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Entretien avec Jill Liddington pour Come Together

jeudi 26 avril 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Cet entretien a été réalisé pour le périodique Come Together (numéro 12, avril 2018). Dans le même numéro, un dossier très exhaustif est consacré aux suffragistes et suffragettes.

Les suffragistes radicales sorties de l’ombre

Rencontre avec l’historienne Jill Liddington

Suffragistes radicales, c’est le nom que les historiennes Jill Liddington et Jill Norris ont donné à ces ouvrières du textile de la région de Manchester qui ont mené campagne avec beaucoup de courage et de témérité pour le suffrage féminin au début du XXe siècle. Leur livre, enfin traduit en français, réhabilite leur action.

Dans votre livre, vous retracez l’histoire des suffragistes radicales du Lancashire, pour la plupart des ouvrières du textile. Pourquoi les distinguer des suffragettes, plus connues du public ?

Jill Liddington : Les suffragettes et les suffragistes n’avaient pas du tout les mêmes tactiques pour faire aboutir la revendication du suffrage féminin. Dès 1905, les suffragettes de la WSPU (Women’s Social and Political Union) ont eu recours à des actions d’éclat. Les suffragistes de la NUWSS (National Union of Women’s Suffrage Societies) ne souhaitaient pas sortir du cadre légal et cherchaient des alliances.
En octobre 1903, la WSPU est fondée à Manchester par Emmeline Pankhurst et ses filles. En 1905, Christabel Pankhurst et Annie Kenney assistent à une réunion électorale du parti libéral au Free Trade Hall de Manchester et crient devant la foule rassemblée : « Quand le gouvernement accordera-t-il le vote aux femmes ? » Arrêtées, envoyées en prison, elles refusent de payer leur caution de libération. Elles feront la une des journaux. C’est à la suite de cette action que le Daily Mail fabriqua le mot suffragette… C’est une brillante tactique puisqu’elle permet de mettre sur le devant de la scène la lutte pour le suffrage féminin. Le combat des suffragettes ne cessera de se durcir. En novembre 1911, malgré ses promesses, le Premier ministre libéral Asquith, propose le suffrage universel… masculin ! Les suffragettes organisent de véritables raids pour briser les vitrines de rues entières ou incendier des bâtiments vides. La réaction des suffragistes est différente : elles refusent l’intensification des actions violentes mais cherchent l’alliance avec les syndicats et le mouvement travailliste.

Comment s’y prenaient les suffragistes pour populariser leur combat ?

Je pose souvent cette question à mes étudiant.e.s : « Qu’auriez-vous fait à l’été 1913 ? Seriez-vous allés à l’enterrement d’Emily Wilding Davison avec le WSPU, ou bien sur les routes d’Angleterre et du Pays de Galles avec la NUWSS ? » Le 4 juin, Emily Davison tombe sous le cheval du roi au derby d’Ebson et meurt quelques jours plus tard. Au même moment, les suffragistes partent en pèlerinage sur les routes pour rallier à leur cause les communautés ouvrières notamment. Lorsqu’elles se retrouvent à Hyde Park, à Londres, le 26 juillet 1913, elles apportent une pétition signée par 80 000 femmes qui exigent le droit de vote. Et c’est le poids de ce soutien qui aura un impact. Les hommes politiques de l’époque craignent en effet que les syndicats entrent dans le jeu. Les suffragistes sont plus avisées politiquement : elles savent qu’elles ne peuvent devenir des hors-la-loi et que c’est grâce à la pression qu’elles exercent sur les partis politiques qu’elles pourront se faire entendre.
C’est un motif de dissension entre les suffragettes et les suffragistes : pour Sylvia Pankhurst par exemple, le fait que les suffragistes n’aient pas été en prison rend leur combat moins noble. Dans son livre The Suffragette Movement publié en 1931 elle impose une vision du courage qui n’est pas celle représentée par les suffragistes. Or, sans le bon sens politique de ces dernières le mouvement n’aurait pas pu tenir.

Pourquoi avoir forgé ce terme de suffragistes radicales ? Dans votre livre vous tracez le portrait de certaines d’entre elles. Qui étaient-elles précisément et quelle était leur action ?

Les suffragistes radicales, ouvrières pour la plupart, voulaient le droit de vote pour toutes les femmes et non seulement le suffrage encore limité tel qu’il était accordé aux hommes. Elles luttaient en étroite relation avec un mouvement ouvrier en plein essor. Dans le Lancashire, berceau de la puissante industrie cotonnière, 250 000 femmes travaillaient dans les usines.
En 1896, 90 000 d’entre elles étaient syndiquées. Ces chiffres sont uniques, sans précédent, sidérants même !
Les suffragistes radicales organisaient des réunions devant les usines, dans les cités ouvrières, présentaient des motions dans les sections syndicales… En mars 1901, elles portèrent à Westminster une pétition signée par près de 30 000 ouvrières du coton du Lancashire. Elles ont procédé circonscription par circonscription, au moment des campagnes pour des élections partielles notamment, afin d’organiser le soutien de la classe ouvrière. Elles se sont battues dans le parti travailliste qui a finalement pris clairement position pour le suffrage féminin en 1912. J’ai écrit en 1984 la biographie de l’une d’entre elles, Selina Cooper, intitulée Respectable Rebel. Elle alla à l’usine dès l’âge de 11 ans. Devenue bobineuse, elle adhéra au syndicat. Elle était active au sein de l’Independent Labour Party. Très bonne oratrice, elle fut recrutée comme organisatrice par la NWUSS et devint, en 1910, une des quatre femmes choisies pour tenter de convaincre Asquith, le Premier ministre libéral. Elle prit aussi des risques en se lançant dans la campagne pour le contrôle des naissances. Elle participa à la création d’un centre de protection maternelle et infantile dans sa ville de Nelson.

