Le blog des éditions Libertalia

In memoriam David Graeber (1961-2020)

vendredi 4 septembre 2020 :: Permalien

David Graeber

Le grand anthropologue libertaire David Graeber vient de mourir. Il avait 59 ans. Sa pensée était encore en pleine ébullition, la perte est immense. Nous reproduisons ici la préface du dernier livre publié de son vivant, en novembre 2019 : Les Pirates des Lumières ou la véritable histoire de Libertalia.

Ce texte a été écrit, à l’origine, pour figurer dans une série d’essais sur la royauté de droit divin, en collaboration avec l’anthropologue américain Marshall Sahlins. Pendant mes recherches de terrain à Madagascar, entre 1989 et 1991, j’ai découvert non seulement que de nombreux pirates des Caraïbes s’y étaient installés, mais aussi que leurs descendants y constituaient encore un groupe doté d’une identité spécifique (ce que j’ai appris au cours d’une brève liaison sentimentale avec une femme dont les ancêtres européens s’étaient établis dans l’île malgache de Sainte-Marie – Nosy Boraha, de son nom malgache). Ensuite, j’ai découvert aussi, à mon grand étonnement, qu’aucun historien ou anthropologue n’avait effectué de recherche de terrain systématique parmi cette population. J’ai même eu pour projet, à un moment, de réaliser moi-même une telle étude – mais malheureusement, les circonstances de la vie en ont voulu autrement, et ce projet ne s’est jamais concrétisé. Je m’y mettrai peut-être un jour…
À l’époque, je m’étais procuré à la British Library une photocopie du manuscrit de Mayeur, qui resta longtemps dans une pile de livres, près d’une fenêtre panoramique, dans la chambre où j’ai grandi à New York. Il était composé de très grandes feuilles de papier couvertes d’une écriture à peine lisible, comme nombre de textes manuscrits du XVIIIe siècle. Pendant plusieurs années, il m’arrivait d’avoir l’impression qu’il me regardait d’un air désapprobateur et tentait d’attirer mon attention alors que je travaillais sur d’autres sujets. Ensuite, quand j’ai perdu mon logement – à la suite d’une machination policière en 2014 –, j’ai fait numériser ce manuscrit en même temps que des photos de famille et d’autres documents, trop volumineux pour que je les emporte dans mon exil londonien. Quelque temps plus tard, j’ai fait transcrire le texte pour le rendre plus facilement lisible.
J’ai toujours trouvé très surprenant que ce texte n’ait jamais été publié. D’autant plus qu’une petite note, jointe à l’original (rédigé à l’île Maurice et conservé par la British Library), expliquait qu’une version dactylographiée pouvait être consultée à l’Académie malgache d’Antananarivo, en s’adressant à un certain M. Valette. Il était paru plusieurs essais écrits par des auteurs français qui l’avaient, à l’évidence, consulté puis résumé, citant des passages du tapuscrit, mais le manuscrit original – un gros volume, certes, et copieusement farci de notes de bas de page – n’avait jamais été publié dans son intégralité.
Finalement, je me suis rendu compte que j’avais accumulé suffisamment de données sur les pirates de Madagascar pour en faire un essai intéressant. Le titre original de ce texte – destiné à l’origine à faire partie du recueil de brefs essais sur la royauté – était Les Pirates des Lumières – les faux rois de Madagascar. Le sous-titre était une référence à un petit livre de Daniel Defoe sur Henry Avery, The King of Pirates : being an Account of the Famous Enterprises of Captain Avery, the Mock King of Madagascar with His Rambles and Piracies. À mesure que je l’écrivais, l’article prenait de l’ampleur et devenait un livre à part entière. J’ai commencé à me demander sérieusement si mon texte n’était pas trop long et, surtout, si je ne m’étais pas trop éloigné du thème de départ, celui des rois imposteurs. (Je me demandais aussi si tous les rois n’étaient pas, en quelque sorte, des imposteurs – la différence ne tenant qu’à l’ampleur de l’imposture…) Bref, je me pris à douter qu’un pareil texte eût vraiment sa place dans le recueil tel qu’il était prévu à l’origine.
À la fin, je pris une décision. Personne n’aime lire un essai trop long, tout le monde aime les livres courts. Pourquoi ne pas transformer cette étude en un ouvrage affranchi de toute contrainte et ne reposant que sur ses propres mérites ?
Et c’est ce que j’ai entrepris de faire.

