant des habits masculins. Il est impossible de déterminer d’un cas à l’autre si elles étaient des précurseurs de la transidentité ou si elles cherchaient à échapper à la prédation masculine, voulaient s’embarquer sur des navires pour prendre la mer, fuir des difficultés économiques ou encore d’autres raisons…
Ce qui est certain c’est que, avant l’enregistrement médical des corps qui apparaît au XIXe siècle, les gens ne s’identifiaient pas comme aujourd’hui. La fonction sociale du genre était très différente. Bien sûr, il est tentant de dire : « Nous avons toujours existé », mais qui est ce « nous » ? C’est une simplification, personne n’a « toujours été là », chacun n’est qu’une version très spécifique de l’expérience humaine, historiquement, géographiquement ou en matière de classe, de « race »…

Comment répondre alors aux rhétoriques antitrans ?

Ne laissons pas les conservateurs définir les termes de nos revendications. Si on me force dans un discours sur la vérité ou l’authenticité, on va ensuite me demander de démontrer que je suis réellement trans et de remplir de critères pour un diagnostic, vérifier si je prends des hormones, etc. Quand ils nous disent : « Vous n’êtes pas réels », la réponse devrait être : « Vous ne l’êtes pas non plus », et non : « Je suis réel, j’ai des papiers. » Les papiers ne prouvent rien, si ce n’est que vous êtes enregistré par un système bureaucratique. C’est une réponse conservatrice à une question conservatrice.

Pourquoi les personnes trans concentrent-elles autant aujourd’hui les attaques des conservateurs ?

Je crois que s’ils sont aussi inquiets, en particulier à propos des jeunes, c’est qu’ils voient un nombre croissant d’entre eux s’identifier comme queer, trans, non binaire… Donc, aujourd’hui, dans beaucoup de foyers conservateurs, il peut y avoir un jeune disant à ses parents : « Maman, papa, vous êtes nazes, je ne suis pas du genre auquel vous m’assignez, je suis autre chose. »
Il ne s’agit plus seulement de quelques queers bizarres de Paris ou de San Francisco, ce sont leurs enfants, qui ont été élevés dans des familles chrétiennes. À grande échelle, cela aboutit à une remise en cause du discours « antigenre » de « la famille d’abord », qui est soutenu par le capitalisme autoritaire, aujourd’hui au pouvoir un peu partout dans le monde.

Dans votre livre, vous exprimez votre perplexité face à certains mots d’ordre de jeunes queers. Pourquoi ?

Quand j’ai commencé à écrire ce livre, une partie des jeunes trans protestaient contre des projections de films montrant des violences transphobes. Pourtant, c’est une réalité, la plupart des personnes trans dans l’histoire ont vécu cette violence. Vous ne voulez pas connaître notre histoire ? Elle n’est pas joyeuse !
Désormais, des jeunes trans sont soutenus par leurs parents, c’est fantastique ! Mais cela risque de renforcer un modèle familial qu’ils auraient remis en cause dans d’autres conditions. Dans les générations précédentes, nous disions qu’il existe d’autres manières de vivre l’intimité, des moyens d’élever collectivement des enfants, etc. Notre but ne devrait pas être de pouvoir se marier mais de transformer la société.
Mais si j’écrivais ce livre aujourd’hui [publié aux États-Unis en 2018], je ferais sans doute différemment. Depuis, les choses ont changé : le retour de bâton politique est violent et nous avons perdu du temps à nous battre entre nous. Les personnes queer et trans, surtout les jeunes, sont victimes d’attaques d’une grande violence, et je n’ai que de la sympathie pour eux.

Colin Folliot