Le blog des éditions Libertalia

À propos de trois collections d’intervention

jeudi 14 mai 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Article publié dans La Révolution prolétarienne (n° 788, mars 2015, p. 28-29).

À propos de trois collections d’intervention

Depuis une petite dizaine d’années, le paysage éditorial s’est profondément transformé avec, d’une part, une logique financière et managériale de plus en plus accentuée de la part des grands groupes éditoriaux intégrés ou non à des multinationales, de l’autre une floraison de petites structures indépendantes qui conjuguent engagement social et créativité tous azimuts. Il serait trop long d’en dresser un panorama, même partiel, mais, à titre d’exemple, examinons ici trois collections de trois éditeurs différents qui embrassent un large spectre des préoccupations et des problématiques des principales composantes de la gauche radicale actuelle, du trotskisme classique aux milieux de la décroissance en passant par le mouvement libertaire.
Pour le premier, l’organisation trotskiste l’Union communiste, plus connue sous le nom de son hebdomadaire Lutte ouvrière, est à l’initiative des éditions Les bons caractères, fondées en 2004. L’objectif général est le suivant : « Nous voulons faire découvrir ou redécouvrir des documents, des romans historiques et sociaux, des témoignages et des ouvrages théoriques qui contribuent à la défense des idées progressistes, laïques, sociales, antiracistes et antixénophobes. » Le catalogue comprend cinq collections. Il y a d’abord « Classiques » (avec des auteurs comme Karl Kautsky, Paul Lafargue, David Riazanov, Alfred Rosmer et Trotski) et « Histoire » qui comprend cinq titres parmi lesquels on retiendra tout particulièrement De l’Oncle Tom aux Panthères noires de Daniel Guérin et le classique de Jacques Danos et Marcel Gibelin, Juin 36. Il y a ensuite « Roman » où figurent entre autres Les Damnés de la Terre de Henry Poulaille, La Paix d’Ernst Glaeser et la monumentale trilogie du Finlandais Väinö Linna, Ici sous l’Étoile polaire, sur l’histoire de son pays de la fin du xixe siècle aux années 1950, à travers une famille de la région de Tampere. La collection « Témoignages » présente les indispensables Moscou sous Lénine d’Alfred Rosmer avec la belle préface que lui consacra Albert Camus et Autobiographie de la syndicaliste et socialiste américaine Maman Jones. C’est à la dernière, sans doute la plus originale, que nous allons nous intéresser ici. Dénommée « Éclairage », cette collection a démarré en juin 2010 avec l’« ambition de contribuer à la compréhension de la marche de l’histoire et d’apporter son éclairage sur les éléments du passé, lointain ou proche, dont l’influence se propage dans l’actualité politique ou sociale ». D’un format de 115/162 pour environ 150 pages et 8,20 euros, elle compte douze volumes à ce jour et on ne connaît pas encore les prochains titres. Ceux-ci sont essentiellement historiques et concernent majoritairement l’histoire contemporaine. On y trouvera donc La Première Guerre mondiale, particulièrement utile après une année de commémorations consensuelles pour avoir un point de vue dissident sur les causes d’un conflit pour le repartage du monde entre puissances impérialistes, Proche-Orient 1914-2010 sur les origines et les évolutions du conflit israélo-palestinien, Italie 1919-1920. Les deux années rouges, sur la péninsule entre fascisme et révolution au sortir du premier conflit mondial, sur La Russie avant 1917, ou encore sur La question coloniale dans le mouvement ouvrier français. Les deux derniers titres parus abordent, en deux parties chronologiques, L’Opposition communiste en URSS à propos de la lutte des trotskistes contre le stalinisme à partir de 1923. Sur le long terme, deux ouvrages présentent une Histoire de la mondialisation capitaliste, de 1492 à nos jours. Deux titres remontent plus loin dans le temps : l’un traite de l’essor et des apports de La Civilisation arabe du VIIIe au XIIIe siècle ; l’autre aborde Les philosophes des Lumières. Enfin, dans un domaine différent, le neurobiologiste Marc Peschanski examine les rapports entre Le Cerveau et la pensée. D’un tirage moyen de 2 000 exemplaires, le tome I de Histoire de la mondialisation capitaliste en est à sa troisième édition, tandis que ceux sur La Première Guerre mondiale, L’Opposition communiste en URSS ou Proche-Orient 1914-2010 dépassent les 2 000 exemplaires vendus. Cette jeune maison d’édition militante aspire à créer une sorte de Que-sais-je ? d’extrême gauche avec une collection de poche présentant des synthèses claires et abordables sur des grands sujets historiques et politiques, voire scientifiques, qui conditionnent notre présent.

