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La Critique des armes sur lundi.am

mercredi 8 mars 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans lundimatin#373, le 6 mars 2023.

C’est une somme, un pavé d’érudition sur un objet qui n’a jamais laissé personne indifférent : les armes, vues en tant qu’objets révolutionnaires. Leur usage révolutionnaire « est chargé de sens politique très précis : le refus de la délégation de souveraineté, du monopole de la violence étatique, de l’autorité et du militarisme ; l’exercice de la délibération citoyenne, de l’action collective, de l’autonomie, de la justice populaire » (p. 17).

Pourtant, dès le début, un constat de Engels du 3 novembre 1892 nous plonge en pleine modernité : « Vous aurez vu les rapports des journaux sur l’effet terrible, au Dahomey, des nouveaux projectiles. Un jeune médecin viennois qui vient d’arriver a vu les blessures faites par les projectiles autrichiens à la grève de Nürmitz, il nous dit la même chose. […] L’ère des barricades et batailles de rue est passée à jamais : si la troupe se bat, la résistance devient folie. Donc obligation de trouver une nouvelle tactique révolutionnaire. J’ai ruminé cela depuis quelque temps, je ne suis pas encore fixé » (p. 63).
Si les armes ont longtemps accompagné les révolutionnaires, c’est que le rapport même à la révolution le permettait. En attestent des débats au sein du mouvement ouvrier, comme en 1882 au congrès du Parti ouvrier où Jules Guesde entend se démarquer de la proposition de Fernand Pelloutier et Aristide Briand, « De la révolution par la grève générale ». Cette nouvelle voie révolutionnaire, mettant à distance toute forme de violence, connaît un succès immédiat. Alors Guesde rétorque : « C’est violemment, par la force que nous ferons la révolution » (p. 69).
« Pressé par certains de ses amis d’affirmer le renoncement à toute violence, [Jaurès] affirme en 1914 qu’un “peuple opprimé a le droit d’employer tous les moyens, sans exclure aucun moyen violent”. Ce qui pose problème avec le “militarisme révolutionnaire” est moins l’espoir de la prise d’armes que le fait de renier le citoyen-combattant, exerçant directement sa souveraineté y compris au feu, au profit d’un inattendu soldat révolutionnaire obéissant » (p. 91-92).
Les armes s’appréhendent aussi du point de vue sensuel. « Ce n’est qu’en voyant tomber leurs camarades que la foule se mit en déroute », peut-on lire dans les rapports après le massacre de Fourmies, le 1er mai 1891. Confrontés à la nouvelle poudre sans fumée du fusil Lebel, les manifestant·es ont cru qu’ils tiraient à blanc. Ce que révèlent ces rapports est fondamental : l’interaction avec les armes à feu relève aussi d’une culture sensible, sonore en premier lieu, qui participe à la maîtrise de l’arme – ou pas. Cette culture sensible importe pour identifier les différentes armes ou les modalités d’ouverture de feu, comme les « feux de salve ». Or, si les vétérans de 1870, militaires comme civils, et les anciens conscrits connaissent le bruit des détonations des fusils Chassepot et Gras, ils ignorent le nouveau son du Lebel, mis en service depuis quelques années seulement. La modernité du Lebel et l’anachronisme de l’expérience sensible face aux armes selon le point de vue ne sont donc pas des éléments secondaires, bien au contraire » (p. 97-98).
Cette histoire rappelle aussi qu’antimilitarisme et non-violence n’ont pas toujours été liés comme ils semblent aujourd’hui l’être, après que les hippies soient passés par là. Il a existé un antimilitarisme pacifiste très engagé, comme le rappelle cette proclamation de l’AIA (Association internationale antimilitariste), fondée en 1904 : « À la guerre, répondons par l’insurrection et la grève générale. Il est préférable de tuer un général français qu’un soldat étranger » (p. 108). On peut imaginer que la grande boucherie de 14-18 n’eut pas été si de tels préceptes avaient été suivis des deux côtés du Rhin.
