Le blog des éditions Libertalia

Feu ! dans Délibéré

jeudi 10 mars 2022 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Délibéré, le 8 mars 2022.

Féminismes, l’autodéfense au quotidien

Ouvrage collectif coordonné par Elsa Dorlin, Feu ! Abécédaire des féminismes présents, se veut une « histoire populaire des féminismes ». Dans un contexte de « repolitisation inédite des violences, inégalités et discriminations sexistes, qui désormais sont publiquement, massivement nommées, dénoncées, comme relevant d’un système patriarcal contemporain », Feu ! rend compte de l’effervescence des féminismes de ces vingt dernières années.
De « Abolitionnisme pénal » à « Zines féministes », ce sont 63 textes engagés, écrits par des militantes ou des activistes se fondant sur leurs expériences de luttes. Les autrices disent « je », « nous » et ne se contentent pas d’établir des constats pertinents mais lancent des pistes enthousiasmantes pour l’avenir. Chacun·e tracera ses chemins à travers la densité de cet abécédaire dont toutes les entrées sont une invite à la lecture. Pour moi, le premier trajet a commencé par « Cancer », puis « Feu ! », « Ménopausées », « Mères », « Mères solidaires », « Luttes romani, combats féministes ». De multiples autres parcours m’attendent dans un livre qui restera longtemps à portée de main, mais je voudrais ici revenir sur ces deux textes forts que sont « Mères » par Fatima Ouassak et « Mères solidaires » par Geneviève Bernanos.
Les mères, en tant que telles, « ne sont pas un sujet politique. Elles n’existent nulle part comme force politique structurée ». Fatima Ouassak écrit dans une langue que j’aime parce qu’elle bouscule, se sert de l’ironie pour dénoncer la réclusion du sujet « mère » à l’intérieur domestique et au corps sacrificiel : « Il ne s’agit évidemment pas de se sacrifier pour ses enfants en menant avec d’autres une lutte révolutionnaire. Le seul sacrifice qui est attendu des mères est celui qui va dans le sens du maintien de l’ordre. » C’est particulièrement ce qui est exigé des mères non-blanches, des mères des enfants des quartiers, des immigrées que stigmatise le discours raciste les accusant d’être laxiste et démissionnaire. En mettant au jour ce scandale : « les mères sont le parent pauvre du féminisme », Fatima Ouassak dévoile la présence de représentations patriarcales au sein même du féminisme blanc, bourgeois qui rejette la maternité pensée comme réactionnaire et en opposant le soin des enfants à l’analyse intellectuelle seule valorisée. Les bourgeoises blanches délèguent la garde de leurs enfants à d’autres femmes souvent racisées tandis que les mères des classes ouvrières occupées par leurs enfants se trouvent exclues des combats féministes. Leurs luttes sont invisibilisées, sauf quand elle se mobilisent sur des sujets légitimés par les dominant·es, contre l’islamisme par exemple.
Les mères luttent pour leurs enfants face aux inégalités, aux processus de relégation des enfants des quartiers vers des destins scolaires moins estimés et peu émancipateurs mais aussi face à la police et à la justice. Geneviève Bernanos, raconte le basculement de sa vie de mère quand ses deux fils sont interpellés et inculpés : « Jamais je n’aurais imaginé, qu’ayant inculqué à mes fils des valeurs de solidarité, de fraternité, de liberté d’expression, d’engagement dans les luttes de la société, ils puissent aller en prison pour leurs idées. » Il s’agit de constituer un collectif de mères qui se mobilisent pour et avec les enfants sur lesquel·les s’abat la répression parce qu’iels s’engagent dans des luttes contre les fascismes, contre les écocides, dans la dénonciation des violences notamment policières et des injustices, pour l’accueil des personnes migrantes. « C’est ainsi que notre combat est de porter notre parole de mère, notre lumière sur la parole de nos filles et fils, trop souvent négligée, déformée ou caricaturée, criminalisée. » Cette lutte des mères inclut le combat anticarcéral. Puisque les femmes sont majoritaires aux parloirs des prisons, assument les conséquences financières, matérielles, affectives, psychiques, supportent la violence de l’enfermement des enfermés, elles «  sont les premières à pouvoir construire des solidarités entre elles, pour gagner leur autonomie et leur émancipation en tant que femmes tant dans l’enceinte de la prison […] que dans leur vie quotidienne du “dehors” ». Fatima Ouassak et Geneviève Bernanos montrent l’une comme l’autre que le « féminisme révolutionnaire » ne se construira pas sans les mères.

Juliette Keating