Dans un tout autre style, les éditions Le passager clandestin ont été créées en 2007 sur une problématique liée à l’écologie et à la critique sociale contemporaine : « Tandis que le réel nous glisse entre les doigts, affirme cet éditeur, nous voulons arracher à l’histoire quelques fragments de vérité, interroger sans complaisance l’ordre présent des choses… et rappeler à toutes fins utiles que cet ordre-là ne s’impose pas à nous comme une évidence. » Connues d’abord pour sa collection de rééditions de textes classiques du mouvement social (d’Auguste Blanqui à Élisée Reclus en passant par Jaurès, Lafargue, Thoreau, Tolstoï, Zo d’Axa et bien d’autres) commentées par des auteurs contemporains engagés, et par la collection « Désobéir » du mouvement des désobéissants (on retiendra tout particulièrement les titres sur le nucléaire, la publicité ou la voiture), ces éditions s’imposent depuis le début de 2013 avec une nouvelle collection, « Les précurseurs de la décroissance », dirigée par Serge Latouche. Un petit texte, qui figure au début de chaque titre, résume les intentions de la collection : « Le concept de décroissance est relativement nouveau. Le terme même de “décroissance”, réactualisé en 2001 pour dénoncer l’imposture du développement durable, est volontiers provocateur. Il s’agit de mettre l’accent sur l’urgence d’un constat : une croissance infinie de la production et de la consommation matérielles ne saurait être tenable dans un monde fini. Mais derrière cette idée de décroissance, il y a plus qu’une provocation. Une réflexion et une pensée sont en effet en cours d’élaboration. Dans un travail de recherche collectif, portant tout autant sur l’économie que sur la philosophie, l’histoire ou la sociologie, des intellectuels et des universitaires un peu partout dans le monde entreprennent de mettre au jour les principes et les contours de la société d’abondance frugale qu’ils appellent de leurs vœux. La collection […] a pour ambition de donner une visibilité à cette réflexion en cours. À travers la présentation de certaines figures de la pensée humaine et de leurs écrits, elle prétend, en quelque sorte, faire émerger une nouvelle histoire des idées susceptibles d’étayer et d’enrichir la pensée de la décroissance. Elle fournira ainsi à un large public aussi bien qu’au lecteur averti un état des lieux du travail en cours, en même temps qu’un répertoire commun de références parfois vieilles comme l’humanité, mais exposées ici sous un nouveau jour. Une collection qui veut montrer que la notion de décroissance est très éloignée de sa caricature – un tissu d’élucubrations de quelques arriérés sectaires désireux d’en “revenir à la bougie”. Une collection qui souhaite surtout contribuer au développement de l’un des rares courants de pensée capable de faire pièce à l’idéologie productiviste qui structure, aujourd’hui, nos sociétés. »
Chaque volume est au format 110/170 ; il comporte une centaine de pages pour 8 euros. Il comprend, sur le même modèle et dans les mêmes proportions, une introduction d’un chercheur contemporain, suivie d’extraits de textes de l’auteur, traité sous l’angle de son apport à la décroissance. La collection comprend à ce jour douze titres. Les six premiers auteurs abordés (Jacques Ellul, Épicure, Charles Fourier, Lanza del Vasto, Léon Tolstoï et Jean Giono) ont fait ici même l’objet d’une recension en lien avec la remise des grands projets inutiles qui, depuis le drame de Sivens et la contestation du projet de Center Parcs de Roybon, dans l’Isère, font depuis des mois la une de l’actualité, parallèlement à la contestation du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Les derniers titres sont consacrés à l’écologiste libertaire américain Murray Bookchin et au philosophe grec Diogène. Les deux prochains à paraître reviendront sur Lewis Mumford (par Thierry Paquot) et Theodore Roszak (par Mohammed Taleb). Parmi ceux à venir, sont prévus Georges Bernanos, Élisée Reclus, John Stuart Mill, Françoise d’Eaubonne…
Les auteurs les plus attendus sur la décroissance (Ellul, Castoriadis, André Gorz) n’ont pas eu de peine à trouver leur public avec des ventes comprises entre 1 500 et 2 000 exemplaires, en particulier quand Serge Latouche en a été le présentateur (Ellul, Castoriadis). Parmi les classiques, Lao-tseu et Épicure tirent leur épingle du jeu, un peu en dessous des premiers (environ 1 000). Les auteurs les plus éloignés a priori de l’idée de décroissance (Tolstoï, Fourier, Giono) ont plus de mal à percer, malgré l’intérêt de leur relecture à cette aune…
La force de la collection réside dans son adéquation avec les attentes du public en matière de pistes de réflexion sur des courants de pensée ignorés ou méconnus pour penser la critique du capitalisme dans un format concis et accessible.