Cette optique s’entend d’ailleurs dans le « couplet des généraux » de l’Internationale (5e couplet) : « S’ils s’obstinent, ces cannibales / À faire de nous des héros / Ils sauront bientôt que nos balles / Sont pour nos propres généraux », dont Fournier dit que c’est, dans les années 1900, le couplet le plus entonné lors des luttes sociales (p. 109). Autre chose que les affreux « féroces soldats » de la Marseillaise.
Éric Fournier retrace en détail la mutinerie du 17e régiment d’infanterie de ligne, en 1907, le grand fait d’armes de la crosse en l’air. Le Languedoc viticole connaît une intense mobilisation sociale, un état d’insurrection. Les hommes du 17e, comme leurs camarades du 101e, chantent l’Internationale et se mutinent pour refuser de « se retrouver face aux manifestants dont ils sont très proches » (p. 135). Durant cette mutinerie de vingt-quatre heures, ils se répartissent 12 000 munitions, repartent à marche forcée pour protéger leur ville, Béziers (alors une ville rouge), dispersent une colonne légaliste commandée par un général en tirant en l’air.
Parmi les nombreuses problématiques qu’aborde l’auteur, il en est certaines particulièrement touchantes. Par exemple il se demande pourquoi les mutinés tirent sur l’horloge d’une caserne. Serait-ce une résurgence d’une geste des Trois Glorieuses, au cours de laquelle des horloges dans tout Paris avaient été prises pour cible pour – selon Walter Benjamin – marquer « la conscience de faire éclater le continu de l’histoire […] propre aux classes révolutionnaires dans l’action » (p. 143) ? Fournier conclut que, plus modestement, il s’agissait probablement pour ces conscrits de briser le strict rythme de la caserne en un « iconoclasme révolutionnaire, […] appropriation et purification de l’espace par la destruction des signes d’autorité » (p. 144).
Analysant jusqu’aux productions des chansonniers, Fournier relève que, bien vite, les récits proposés « écrasent la temporalité de la rébellion et donc sa forte densité politique, pour la réduire à une fulgurance fraternelle, comme si les “braves pioupious” s’étaient retrouvés face à une foule composée de leurs proches, en situation de faire feu immédiatement sur leurs “père et mère” », ce qui ne fut pas le cas (p. 155).
Ces soldats citoyens n’étaient pas, avant leur mutinerie, des militants révolutionnaires. Mais une « prise d’armes participe à agir en révolutionnaire », sans violence dans ce cas. Une des dernières retentissantes « crosses en l’air » (p. 158).

Le style, je n’ai pas parlé du style. Cet historien en a, et cela en fait un texte beau à lire. Illustration : « Maîtrisant un ample répertoire des usages des armes, empruntant tant aux règles militaires que mobilisant ou reconfigurant des gestes subversifs, les mutins s’ouvrent la route à coups de fusil » (p. 147).
Les syndicalistes révolutionnaires du début du XXe siècle, « s’estiment en état de légitime défense face aux différentes forces de l’ordre – seuls les conscrits étant épargnés par ce constat » (p. 168). Je dois dire qu’avoir lu une histoire aussi détaillée du rapport entre les forces de l’ordre et le peuple plus ou moins armé, m’a convaincu que si une armée existe – et je souhaite qu’elles disparaissent toutes – mais si elle existe, alors il vaut peut-être mieux qu’il y ait une conscription. Pour le contrôle de l’armée que cela implique. Pour l’école d’antimilitarisme que constitue la conscription. Mais c’est un moindre mal : le mieux est qu’il n’y ait pas d’armée.
On voit que le corps social met aussi en œuvre une certaine proportionnalité des armes : face aux matraques des « cognes », des Browning. Mais face aux Lebel, des crosses en l’air (p. 171).
Porter une arme, pendant longtemps, a été « une légitime nécessité d’autodéfense ». Cette autodéfense se fait autant par choix républicain, dans la lignée de la Révolution, qu’en « contestation de l’autorité régalienne, comme l’exercice furtif d’une souveraineté alternative » (p. 171-179). Si la légitime défense en se saisissant d’armes apparaît comme un impératif, on insiste aussi « sur la nécessaire maîtrise » du porteur d’arme (p. 199).