La possibilité de faire paraître ce livre chez un éditeur nommé Libertalia était trop tentante pour que j’y résiste. Le mythe de Libertalia, utopie pirate en actes, est resté une source inépuisable d’inspiration parmi la gauche libertaire. On y a toujours eu le sentiment que, même si elle n’avait jamais existé, elle aurait dû exister. Ou plutôt que, même si elle n’a pas existé au sens littéral du terme, même s’il n’y a jamais eu de colonie pirate portant ce beau nom, l’existence même des pirates et des communautés pirates constituait en elle-même une sorte d’expérience utopique. Et qu’une sorte de promesse rédemptrice, le rêve d’une véritable alternative, se trouvait aux racines les plus profondes de ce qu’on allait nommer les Lumières – même si nombre de révolutionnaires voient aujourd’hui en lesdites Lumières une promesse fallacieuse de libération, dont l’accomplissement a surtout infligé au monde d’indicibles cruautés.
Ce petit livre s’inscrit dans un plus vaste projet intellectuel, que j’ai commencé à définir dans un essai intitulé There Never was a West, et que je poursuis à présent, en collaboration avec l’archéologue britannique David Wengrow. Dans le langage en vogue actuellement, on pourrait le désigner comme un projet de « décolonisation des Lumières ». Il est indéniable que les idées que nous considérons de nos jours comme issues des Lumières européennes au XVIIIe siècle ont abondamment été utilisées pour justifier l’extraordinaire férocité, les destructions et l’exploitation que subirent non seulement les classes laborieuses en Europe, mais aussi les habitants d’autres continents.
Mais une condamnation générale de la pensée des Lumières est en soi plutôt étrange, car il n’en reste pas moins que ce fut le premier mouvement intellectuel de l’histoire connue largement organisé par des femmes (dans les salons littéraires), qu’il se développa principalement en dehors des institutions, notamment universitaires, et avec le but affiché de saper toutes les structures sociales existantes. En outre, quand on étudie leurs écrits, on constate que les penseurs des Lumières convenaient souvent de manière explicite que leurs idées trouvaient leurs sources en dehors de ce que nous nommons aujourd’hui la « tradition occidentale ».
Je ne citerai qu’un exemple – que je développerai dans un prochain livre. Dans la dernière décennie du XVIIIe siècle – à l’époque où des pirates s’établissaient à Madagascar –, il se tenait à Montréal une sorte de salon littéraire avant la lettre, au domicile du comte de Frontenac, alors gouverneur du Canada. Le gouverneur et le célèbre explorateur Lahontan débattaient de questions importantes (la chrétienté, l’économie, les mœurs sexuelles…) avec un chef huron d’une grande sagesse du nom de Kondiaronk, qui adoptait, dans ces échanges de vues, la position d’un rationaliste égalitariste et sceptique. Il affirmait que les méthodes punitives des lois et des religions européennes ne s’avéraient nécessaires qu’à cause d’un système économique dont le fonctionnement même produisait inévitablement les comportements que l’appareil judiciaire était destiné à réprimer. Lahontan publia en 1704 les notes qu’il avait prises pour transcrire ces débats, et son livre se vendit comme des petits pains dans toute l’Europe.