Terminons avec Libertalia fondée en 2007 dans la mouvance libertaire. « À boulets rouges » a été créée l’année suivante comme une collection d’agit-prop. À ce jour, elle compte quinze titres. Les livres sont au format 165/110 (poche), cousus en cahiers de 16 ou de 32 pages sur papier Munken crème. La pagination ne peut excéder 200 pages et le prix de vente est inférieur ou égal à 8 euros. La charte graphique est visuellement agressive. Inaugurée avec les Propos d’un agitateur de l’anarchiste mexicain Ricardo Florès Magon, elle s’est poursuivie avec, entre autres, le Manuel du guérillero urbain de Carlos Marighela, La Terrorisation démocratique de Claude Guillon, Même pas drôle (sur la lamentable dérive de Philippe Val, de Charlie Hebdo à Sarkozy) et Éditocrates sous perfusion de Sébastien Fontenelle, Les Marchands de peur de Mathieu Rigouste sur les promoteurs de l’idéologie sécuritaire autour d’Alain Bauer, ou Les Prédateurs du béton de Nicolas de La Casinière sur la multinationale Vinci. Plusieurs ouvrages ont été portés par des collectifs (La Force du collectif, entretiens avec Charles Piaget ; Feu au centre de rétention ; Manifeste des chômeurs heureux). Dans ce cas, les bénéfices ou les nombreux exemplaires vendus directement ont pour objet de nourrir les luttes, intellectuellement et financièrement. Libertalia publie en moyenne deux titres par an dans cette collection, parfois trois. Les prochains à paraître en 2015 seront Lire la première phrase du Capital (John Holloway) ; Face à la justice, face à la police, un guide juridique écrit par un collectif antirépression qui reprend en une version revue et actualisée le livre paru en 2007 aux éditions de l’Altiplano. Enfin, en septembre 2015, paraîtra une petite enquête de Nicolas de la Casinière sur les PPP (Partenariats public-privé). Les tirages initiaux sont compris entre 1 500 et 3 000 exemplaires. Certains titres, comme Feu au centre de rétention, Les Marchands de peur, Manuel du guérillero urbain ont été réimprimés (trois fois dans le cas de Feu au centre de rétention). D’autres, comme Propos d’un agitateur (Ricardo Flores Magon) ou Les Prédateurs du béton sont en passe de l’être. Cette collection est diffusée dans les circuits classiques (librairies) comme dans des lieux plus militants (manifestations de rue, concerts, squats, infoshops…).

Ces trois collections d’intervention au format poche attestent de la vitalité de l’édition indépendante et de sa capacité à proposer de vrais petits ouvrages pour un large public dans des domaines très différents. Qu’il s’agisse de donner un nouvel éclairage sur de grands événements de l’histoire contemporaine, mettre à jour des idées méconnues ou oubliées rompant avec la logique productiviste du capitalisme ou proposer des petits brûlots sur des questions cruciales d’actualité, elle réussit le pari de s’adresser à un public qui dépasse, semble-t-il, ses réseaux habituels, en espérant qu’elle puisse élargir encore le cercle de ses lecteurs et toucher enfin le plus grand nombre auquel la plupart de ces livres sont destinés.

Louis Sarlin