On a souvent l’impression, au fil de ces presque 500 pages, que les armes ont comme une vie autonome, déterminante dans les rapports sociaux. « Les armes soudent les groupes autant qu’elles s’imposent à eux, par l’obligation de trouver des munitions ; par la délibération collective qu’exige cette soudaine prise d’armes » ; « L’arme […] dans sa matérialité, objecte à la volonté du groupe, qui, n’ayant pas les bonnes cartouches, doit improviser » (p. 175). D’ailleurs, Éric Fournier poursuit cette idée en l’analysant du point de vue marxiste et de l’aliénation aux machines d’où il apparaît néanmoins que le phénomène vis-à-vis des armes est très différent de celui vis-à-vis de l’outil de travail (p. 213-214).
Le « citoyen Browning » – un pistolet emblématique de l’armement individuel – est de son temps. Il est animé par le désir de « l’autodéfense révolutionnaire ; l’action directe ; l’exercice de la souveraineté et la contestation du monopole de la violence ; la mémoire des citoyens-combattants » (p. 214).
Il y a des anecdotes savoureuses, comme celle du bandit Jean-Jacques Liabeuf, apprenti cordonnier, déterminé à se venger de la police qui a causé une condamnation probablement injuste et qui « fabrique, grâce à ses compétences de cordonnier, des brassards de cuirs cloutés empêchant toute saisie policière » (p. 188) ou encore ce mot attribué à Napoléon : « Une révolution c’est une idée qui a trouvé des baïonnettes » (p. 210).
Et lorsque l’historien, de temps en temps, prend le temps de se regarder travailler, on se marre. Pour illustrer le recul des armes dans le paysage social à l’aube des années 1920 : un receveur de tramway, Lucien Labaudière, qui, en grève, lance une cartouche de fusil de guerre sur les policiers. Il est aussi porteur d’un boulon et de balles tirées. « Que déduire de munitions aussi hétéroclites et de cet usage unique d’une munition de guerre lancée à la main, donc aussi inoffensive que des balles déjà tirées, sinon que nous avons affaire ici, en majesté, à un de ces détails intempestifs défiant les amples analyses ? Cet incident suggère tout au plus qu’il n’est sans doute pas très difficile de se procurer des munitions diverses » (p. 236).
Éric Fournier étudie aussi dans quelles conditions les armes peuvent être retournées au profit des insurrections et de la lutte sociale (p. 241). D’abord, un constat simple, fait par le journal du Parti, Le Militant rouge, en 1925 : « l’insurrection armée sans armes est impossible » (p. 250). Et pourtant « un fait est indéniable pour tout révolutionnaire conscient. La lutte entre le capital et le travail se résout fatalement dans l’insurrection armée » (p. 252). Victor Serge ajoute : « La révolution n’a pas le choix des armes, elle ramasse celles que l’histoire a forgées, celles qui viennent de choir des mains d’une classe dirigeante vaincue » (p. 254). Force est de constater que la révolution a rarement le choix des armes ; la mitrailleuse en est une bonne illustration. L’objet, malgré son efficacité militaire, ne suscite d’ailleurs aucune fascination, puisqu’elle est « dénuée de toute autonomie ou tout potentiel émancipateur propre » (p. 254).
Poursuivant cette question de l’éventuel retournement des armes, on retrouve au fil des pages Lénine, sa mesure et son estime pour la liberté : « Une classe opprimée qui ne s’efforce pas d’acquérir la science des armes ne mérite que d’être opprimée » (p. 257). Mais en réalité, on voit bien que « ce n’est pas la prise d’armes qui crée la conscience de classe, mais bien la conscience de classe qui arme le prolétariat » (p. 280).