Ce qui est frappant dans votre ouvrage c’est le nombre et la diversité des portraits de femmes. Des vies qu’avec Jill Norris vous avez découvertes en fouillant dans les archives locales et en interviewant leurs descendantes. Pourriez-vous nous parler un peu plus longuement d’elles, de leur vie quotidienne ? La vie familiale empêchait-elle certaines femmes de rejoindre le mouvement ? « Aucune cause ne peut être victorieuse entre le déjeuner et le thé » écrivait Hannah Mitchell, l’une d’entre elles…

La lutte pour le suffrage a, bien sûr, eu un impact dans la vie de ces femmes et de leurs familles. C’était la première fois dans l’histoire de la Grande-Bretagne que des femmes faisaient campagne, année après année. C’est un mouvement sans précédent.
Les deux facteurs à prendre en compte au niveau familial sont liés à la classe sociale et à la structure de la famille. Si on prend l’exemple d’Edith Rigby par exemple, femme de classe moyenne supérieure et dont le mari est docteur à Preston, on voit qu’elle n’avait pas de problèmes pour s’engager puisque les serviteurs pouvaient s’occuper de son fils. Le docteur Rigby était lui-même très tolérant à cet égard. Néanmoins, Edith Rigby avait l’habitude de finir les réunions pro-suffrage qu’elle organisait chez elle quand c’était l’heure du dîner de son mari. Selina Cooper n’eut qu’une fille, Mary, et était très soutenue par son mari Robert, un tisserand. La NUWSS payait parfois une gouvernante pour garder Mary lors des déplacements de sa mère. Emily Murgatroyd, qui était célibataire et tisserande dans une fabrique, laissait de l’argent à la maison pour sa mère quand elle partait en campagne.
Ces suffragistes radicales ne sont pas allées en prison mais elles faisaient preuve de courage jour après jour. Elles ont dû affronter la violence, l’hostilité lors des réunions publiques qu’elles animaient, parfois aussi celle de leurs proches. « On peut supporter la désapprobation publique, mais le malheur domestique, prix que beaucoup d’entre nous eurent à payer pour leurs opinions et leurs activités, étaient une chose bien amère », écrit Hannah Mitchell. Ada Nield Chew, embauchée à 11 ans, avait dénoncé sa condition de couturière dans le journal de sa ville le Crewe Chronicle. Elle s’est battue toute sa vie pour le vote et a décidé, pensant que cela n’intéressait plus personne, de brûler son autobiographie peu de temps avant sa mort en 1945. Quelle tragédie ! Les actions d’éclat des suffragettes ont marqué les esprits et du coup le combat des suffragistes radicales est resté dans l’ombre…

En août 1914, le Royaume-Uni déclare la guerre à l’Allemagne. Que sont devenues les suffragettes et les suffragistes ?

Si l’on regarde leurs réactions on voit très bien combien elles sont différentes. Des femmes telles que Christabel Pankhurst, Millicent Fawcett ou Eleanor Rathbone soutiennent l’effort de guerre. D’autres, telles que Sylvia Pankhurst, Emmeline Pethick Lawrence et aussi son mari Frederick, Hannah Mitchell, Charlotte Despard, Esther Roper ou encore Eva Gore- Booth se placent en internationalistes et refusent cette guerre qui les accable et accable également leurs sœurs françaises ou allemandes. Selina Cooper fait campagne contre la guerre tout comme Ada Nield Chew qui s’engage dans l’aide humanitaire aux combattants.

Votre livre est paru pour la première fois en 1978. Il a connu plusieurs rééditions au Royaume-Uni. Il est traduit en français seulement aujourd’hui, quarante ans après. Votre approche est-elle toujours la même ?

Je dirai que je connais beaucoup mieux les suffragettes désormais et qu’on ne peut pas généraliser à leur sujet. Sylvia Pankhurst, par exemple, présente dans son livre une image des suffragettes très puissante et vivante : quand on la lit on a l’impression d’être avec elle dans la maison de son enfance ou par la suite en prison. C’est une écrivaine formidable mais dans son livre elle ne présente pas la diversité du mouvement. On voit bien comment ce livre a formaté le discours sur le combat pro-suffrage focalisé sur les actions d’éclat des suffragettes. Mais avec le recul, je n’écrirais pas de la même façon aujourd’hui à leur propos. Les suffragettes, c’est la WSPU et les Pankhursts, mais c’est aussi la Women’s Freedom League de Charlotte Despard créée en 1907 en réaction à l’autoritarisme et la violence de ces dernières. Hannah Mitchell est un bon exemple, puisqu’elle a fait partie des deux mouvements : elle rejoint la WSPU en 1904 mais en part en 1907 pour rejoindre la WFL. Elle reproche deux choses à la WSPU : son manque de démocratie et son indifférence. Elle a ressenti amèrement le fait qu’aucun membre de la WSPU ne l’ait contactée alors qu’elle devint malade après sa sortie de prison… Pour vraiment comprendre le mouvement pour le suffrage féminin il faut s’intéresser de près à la diversité des femmes qui l’ont composé.

Propos recueillis par Louise Quesnel