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Hardi, compagnons ! dans Alternative libertaire

lundi 15 mai 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire, mars 2023.

« L’anarchie est devenue ma religion, car c’est elle qui m’a relevé et m’a fait devenir homme », c’est ce que déclare François Déjoux face au juge en 1883. Militantisme, adhésion politique et construction d’une identité de genre sont tout entiers inscrits dans cette déclaration. C’est l’objet de l’étude de Clara Schildknecht : étudier des groupes anarchistes sur la période allant de 1871 à 1920, sous le prisme du genre afin de mettre à jour « les mécanismes de construction des normes du genre » à l’œuvre dans les mouvements libertaires. Concernant les anarchistes de ladite « Belle Époque », cette question revient à se demander si ces militant·es politiques qui remettent radicalement en cause l’ordre bourgeois, construisent des « nouvelles catégories autres que les virilités de classe et d’âge ». Partant des écrits militants qui fleurissent à cette époque croisés avec d’autres sources : presse généraliste et archives policières notamment, l’autrice rend compte non seulement des mécanismes de construction des normes du genre au sein de la mouvance anarchiste, mais également de leur évolution sur cette période.
Clara Schildknecht analyse tour à tour le rapport à la virilité et à la violence souvent « héroïsée » et interroge, au regard des valeurs d’émancipation portées par les libertaires, les traits communs à ces groupes : communistes ou individualistes. L’espace-temps du procès est ainsi particulièrement propice à la mise en avant de cette masculinité d’autant plus exacerbée et mise en scène qu’elle est reprise par les journaux et participe pleinement de la construction de l’identité anarchiste. Le « culot », le « panache » sont des signes visibles par tous et toutes, et notamment par les autres militant·es, et qui, à l’instar du fait d’assumer ses convictions anarchistes, participent tout autant de la démonstration de masculinité virile que de la force de la qualité militante.
L’autrice s’attache également à la question de la place des femmes à la fois dans le mouvement anarchiste et dans l’historiographie anarchiste. Sur ce point particulier elle se heurte à deux difficultés : en dehors de quelques noms célèbres, les femmes sont quasiment absentes, invisibilisées à la fois dans les écrits militants mais également dans les rapports de police. Le mouvement libertaire de la Belle Époque est extrêmement critique vis-à-vis du féminisme, taxé de réformisme, et ne voit de libération des femmes possible uniquement dans l’anarchisme. Si « l’anarchisme de la Belle Époque se voulait porteur de l’étendard de l’émancipation féminine », cette libération se conçoit uniquement par rapport aux normes de la société bourgeoise d’alors. La radicalité des discours contre la famille et le mariage ne s’accompagnant pas « de réflexion critique sur la place [que les anarchistes] accordaient aux femmes dans les instances militantes ». Pourtant les femmes sont souvent convoquées dans la presse militante, plus à « des fins politiques », « comme objets, supports de propagande anarchiste » que « pour soulever des questions quant à la “condition féminine” ou pour promouvoir des avancées sociales et mentalistes dans la société ou le monde militant ». Les anarchistes de ce point de vue reproduisent une vision essentialisante, celle de la « nature de la femme », mobilisée certes de façon politique mais qui restreint les femmes au rôle d’enfantement. L’autrice voit là un marqueur de la proximité des anarchistes avec les discours scientifiques et médicaux de l’époque.
Cet ouvrage passionnant et stimulant, qui nous fait croiser les grandes figures de l’anarchisme de cette époque, permet de traiter une question peu abordée – et qui souvent résonnera comme familier aux militant·es d’aujourd’hui – et de porter un regard nouveau et singulièrement enrichi sur une période pourtant déjà historiographiquement riche.

David (UCL Chambéry)