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Entretien avec Nedjib Sidi Moussa dans Le Caoua des idées

mardi 1er décembre 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié dans Le Caoua des idées, numéro 17, novembre 2020.

Dans votre ouvrage paru en 2017, vous expliquiez que « la fabrique du musulman est une coproduction des extrêmes droites en terre d’islam et en Occident ». Quatre ans après, pouvez-vous nous dire en quoi les derniers attentats renforcent cette réalité ?

Dans mon essai, j’ai cherché à analyser la formation d’une nouvelle caste, c’est-à-dire un groupe social fermé dont on ne peut sortir en raison de son origine ou de son culte supposés. Nous avons vu apparaître depuis le début du XXIe siècle, un nouveau sujet, le Musulman qui n’est ni nécessairement croyant, ni forcément pratiquant, mais que la pression conjuguée des extrêmes droites politiques et religieuses contribue à réduire à une identité religieuse. Ce qui est davantage compatible avec la grille de lecture du « choc des civilisations » qu’avec une compréhension des conflits sociaux en termes de lutte des classes. D’autres forces politiques participent de ce réductionnisme confessionnel, notamment certains courants de gauche qui, au nom d’une conception particulière de l’antiracisme, délaissent l’anticléricalisme et contribuent à essentialiser positivement le Musulman en réponse aux discours de haine. De fait, chaque vague d’attentats islamistes contribue à accroître la tension, en provoquant la peur et la sidération, dans l’objectif de rigidifier les frontières entre les appartenances réelles ou supposées à une communauté.

En 2017, vous pointiez, en France, des convergences idéologiques (extrême droite et extrême gauche post-léniniste) autour de la fabrication de la race. Ce phénomène a-t-il disparu ?

Ce phénomène a plutôt tendance à se banaliser. Cartouches, une publication de la Nouvelle Droite, déplorait en août 1998 que « dans la France du XXe siècle finissant, il ne fait pas bon de parler de races ». De nos jours, on pourrait dire qu’il est malvenu de récuser l’emploi du concept de « race », en particulier dans les milieux militants qui se réclament de l’antiracisme politique mais aussi dans les cercles universitaires et les espaces médiatiques qui légitiment ou diffusent un discours racialiste. Le choc provoqué aux États-Unis par la mort de George Floyd a donné l’occasion aux intervenants convaincus de la pertinence d’une approche intersectionnelle de promouvoir des notions pourtant discutables comme « privilège blanc » et « racisés », ainsi que le recours aux statistiques ethno-raciales, voire à la non-mixité raciale. Pendant ce temps, le suprémaciste blanc Daniel Conversano appelle à « se concentrer sur l’essentiel, sur la race et la famille ». On pense alors à l’activiste décoloniale Houria Bouteldja qui écrivait : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam. »

Vous soulignez qu’une partie de la gauche a toujours été aveugle et sourde face au totalitarisme mais d’autres figures se sont élevées pour le dénoncer, ces derniers existent-ils encore ?

En effet, je souhaitais rappeler qu’en dépit des aveuglements et catastrophes des décennies précédentes, il avait toujours existé des points d’appui, certes modestes, ou des voix, jamais assez écoutées, au sein d’une gauche trop souvent influencée par les courants autoritaires et nationalistes. Au cours de la dernière période, j’ai lu ou relu des auteurs du siècle dernier comme Theodor W. Adorno, Sadik Jalal al-Azm, Günther Anders, Hannah Arendt, Albert Camus, Guy Debord, Joseph Gabel, George Orwell, Mezioud Ouldamer, Maxime Rodinson, etc. Je me retrouve aujourd’hui aux côtés de ceux qui, non seulement dénoncent le totalitarisme, mais s’efforcent dans le même mouvement de combattre l’exploitation, l’oppression et l’aliénation sous toutes leurs formes. »

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LES RENTIERS DU RACIALISME

Publié chez un éditeur libertaire, La Fabrique du Musulman propose un retour aux sources de l’analyse politique. Rompre avec le religieux et l’ethnique pour retrouver des questions sociales et politiques. Thèse : « Le vrai “grand remplacement” concerne celui de la figure de l’Arabe par celle du “Musulman”. » L’auteur démêle l’écheveau identitaire qui s’est imposé depuis une quinzaine d’années, et un formatage de pensée qui convient autant aux penseurs réactionnaires qu’à ladite « gauche de la gauche », sans oublier les militants de l’islam politique. Historien et politiste, Nedjib Sidi Moussa analyse cette combinaison, inconcevable il y a encore quelques années, qui catalyse en une nouvelle caste les rentiers de la race que sont les racistes, les antiracistes et les « entrepreneurs communautaires ».
Le chercheur a récemment publié Algérie une autre histoire de l’indépendance. Trajectoires révolution- naires des partisans de Messali Hadj (PUF, 2019). Les deux ouvrages se rejoignent dans les interrogations soulevées. Les questions sociales, nationales et démocratiques ont été centrales chez les messalistes défaits par le FLN, elles le sont encore aujourd’hui.

SB