Puis vint le pacifisme, celui des anarchistes en particulier, qui prône non pas le retournement des armes, mais « l’adieu aux armes » (p. 288). Et de me demander, en passant, si je n’ai pas été un peu léniniste à mon insu, puisque j’ai fini par faire mon service militaire : « On te donnera un fusil, prends-le et exerce-toi au maniement des armes. C’est une expérience que doivent posséder tous les prolétaires » (p. 295).
En 1923, le Parti communiste se préparait. S’ils étaient allés jusqu’au bout, le cours de l’histoire en aurait été changé. Si on ne peut que se réjouir que le stalinisme ne se soit pas imposé partout, on ne peut que regretter que les fascismes n’aient pas été réduits au silence lorsqu’il en était encore temps. En synthèse, contre les fascistes, ne jamais hésiter à être violent : « Devant les menaces fascistes, le comité directeur du Parti communiste a décidé […] de former des centuries dont le rôle en Allemagne a été fort apprécié des révolutionnaires […]. Il faudra que vous soyez armés de pistolets automatiques ou de matraques quand il s’agira d’aller tuer un fasciste ou un Camelot du roi, saboter leurs réunions par la force » (p. 312-313). Mais, en 1934, la ligne du Parti et Vaillant-couturier déclare que contre les « fascistes […] armés » il faut « l’action de masse, pour le désarmement et la dissolution des ligues fascistes » (p. 360), c’est-à-dire la victoire électorale. Rétrospectivement, on ne peut que regretter que la question du fascisme n’ait pas été réglée par les armes, avant qu’ils n’accèdent au pouvoir. À la décharge des camarades de l’époque, ils ne pouvaient pas savoir les monstruosités que fomentera l’extrême droite.
La « bolchevisation » modifie aussi le rapport aux armes, qui ne sont plus l’instrument du citoyen-combattant, mais celui de militants disciplinés, quasiment paramilitaires (p. 314). Une logique qui permettra – la raison d’État soviétique intervenant – de laisser gagner des fascistes : en Espagne les communistes combattront la révolution et trahiront de fait leur engagement contre Franco.

Quels échos, aujourd’hui ? Le plus marquant : question violence, nous avons encore de la marge. C’est ce qu’illustre le récit de la fusillade entre des fascistes et des communistes, en 1925, rue Championnet, en plein Paris. Quatre fascistes y laisseront la peau (p. 326). Là où nous parlons de rixes et de reprendre la rue, ils allaient armés et tiraient sur l’extrême droite, même si le PCF soutient a minima leurs camarades impliqués dans la fusillade. Avis personnel : le rejet épidermique de toute violence, caractéristique de l’action moderne d’une gauche qui semble à première vue plus évoluée et sage que celle de ces temps de mandales et de poudre, pourrait bien être un piège. Un piège qui nous enfermera peut-être dans la non-violence le jour où il faudra vraiment sortir les tripes sur le pavé. Que fera-t-on face au péril fasciste ? Refuserons-nous de porter le fer par rejet viscéral de toute violence ?
De telles questions surgissent parce que nous avons intégré le système électoral comme seul horizon aux résistances et changements de fond, mouvement qui s’est accompagné du désarmement des révolutionnaires (p. 347).
À partir des années 1930, « pour les groupes révolutionnaires, l’objet arme a perdu toute charge valorisante. Elle est le propre du gangster, de l’assassin ou du fasciste. Stigmatiser ainsi l’ennemi, par le biais de la matérialité de ses armes, est une des singularités du discours antifasciste » (p. 373). Du côté des fascistes, « plusieurs détails soulignent que la charge politique et symbolique de l’arme est très différente, révélant […] une fascination paramilitaire et un culte du chef » (p. 380) alors qu’elle est « au mieux un objet neutre, entièrement subordonné à la conscience de classe de son utilisateur » chez les révolutionnaires (p. 381).

Ce passionnant livre d’historien, outre qu’il nous donne à découvrir avec style l’histoire singulière des armes en tant qu’objets révolutionnaires nous force à réfléchir à ce qu’elles représentent, ce qu’elles permettent, ce qu’elles empêchent, à leur contingence et leur nécessité.