Presque toutes les grandes figures des Lumières en ont écrit une imitation, une variation ou une transposition. Et pourtant, des personnages comme Kondiaronk ont été occultés et minorés par l’histoire. Personne ne conteste la véracité de ces débats, mais on présume invariablement que Lahontan n’avait rien compris à ce que Kondiaronk lui avait vraiment raconté, et que l’explorateur y avait substitué une fiction idyllique du « noble sauvage » de son propre cru, entièrement tirée de la tradition intellectuelle européenne. Autrement dit, on projette dans le passé l’idée qu’il existait alors une « civilisation occidentale » séparée du reste du monde (un concept qui n’émergea pourtant pas avant le début du XXe siècle). Et avec une ironie véritablement perverse, on tire prétexte de l’arrogance raciale qu’on reproche à ceux que nous qualifions d’« Occidentaux » (un euphémisme codé pour désigner les Blancs), pour dénier à tous ceux qui ne sont pas désignés comme Blancs la moindre influence sur le cours de l’histoire – et plus particulièrement de l’histoire intellectuelle. On dirait que l’histoire, et l’histoire de gauche en particulier, est devenue une sorte de jeu moral, où tout ce qui importe vraiment, c’est de ne pas ménager les Grands Hommes du récit historique et de condamner leur racisme, leur sexisme et leur xénophobie (souvent très réels) – sans se rendre compte qu’un livre de 400 pages qui éreinte Rousseau reste un livre sur Rousseau.
Je me souviens avoir été, enfant, très impressionné par une interview du soufi Idries Shah, qui remarquait combien il était étrange que tant d’êtres humains intelligents et honnêtes, en Europe et aux États-Unis, passent tant de temps à manifester pour conspuer les gens qu’ils détestent (comme le président Johnson, pendant la guerre du Vietnam, à qui la foule demandait en hurlant « combien de gosses il avait tué ce jour-là »). Ne se rendaient-ils pas compte combien c’était gratifiant pour les politiciens dont ils dénonçaient les abus ? Ce sont des remarques comme celle-là qui m’ont incité, plus tard, à rejeter la tactique des manifestations pour me tourner vers l’action directe.
Une partie de l’indignation qu’on pourra détecter dans cet essai en découle. Pourquoi ne considère-t-on pas Kondiaronk comme un important théoricien de la liberté humaine ? C’est pourtant, très clairement, ce qu’il était. Pourquoi ne voit-on pas en Tom Ratsimilaho, dont il va être longuement question dans les pages qui suivent, l’un des pionniers de la démocratie ? Pourquoi les contributions des femmes, dont nous savons qu’elles ont joué un rôle primordial tant dans la société huronne que dans celle des Betsimisaraka (et dont les noms mêmes sont presque tous oubliés), ont-elles été exclues des rares récits qu’on peut trouver sur ces deux grands hommes ? De même, pourquoi les noms des femmes qui tenaient salon au XVIIIe siècle ont-ils été largement évincés de l’histoire des Lumières ?
J’aimerais que cette petite incursion dans l’historiographie ait au moins le mérite de faire comprendre aux lecteurs que l’histoire telle qu’elle est enseignée et analysée actuellement n’est pas seulement profondément biaisée et européocentrique. Elle est aussi, et très inutilement, fastidieuse et ennuyeuse. Son moralisme masque un plaisir subreptice et inavouable – de même que certains éprouvent une sorte de jubilation mathématique à réduire toutes les actions humaines à l’effet de purs calculs conformes à l’intérêt individuel. Mais ces petites jouissances sont malsaines et rabougries, en fin de compte. Le récit véridique de l’histoire humaine est mille fois plus divertissant.
Je vais donc raconter une histoire de magie et de mensonges, de batailles navales et de princesses enlevées, de révoltes d’esclaves et de chasses à l’homme, de royaumes de pacotille et d’ambassadeurs imposteurs, d’espions et de voleurs de joyaux, d’empoisonneurs, de sectateurs du diable et d’obsession sexuelle, toutes choses qui participent des origines de la liberté moderne. J’espère que les lecteurs y trouveront autant de plaisir que moi.