Le blog des éditions Libertalia

Libertalia dans M le magazine du Monde

jeudi 8 décembre 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans M le magazine du Monde, le 8 décembre 2022.

Avec son jeu Antifa, l’éditeur Libertalia se joue du Rassemblement national

En sortant le jeu de société antifasciste Antifa, la maison d’édition indépendante a été prise pour cible par l’extrême droite fin novembre. Cette publicité inattendue a toutefois dopé les ventes et permis de renflouer ses caisses.

Sur les murs, des affiches illustrées de figures révolutionnaires comme Angela Davis, Rosa Luxemburg ou encore Louise Michel donnent le ton. Située à Montreuil (Seine-Saint-Denis), la librairie de quartier Libertalia, ouverte en 2018, est traversée d’une certaine agitation en cette matinée glaciale du 2 décembre. Entre les clients qui flânent et les coursiers venus livrer des ouvrages, les propriétaires font tout autre chose que vendre des livres. Ils préparent quelque 800 envois d’un jeu de société pas tout à fait comme les autres, baptisé « Antifa ». «  On fait tout nous-mêmes. L’emballer dans du papier bulle, le mettre dans un colis, et le poster », rapporte Charlotte Dugrand, cofondatrice de la maison d’édition Libertalia, dont la librairie est une déclinaison.
Depuis le 26 novembre, ce jeu de simulation et de « gestion » de groupe antifasciste est la cible de l’extrême droite. Après des tweets du député RN Grégoire de Fournas ainsi que d’un syndicat de police interpellant la Fnac, l’enseigne s’est décidée à le retirer temporairement des boutiques, provoquant aussitôt de vives réactions à gauche. Même s’il a été remis en vente quelques jours plus tard, cela a suffi pour provoquer un spectaculaire effet Streisand : des internautes l’ont commandé en masse, jusqu’à la rupture du stock. Et les commandes continuent à affluer : « On en est à une toutes les trois minutes », rapporte Nicolas Norrito, lui aussi cofondateur de la petite maison d’édition.

Proposer de l’engagé et de l’enragé

Libertalia (un nom inspiré d’une colonie libertaire du XVIIe siècle fondée par des pirates sur l’île de Madagascar) est une maison « totalement » indépendante. Elle est créée en 2007 par Charlotte Dugrand, correctrice pour la presse, son compagnon, Nicolas Norrito, ancien professeur de français en Seine-Saint-Denis, et Bruno Bartkowiak, graphiste, puis déclinée, onze ans plus tard, en librairie.
Les trois amis, passionnés d’histoire, se sont rencontrés en créant des fanzines et en militant au sein du syndicat anarchiste Confédération nationale du travail (CNT), dans les années 1990. « On voulait défendre toutes les formes d’émancipation, proposer de l’inédit, mais surtout de l’engagé et de l’enragé pour le peuple », se souvient Nicolas Norrito. Sans aucun fonds ni plan de financement, ils fabriquent leur première publication grâce à l’organisation de concerts de punk rock à Paris. L’ouvrage pionnier, Le Mexicain, est une nouvelle de l’auteur socialiste révolutionnaire Jack London relatant la conquête du pouvoir par des paysans mexicains en 1910.
Depuis quinze ans, Libertalia laisse une grande place à des textes sur les mouvements historiques et sociaux de gauche. Des questionnements sur l’anarchisme, de l’analyse du « mythe identitaire » autour de Charles Martel et la bataille de Poitiers, en passant par la révolution russe d’octobre 1917. La maison, qui a publié plus de 200 ouvrages à ce jour, édite également des textes plus actuels, qui couvrent les mouvements sociaux et sociétaux.
Leur dernier succès ? Un pamphlet du journaliste sportif Nicolas Kssis-Martov, Qatar, le Mondial de la honte, publié en octobre. Ami de longue date du couple d’éditeurs, l’auteur ne s’imaginait pas publier cet essai ailleurs. « La maison est idéale pour ce type d’ouvrage qui pense la culture populaire d’un point de vue politique. Je cherchais une collaboration professionnelle mais surtout militante et dissidente », explique-t-il.

S’affranchir des subventions de l’État

Cette ligne éditoriale a convaincu La Horde, créateur du jeu Antifa, de se tourner vers eux. D’abord utilisé lors de rencontres organisées par cette association antifasciste, le jeu bénéficie d’un petit bouche-à-oreille. C’est en y jouant que les trois propriétaires de Libertalia se décident à le fabriquer. Une première pour eux. « L’avantage de Libertalia est qu’elle est aussi diffuseuse. On n’aurait jamais pu produire notre jeu sans son soutien technique, rapporte Hervé, membre du groupe antifasciste. La maison d’édition a pris un gros risque éditorial, vu les idées véhiculées, mais également financier : sa fabrication a coûté 30 000 euros. » L’éditeur et l’association le commercialisent en novembre 2021, puis, un an plus tard, mettent en vente une version retravaillée tirée à 4 000 exemplaires.
L’inattendu succès commercial permet à Libertalia de souffler. « Le premier semestre 2022 a été tellement difficile que je réfléchissais à ne plus me rémunérer », rapporte Charlotte Dugrand, salariée à plein temps de la maison d’édition, tout comme le graphiste Bruno Bartkowiak. Nicolas Norrito, lui, se rémunère grâce à la librairie, qu’il gère à plein temps depuis son ouverture. Ce choix leur permet de salarier une autre libraire mais aussi de maintenir à flot les finances de toutes leurs activités, eux qui souhaitent « s’affranchir » au maximum de toute subvention de l’État. « C’est notre côté anarchiste », – commente Nicolas Norrito.
Pour autant, le rythme de leur vie professionnelle n’est pas toujours en accord avec les valeurs de gauche que leurs livres aiment défendre. « On est militants… mais on reste commerçants », souligne Nicolas Norrito, profondément désespéré. Entre le travail d’édition et la librairie, ils travaillent sept jours sur sept, à raison d’une dizaine d’heures par jour. « Beaucoup trop, selon l’ancien professeur. Alors qu’idéalement, on travaillerait douze heures par semaine. » En attendant de pouvoir lever le pied, le trio s’attelle à préparer la sortie de leur prochain ouvrage, en janvier, Plaidoyer pour la langue arabe, de l’ancienne diplomate Nada Yafi. Mais, surtout, ils peaufinent la réimpression du jeu Antifa, ce qui ravit Nicolas Norrito. « Pour une fois, on peut dire merci aux fachos. »

Christelle Murhula